La Tunisie et l’Égypte à l’épreuve de la démocratie et du développement

Patrice Allard, Rédacteur en Chef de Informations et Commentaires

I&C 175La revue consacre le dossier de ce numéro aux liens reliant le développement et la démocratie dans les pays périphériques. Ce thème avait déjà fait l’objet d’un dossier de la revue dans son numéro 78 du premier trimestre 1992. Une telle reprise n’a de sens que parce que le contexte événementiel a changé. En 1992, les transformations politiques radicales que connaissaient les pays du « bloc de l’Est » conduisaient à un examen des conditions suivant lesquelles de tels liens pouvaient être mis en évidence. Aujourd’hui, ce sont les « révolutions arabes » qui, éclairées par la succession des faits qui leur a fait suite au cours des cinq dernières années, justifient ce nouvel examen.

Lorsqu’éclatent les premières « révolutions arabes », en Tunisie (17 décembre 2010 – 14 janvier 2011) puis en Égypte (25 janvier – 11 février 2011), tous les commentateurs se sont étonnés d’une si rapide et surprenante évolution politique. Certains d’entre eux ont cru y voir une confirmation des thèses de Francis Fukuyama[1], une preuve que l’humanité était entrée dans une phase d’achèvement de son histoire[2]. En effet, selon cet auteur, la recherche de réponses aux questions de la meilleure organisation économique répondant aux besoins de bien-être et de la meilleure organisation politique pouvant menée à l’harmonie sociale se termine par la reconnaissance de la supériorité du modèle économique fondé sur la liberté d’entreprendre et des marchés libres et de celui du modèle politique de la démocratie représentative. L’histoire serait entrée dans sa phase finale depuis 1989 – 1991, c’est-à-dire dans une période où les principes de l’économie capitaliste et ceux de la démocratie représentative sont en train de s’étendre peu à peu à l’ensemble du monde. 25 ans plus tard, la Tunisie et l’Égypte ont paru pouvoir être inscrites dans ce scénario. Au plan économique, la « crise de la dette » et les plans d’ajustement structurel qu’ont connus ces deux pays ont conforté ou précipité leur insertion dans une économie capitaliste mondialisée, insertion que l’ordre économique international actuel s’efforce de rendre irrévocable. Au plan politique, l’apparition dans ces deux pays d’un mouvement populaire de grande ampleur, motivé, entre autres, par des aspirations démocratiques et capable de renverser des régimes autoritaires serait la preuve d’une dynamique politique nouvelle conforme à cette thèse.

Si nous suivons Francis Fukuyama, le champ des phénomènes économiques apparaît comme un espace en train de se libérer des entraves apportées à la liberté d’action des agents laquelle conduira automatiquement à des progrès matériels donnant lieu à des améliorations du bien-être de tous. Cette vision théorique du paysage économique s’oppose à celle qui s’offre en Tunisie ou en Égypte comme dans la plupart des pays périphériques. Le champ des phénomènes économiques y est traversé par des forces, à la fois internes et externes, ayant des effets positifs comme négatifs en matière de progrès[3]. Des effets positifs n’ont guère de chance d’être spontané et cela justifie que ces phénomènes et ces forces soient “domestiqués” pour en faire les facteurs d’un progrès entendu comme un développement économique et social au bénéfice de “tout l’homme et de tous les hommes”. Cette “domestication” a été une des fonctions attribuées à l’État, à travers, par exemple, une stratégie de développement. Ainsi ce passage du champ des phénomènes économiques à celui des phénomènes politiques semble inévitable. En effet l’une des conséquences essentielles des transformations économiques est d’induire un changement social, que celui-ci soit voulu ou spontané. Un tel changement, parce qu’il concerne des acteurs qui sont à la fois agents économiques et citoyens, ayant des intérêts matériels qui peuvent converger ou diverger, suscite des débats auxquels doit répondre le pouvoir politique. L’État agit, soit en les tranchant, soit en faisant accepter des solutions de compromis, soit, par son silence, en les laissant s’épuiser, au risque de perdre une part de sa légitimité.

Dans le champ des phénomènes politiques, l’étendue des pouvoirs d’action légaux de l’État, comme sa capacité à faire accepter ses choix (sa légitimité), sont dépendantes de la forme qu’emprunte cet État. Parler de régime démocratique ou de régime autoritaire tranche de manière binaire une réalité qui ne l’est pas. Des  pratiques autoritaires affectent des régimes réputés démocratiques, de même que des pratiques  de caractère démocratique accompagnent des régimes qualifiés d’autoritaires (l’organisation d’élections législatives ou présidentielles, par exemple). Si la caractéristique de l’autoritarisme est l’acca-parement du pouvoir par une ou quelques personnes qui se jugent et/ou sont jugées les mieux à même de réaliser le bien commun, la démocratie, elle, est un processus qui peut être de longue haleine. Un tel processus est à la fois porté par des institutions ayant adopté un mode de fonctionnement démocratique et par l’acquisition souvent par imprégnation d’une culture citoyenne où la valeur de l’intérêt commun s’impose à l’égoïsme des intérêts personnels. Ainsi, entendu comme inflexion d’un processus, le passage d’un régime autoritaire à la démocratie n’a rien d’automatique et s’inscrit dans la spécificité de chaque pays. Pour les mêmes raisons, ce passage d’un régime à l’autre reste parfaitement réversible, comme l’histoire politique de nombreux vieux pays développés le montre. Il est difficile de lier mécaniquement démocratie et développement[4], ce qui conduit à penser plutôt à une séparation du champ des changements économiques et sociaux de celui des changements politiques, même si la frontière entre les deux s’avère diversement poreuse. Tout au plus est-il permis de noter que l’acquisition d’une culture citoyenne est facilitée par l’accès de tous à un certain niveau d’éducation et la satisfaction de besoins essentiels améliore grandement les facultés de jugement des citoyens. De même, le fonctionnement démocratique de certaines institutions pourrait dans une certaine mesure faciliter un développement économique et social[5].

Dans un modèle de société démocratique, la recherche d’un mieux être matériel à travers l’exigence du développement tout comme l’attachement à un modèle démocratique d’exercice du pouvoir ont pour chaque individu une vertu libératrice. Le développement devrait libérer chacun de la contrainte répétée de la recherche quotidienne des moyens de sa survie en lui assurant des conditions de vie décentes. L’idéal démocratique jouerait un rôle identique en affranchissant chacun de sa soumission à des choix qui lui sont imposés, en le libérant du statut de sujet qui nie son libre-arbitre. Ainsi un pouvoir souverain fondé sur le peuple accorde à chacun des droits et libertés qui fondent une capacité de jugement, de même que l’exercice de la citoyenneté lui offre la possibilité d’une maîtrise collective des choix qui affectent son destin. Ce modèle démocratique s’inscrit dans une histoire qui est lié à l’occident, donc à l’histoire propre de pays aujourd’hui devenus centraux. L’histoire de ces derniers et celle des pays périphériques divergent. Si pour les premiers, la vertu libératrice du modèle s’exprime pleinement, les dominations politiques et économiques subies par les périphéries du fait des centres sont autant d’obstacles à l’émergence de cette vertu. Des formes dévoyées de démocratie peuvent en résulter, au même titre que l’héritage d’autres modèles d’exercice du pouvoir politique, fondés sur la tradition, le charisme d’un chef ou l’importance du fait religieux, subsiste. La permanence de ces derniers modèles est d’autant plus vive qu’ils ont pu servir d’instruments de domination politique au service des pays centraux dans le passé, tout comme ils peuvent aujourd’hui être instrumentalisés comme une forme de résistance à cette domination ou de perpétuation de celle-ci. L’histoire de la Tunisie comme celle de l’Égypte ne démentent pas leur situation de pays des Périphéries. Une revue des principaux faits et événements économiques, sociaux et politiques se produisant dans ces deux pays peut apporter un certain éclairage à la question soulevée ici.

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Sur la longue durée, ces deux pays présentent certaines ressemblances :

– il s’agit de nations constituées dont l’identité a été renforcée par une résistance à l’occupation coloniale. Elles échappent ainsi à l’obligation d’intégrer des populations fractionnées par le tracé des frontières héritées qui est le lot de nombre de pays du continent africain ;

– la Tunisie et l’Égypte ont connu du XIXème siècle aux années 1930 une vie intellectuelle intense, marquée par des mouvements réformistes, alimentant des débats autour de la modernisation de la société[6] ;

– avec la venue au pouvoir du président Nasser en Égypte (1952) et celle du président Bourguiba à l’indépendance en Tunisie (1956), ces deux pays se dotent d’un État « développementaliste », c’est-à-dire se fixant l’objectif de mener à bien un processus de développement et d’en être l’acteur principal.

Ces ressemblances, saisies au début de la période qui nous intéresse ici, s’arrêtent là. Les stratégies mises en œuvre sont différentes. En Tunisie, le projet de développement repose sur une modernisation sur le modèle de l’occident ce qui implique le choix d’un mode d’organisation des activités économiques de type capitaliste[7]. Il revient alors à l’État de rendre possible un régime d’accumulation du capital privé tunisien par une protection des activités naissantes, une maîtrise de la répartition des revenus afin de relier l’élargissement des marchés domestiques à l’accroissement de la production permise par l’accumulation du capital, tout en portant remède aux difficultés liées à l’accès à des technologies modernes, à des débouchés extérieurs et à la mobilisation des activités primaires au profit du processus engagé. Si nous suivons Baccar Ghérib[8], cette mission de promoteur du développement amène l’État à faire face à une difficulté supplémentaire tenant à la grande faiblesse d’une bourgeoisie nationale et d’un salariat tunisien. Ceci le place dans une position de protecteur de ces deux classes à travers les compromis qu’il peut établir avec chacune d’elles. Il devient ainsi autonome dans ses choix du fait de la dépendance[9] et de l’incapacité à s’organiser de l’une et de l’autre de ces classes.

En Égypte, Nasser a impulsé une orientation nationaliste. Le choix de développer un secteur d’État accorde à celui-ci une place stratégique dans le processus d’accumulation du capital, d’autant qu’en 1957, en suite à l’intervention militaire française, anglaise et israélienne de 1956, les entreprises originaires de France, du Royaume-Uni et de Belgique, qui jouaient un rôle dominant dans le secteur industriel égyptien ont été nationalisées[10], agrandissant d’autant le poids des entreprises publiques dans l’économie égyptienne. Le rôle de l’État, devenu entrepreneur, se trouve renforcé par la mise en place d’une planification. Les contraintes qui pèsent sur cette stratégie sont analogues à celles que connaît la Tunisie, amplifiées par l’héritage d’un important secteur agricole très extraverti et un produit par tête plus faible. Le volontarisme de la politique menée et les pouvoirs économiques de l’État rendent possible des réformes, notamment une réforme agraire, et les moyens de développer des services publics (éducation, santé, etc.). Ainsi, très semblable à celle des pays du groupe des pays non-alignés, la stratégie égyptienne de développement se démarque d’une orientation capitaliste, sans toutefois entrer dans le modèle d’économie planifiée du « bloc de l’Est ».

Au plan politique, le régime mis en place en 1952 par Nasser, et celui établi en 1956 en Tunisie par Bourguiba, sont surtout de forme autoritaire. Des pratiques peu démocratiques sont en vigueur au sein du pouvoir ou du (ou des) parti(s) qui le soutient (nent). Toute forme d’opposition n’est pas reconnue, et éventuellement est réprimée[11]. Faut-il en déduire que l’émergence d’une démocratie ne pouvait se faire en Tunisie ou en Égypte, soit du fait de l’insuffisance du niveau de développement, soit en raison du type de stratégie de développement choisi ? Invoquer la faiblesse du niveau d’éducation de la population comme obstacle à l’exercice d’une citoyenneté contredit l’essor d’une conscience politique nationale qui a accompagné la résistance populaire à la domination coloniale dans la période précédente. Par ailleurs, la place centrale qu’occupe un État développementaliste dans les stratégies menées impose une unité des centres de décision étatiques, une rationalité dans l’enchaînement par étape des différents objectifs, mais certainement pas une absence de débats et discussions dans le choix de ces objectifs. Pour ces raisons, il semble plus probable que la forme adoptée par ces régimes à l’indépendance ou au moment où se met en place une stratégie de développement nationale résulte de l’héritage d’un rapport de force politique qui procède de la résistance à la colonisation et fait d’un parti (le Néo-Destour, devenu Parti socialiste destourien en 1964 en Tunisie) ou d’une junte d’officiers supérieurs (le Conseil supérieur de la Révolution en Égypte en 1952) l’acteur hégémonique de la construction d’une nation moderne. La légitimité de l’État repose alors sur l’unité de la nation qu’il revendique et sur le succès de la politique de développement qu’il porte. S’intéressant plutôt au cas égyptien, Samir Amin, prenant en compte la référence du pouvoir à un soutien populaire de façade et le recours à une relecture du passé qui justifie des pratiques peu démocratiques, qualifie « les régimes issus des luttes de libération nationale d’Asie et d’Afrique … d’une nature généralement “populiste”[12] », soulignant ainsi le caractère autoritaire de ces régimes, en dépit de leurs références à la démocratie. Dans le cas de la Tunisie, Baccar Ghérib, en montrant l’incapacité des forces sociales porteuses de progrès à s’organiser politiquement, souligne d’une autre manière la nature hégémonique du parti au pouvoir[13]. Dans l’un et l’autre de ces deux cas, les causalités justifiant la mise en place de pouvoirs politiques non démocratiques s’inscrivent dans le champ des phénomènes politiques, le développement, entendu comme un état ou un projet, ne jouant de rôle autre qu’une contribution à l’établissement d’un rapport de force politique.

Au fil du temps, de 1952 ou 1956 aux années 1980, les processus de développement que poursuivent la Tunisie et l’Égypte connaissent un ralentissement significatif. Les causes en sont multiples, à la fois internes et externes. En Égypte, au plan interne, l’efficacité insuffisante des entreprises locales, la difficulté de disposer d’une main d’œuvre adaptée, les retards dans la réalisation des projets qui bouleversent les calendriers sont autant de facteurs qui justifient le recours à des compétences extérieures avec pour effet des coûts financiers dépassant les prévisions et l’obligation d’obtenir des capitaux à l’extérieur. À ces facteurs internes, Samir Amin, évoquant son expérience passée, ajoute la pluralité des centres de décision d’État et les résistances de l’appareil administratif qui rendent difficile la gestion du secteur industriel public[14]. En Tunisie, certaines des caractéristiques évoquées plus haut se retrouvent, conduisant à un même constat : l’insuffisance de l’accumulation du capital national. Dans l’un et l’autre de ces pays, à ces facteurs internes s’ajoutent des causalités externes inscrites dans des rapports économiques de type  centres/périphéries. L’arrivée potentielle de nouveaux compétiteurs est ressentie comme une menace par les entreprises, principalement industrielles et de grande taille, des pays centraux qui, appuyées par les pouvoirs publics de leurs pays, vont mettre en œuvre les moyens pour contrôler ou détourner cette menace. Dans cette compétition, les conditions défavorables dans lesquelles se retrouvent les producteurs égyptiens ou tunisiens sont aggravées par le renforcement du pouvoir économique des centres qui s’opère au cours de cette même période. Ce renforcement conduit ces derniers à bénéficier de position de quasi monopole en s’assurant du contrôle des nouvelles technologies, des ressources naturelles, des flux financiers, des moyens de communication et des armes. Ce ralentissement dans la marche au développement n’a pas manqué d’avoir des effets sociaux, hausse des prix qui ampute le pouvoir d’achat de tous ceux qui ne peuvent s’en protéger par une hausse de leurs revenus, insuffisance des créations d’emploi face à l’arrivée dans la vie active de générations de jeunes plus nombreuses. En Tunisie par exemple, cette dégradation des conditions de vie notamment des salariés a conduit à une contestation sociale de grande ampleur. En 1978, l’UGTT a lancé une grève générale qui fut « réprimée dans le sang par les forces de sécurité et l’armée[15] ».

Les pouvoirs politiques en place se trouvent ainsi confrontés à une double difficulté de nature économique et sociale. Ils vont tenter d’y porter remède en s’écartant de la stratégie initiale en s’orientant vers une politique d’ouverture au libéralisme et de recours marqués aux financements extérieurs avec pour effet un endettement accru. Cette orientation économique nouvelle est diversement marquée d’un pays à l’autre. Dans le cas de la Tunisie, Taoufik Djébali parle d’une « dérive ultralibérale » dès la fin des années 1970. Face à la contestation des politiques menées, qu’il s’agisse du régime de Bourguiba en Tunisie ou de celui mis en place par Nasser et continué ensuite par Anouar es Sadate à la mort du premier en 1970, puis par Hosni Moubarak après l’assassinat du second en 1981, le renforcement de l’autoritarisme sera la réponse, marquant le refus de mettre en débat la politique économique et sociale menée. En Tunisie, nous l’avons vu, le passage de l’autoritarisme à la répression deviendra évident en 1978. Il se produit ainsi parallèlement une double dérive, l’une vers plus de libéralisme dans le champ économique et social, l’autre vers un pouvoir fort et plus répressif dans le champ politique, montrant ainsi une influence de la sphère économique et sociale sur le champ des phénomènes politiques sans que puisse s’établir une relation de cause à effet, l’une des causes du durcissement du régime n’étant pas la désillusion économique et la dégradation sociale mais le refus d’un débat politique sur ces questions.

Cette dérive autoritaire et répressive des régimes peut aussi être éclairée en prenant en compte le contexte international dans lequel elle s’opère. En termes de géostratégie, ce contexte est principalement celui de la « guerre froide ». Dans le camp occidental, l’accès à l’indépendance des pays africains a fait redouter une extension de la sphère d’influence du « bloc de l’Est ». L’application à l’Afrique de la politique de containment a constitué la réponse à un tel risque. Elle a consisté en un soutien à la fois politique et économique apporté aux pays favorables au camp occidental et à leurs pouvoirs politiques et en une mise à l’écart de ceux jugés douteux. Elle a aussi mobilisé des moyens importants et discrets pour lutter contre toutes les forces politiques susceptibles de faire basculer leur pays dans le camp opposé, soit en soutien de régime politique favorable, soit en aidant une opposition à des régimes passant pour suspects[16]. L’une des con-séquences fut une dépolitisation des populations. Dans cette dimension géopolitique des relations centres/périphéries, les régimes tunisien et égyptien ont suivi des trajectoires différentes. Jugé fiable, le régime tunisien a pu bénéficier d’une certaine sympathie de la part de l’occident, d’autant que l’arrivée au pouvoir de Houari Boumedienne en Algérie en 1965, suivie par celle de Mouammar Khadafi en Lybie en 1969, faisait de la Tunisie une enclave plutôt tournée vers un modernisme à l’occidental au milieu d’une région sous l’emprise d’un nationalisme arabe aux intentions jugées des plus douteuses. Le régime égyptien est apparu dans un premier temps comme des plus suspects, comme en témoigne l’intervention armée de 1956 faisant suite à la nationalisation du canal de Suez. Le rôle important joué par Anouar es-Sadate dans la recherche d’un processus de paix entre Palestine et Israël constitue une inflexion très nette de la politique étrangère égyptienne qui l’a fait passer peu à peu dans le camp des pays amis de l’occident. Suivant leur position d’ami ou de partenaire douteux de l’occident, les régimes politiques tunisien et égyptien ont réussi, pour l’un à bénéficier d’une certaine tolérance occidentale face à sa dérive autoritaire, pour l’autre du besoin de le protéger d’un risque de déstabilisation. Le phénomène politique commun à ces deux pays, la montée en puissance des Frères musulmans, s’il ne trouve pas sa source dans cette dimension politique des relations centres/périphéries, n’en a pas moins été pour le moins largement accepté par l’occident dés lors qu’il pouvait servir ses desseins.

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La crise de la dette, au cours des années 1980, suivie par l’adhésion des pouvoirs politiques aux thèses du « consensus de Washington » a conduit à une inflexion importante des changements économiques et sociaux dans les pays périphériques[17]. L’orientation profondément libé-rale qui en résulte se traduit par :

– une libéralisation des mouvements de marchandises et de capitaux, conduisant à une concurrence renforcée et au choix d’un modèle de développement tiré par les exportations ;

– un désengagement de l’État dans la vie économique de la nation qui débouche sur l’abandon des projets et stratégies de développement autocentrée, des politiques industrielles et la privatisation des entreprises du secteur public ;

– une rigueur budgétaire et financière qui s’oppose à toutes les politiques sociales fondées sur l’essor des services publics, la politique salariale ou la distribution de prestations.

En Tunisie, en Égypte, comme dans la plupart des pays périphériques cette orientation nouvelle a eu des conséquences sociales importantes, consistant en une dégradation des conditions de vie touchant le plus grand nombre alors qu’émerge un groupe social privilégié dont l’enrichissement est rapide. Cette dégradation se manifeste dans l’augmentation du coût de la vie (réduction du subventionnement des consommations de base), la pression à la baisse des salaires et à l’érosion des droits des travailleurs (recherche d’un avantage comparatif fondé sur le faible coût de la main d’œuvre), dégradation des services publics (politique de rigueur) et surtout par l’augmentation du chômage. Cette dernière procède à la fois d’une concurrence accrue par l’ouverture de l’économie aux compétiteurs extérieurs (concernant également le secteur agricole[18] avec pour effet un exode rural accéléré) et par les privatisations d’entreprises publiques (qui s’accompagne de « restruc-turations »). La détérioration de l’emploi conduit à l’essor du secteur informel (avec de bas salaires et peu ou pas de protection sociale) et frappe de manière différenciée les différentes classes d’âge. La jeunesse, qui a bénéficié d’une politique éducative ambitieuse – par exemple au cours des années 1990 le système éducatif tunisien abandonne l’élitisme au profit d’un « ensei-gnement de masse » – est la plus concernée ; la « surproduction » de diplômés[19] la conduit soit à accepter des emplois peu qualifiés et dans une précarité accrue (contrat à durée déterminée), soit à poursuivre la recherche d’un emploi qualifié pour découvrir que l’accès à celui-ci dépend du réseau de relations dont peut bénéficier le prétendant[20]. En face des nombreux groupes sociaux qui subissent cette détérioration de leurs conditions de vie, émerge une classe « d’affairistes » qui vont largement bénéficier de la situation nouvelle crée par le libéralisme de la nouvelle politique et du maintien d’un certain contrôle de l’économie par l’État. Dans le cas de la Tunisie, elle se forme dans « les circuits formels et informels du pouvoir[21] ». Elle tire son pouvoir économique de sa proximité des centres de décision étatiques, de l’acquisition des actifs privatisés attribués de manière quasi dis-crétionnaire par l’État et de l’usage à titre quasi privé des institutions publiques. L’exemple ici le plus frappant est celui de la famille Ben Ali- Trabelsi. L’enrichissement rapide de cette classe s’opère dans un « capitalisme de copinage » qui la distingue de l’ancienne bourgeoisie industrielle ou commerçante. En dépit de la divergence d’intérêts conduisant à une réduction de l’investissement privé, cette ancienne bourgeoisie soutiendra jusqu’à son effondrement le régime politique de Ben Ali. Ainsi dans leurs aspects économiques et sociaux, les sociétés tunisienne et égyptienne connaissent à la fois une augmentation de la précarité subie par le plus grand nombre et une « explosion » des inégalités, situation nouvelle propice aux tensions sociales et à la contestation.

Dans le champ des phénomènes politiques, l’élément majeur est le renforcement du caractère autoritaire des régimes, celui de Moubarak comme celui de Ben Ali. Pourtant, dans ce champ, les rapports de force évoluent. Les pouvoirs en place et les partis qui les soutiennent payent leur choix économique et l’aggravation des inégalités qui s’en est suivie d’une impopularité croissante qu’accentue encore le renforcement de leur autoritarisme. De manière discrète du fait de la semi-clandestinité à laquelle les obligent les mesures de répression qui les frappent, les Frères musulmans, accompagnés de plus en plus fréquemment par différents courants islamistes plus ou moins radicalisés se renforcent. La dépolitisation que nous avons évoquée précédemment a conduit à un affaiblissement des courants de pensée non islamiques et tout particulièrement ceux en opposition qui seront aussi les victimes des dispositions répressives prises par les pouvoirs. Cet affaiblissement deviendra manifeste plus tard[22]. Ainsi se dégage un jeu politique à trois forces : un pouvoir et ses soutiens / des forces islamiques attachés à un projet de société fondé sur un ordre religieux / des oppositions non islamiques divisées. Les orientations politiques adoptées par Moubarak en Égypte ou par Ben Ali en Tunisie sont voisines. Elles peuvent être ainsi résumées :

– le maintien du choix d’un libéralisme économique (voir d’un ultralibéralisme) qui, en Égypte, par exemple, s’accompagne d’une politique étrangère résolument pro occidentale[23] ;

– une opposition souvent violente aux mouvements islamiques qui permet aux pouvoirs d’espérer à la fois de trouver une légitimité à travers leur projet de modernisation de la société, présenté comme seul recours face à celui d’une société islamique, et de trouver une alliance de circonstance entre les forces qui les soutiennent et celles des oppositions non islamiques ;

– une tendance à faire preuve, de manière feinte ou sincère, d’une plus grande tolérance en matière de libertés d’expression, d’association qui va très vite apparaître illusoire du fait du contrôle croissant de l’usage fait de ces libertés et des politiques répressives qui frappent toute transgression. Par exemple, en Égypte, la pratique de négociations pour régler les conflits dans le monde du travail s’accompagne du contrôle étroit des syndicats officiels par le pouvoir et de la prohibition de toute organisation syndicale indépendante[24].

Ainsi l’autoritarisme non seulement se perpétue dans un refus de laisser naître tous débats autres que ceux acceptés par le pouvoir mais également  se renforce sous une forme « d’État policier » du fait de l’ampleur des moyens de contrôle et de répression mis en œuvre pour parvenir à ce  résultat.

Dans le cas de la Tunisie, dans un article récent, Taoufik Djébali[25] décrit de manière détaillée la dérive du régime de Ben Ali vers un autoritarisme de plus en plus prononcé, que nous nous proposons de résumer ci-après. Suivant cet auteur, l’arrivée au pouvoir de Ben Ali, après la déposition de Bourguiba en 1987 (un « coup d’État médical » !) soulève l’espoir d’une démocratisation du régime. Le nouveau président semble dans un premier temps répondre à cette attente. Ainsi, en novembre 1988, le « Pacte national » qu’il propose à toutes les forces politiques tunisiennes comprend deux aspects : d’une part le projet d’un gouvernement national, d’autre part des règles que les signataires s’engagent à respecter portant sur l’abandon de toute référence à la religion dans les campagnes électorales, la non remise en cause des acquis en matière des droits des femmes et le soutien aux réformes scolaires. Selon Taoufik Djébali ce Pacte pouvait ouvrir de nouvelles perspectives en rendant possibles de nouveaux débats concernant les libertés, les choix sociaux ou une démocratisation des institutions politiques. Il est effectivement accepté par toutes les forces politiques, à l’exception de l’extrême gauche. Pourtant il perdra très vite toute valeur car, dès 1989, les forces islamistes qui donneront plus tard naissance à Ennahda, bien que signataire du Pacte, ne le respectent pas, utilisant des références à l’islam au cours de campagne électorale et s’opposant à la réforme des programmes scolaires. À partir de là, le débat politique tend à se cristalliser autour de l’opposition entre un projet de société islamique et le projet de modernisation de la société tunisienne voulu par le pouvoir. Ce dernier projet, présenté comme unique alternative possible, renforce la nature hégémonique de ce pouvoir, d’autant plus que les oppositions non islamiques combattent également le projet d’islamisation de la société, et se retrouvent ainsi en quelque sorte associées à ce pouvoir qui utilisait également des discours favorables aux droits de l’homme ou la démocratie. Le renforcement de l’autoritarisme du régime se situe dans ce contexte où il devient nécessaire d’utiliser la coercition pour s’opposer à l’adversaire islamiste et de renforcer le contrôle de ses alliés de circonstance non islamiques. « Le pouvoir de Ben Ali a mobilisé l’appareil policier et judiciaire pour faire barrage à toute velléité contestataire. Il n’a pas hésité à imposer ses hommes à la tête des associations récalcitrantes, à ordonner l’annulation des congrès électifs et à invalider leurs résultats …[26] ». Ainsi, en Tunisie comme en Égypte, le changement social et la montée des inégalités qui font douter de la possibilité d’un développement, n’ont d’effets dans le champ politique qu’en étant un des facteurs d’une impopularité croissante du pouvoir politique. Par suite, comme le montre Taoufik Djébali, l’autoritarisme croissant de ces régimes trouve essentiellement son origine dans le jeu des forces politiques et la mouvance des rapports de force.

Dans ce champ politique, qu’en est-il des forces d’opposition au régime ? Elles sont multiples, inégales du fait de leur importance quantitative, se différenciant par leurs buts, leurs modalités d’organisation et d’action.

Les forces d’opposition islamiste sont constituées par les courants Frères musulmans et apparentés auxquels s’ajoutent des mouvements islamistes se radicalisant. La répression qu’elles subissent les conduit à entrer dans une semi clandestinité, ainsi leur implantation visible se limite-t-elle aux lieux de culte, à certaines universités (surtout dans le cas égyptien) et au secteur associatif où l’entre aide pratiquée par des « associations de service[27] » peut à la fois donner lieu à un prosélytisme et bénéficier d’une certaine tolérance en ce qu’il constitue un palliatif au désengagement social de l’État. La relative « invisibilité » de leurs actions rend opaque le poids politique de ces forces qui ne se révélera que plus tard, à l’occasion des élections libres intervenant après les révolutions.

Les forces constituant les oppositions non islamiques peuvent être classées en deux catégories suivant le but qu’elles poursuivent. La défense des droits et intérêts des travailleurs s’inscrit dans l’action syndicale alors que la défense et la revendication de droits et libertés politiques empruntent des formes diverses, celles de partis politiques reconnus ou clandestins lorsque cela est possible ou bien des formes multiples de type association de plaidoyer, ligue, voir même, plus rarement, syndicat[28] (par exemple, la défense des intérêts matériels et moraux de la profession de journaliste inclut la liberté de la presse). Ces deux genres d’action peuvent du reste converger : la défense des intérêts des travailleurs implique des libertés politiques. L’action de ces oppositions est contrecarrée par le pouvoir politique. Ainsi, en Tunisie, l’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT) est-elle passée sous le contrôle du régime. Il en va de même de l’Union générale des syndicats de travailleurs égyptiens[29] (UGSTE). Ceci laisse pourtant des marges de manœuvre aux syndicats professionnels lorsqu’ils échappent à un tel contrôle. Du côté des différents mouvements en quête de démocratie, la menace de poursuite ou d’interdiction les contraint à limiter leurs actions en respectant des interdits ou tabous élevés par le pouvoir. Ces limitations n’en laissent pas moins des marges de manœuvre à ceux de ces syndicats, partis, associations, ligues qui refusent de jouer le « rôle de suppôt pour le régime en place », leur capacité d’action étant accrue par la place de refuge qu’ils constituent pour les militants progressistes. Ces organisations échappant en partie à la main mise du pourvoir sont peu nombreuses. Ainsi en Tunisie « l’Association tunisienne des femmes démocrates, la Ligue tunisienne des droits de l’homme, le Syndicat national des journalistes et quelques branches sectorielles de l’UGTT ont continué à militer malgré les menaces, les interdits et la violence[30] ». Toutefois leur faiblesse en terme de capacité de mobilisation les conduit à trouver dans la visibilité de leurs actions et de leurs messages à la fois une légitimité que leur poids politique réel leur interdit et une renommée qui peut dissuader l’emploi de mesures de répression à leur encontre. Cette visibilité n’est possible qu’à travers les médias nationaux échappant en partie au moins au pouvoir (rôle des médias privés en Égypte) et les médias étrangers (les médias occidentaux étant ici privilégiés). La constitution de réseaux de relations entre militants, journalistes et médias « indé-pendants » prend alors autant d’importance que l’action. Il en résulte la visibilité d’un militantisme réservé à une élite intellectuelle et politique restreinte et le rejet dans l’invisibilité d’autres actions notamment celles résultant de la montée des tensions sociales. Il y a donc une ligne de partage assez nette entre des actions revendiquant des libertés démocratiques voir en arrivant à une dénonciation du pouvoir en place qui ont atteint une certaine visibilité et des actions de défense de travailleurs, éventuellement corporatistes, qui restent dans l’ombre du fait de leur non accès aux médias non gouvernementaux et du silence imposé par les médias officiels[31].

Dans un article publié dans la Revue Tiers Monde[32], Marie Duboc étudie certaines mani-festations de contestation en Égypte entre 2004 et 2009. Son étude porte sur le mouvement de contestation politique Kifaya, actif de 2004 à 2006, puis sur le mouvement ouvrier de contestation sociale qui lui a succédé à partir de 2006, à travers l’exemple de mouvements de grève dans deux entreprises du textile. Le mouvement Kifaya trouve son origine dans un milieu étroit « d’intellectuels et de militants, en majorité cairotes ». Il organise une mobilisation débouchant sur des manifestations dans le contexte des élections présidentielles et législatives de 2005 et d’une montée des protestations sociales qui ne deviendront massives qu’à partir de 2007. À son origine, Kifaya est porteur d’une dénonciation de « la violence israélienne dans les territoires occupés et de l’ingérence diplomatique et militaire des États-Unis dans les affaires régionales ». Le contexte international, marqué par l’invasion américaine de l’Irak de 2003 et la seconde Intifada en Palestine, de 2001 à 2004, est mobilisateur. Jacques Ould Aoudia[33] a fait des humiliations subies par les populations musulmanes, solidaires des peuples irakien et palestinien, une véritable blessure identitaire qui conduit au besoin de dénoncer les injustices subies. En 2005, Kifaya poursuit son action en portant la contestation sur la politique intérieure et le régime. Ce mouvement débouche sur la “Campagne populaire pour le changement”, mobilisation mise en œuvre, en septembre 2005, par un ensemble de partis politiques autorisés ou non, d’organisations de défense des droits de l’homme, des Frères musulmans et de syndicalistes et militants indépendants. Suivant Marie Duboc, cette mobilisation puise son élan dans les « velléités de succession » de Gamal Mubarak à son père Hosni Mubarak. Ce mouvement de protestation s’épuise en 2006, n’ayant pu parvenir à étendre la mobilisation au delà du cercle restreint qui l’a lancé. Il semble douteux que cet échec puisse constituer les prémisses de la révolution de 2011, compte tenu de la faiblesse de la mobilisation qu’il a connu et d’une absence de convergence avec les protestations sociales ouvrières qui commencent à se développer à la même époque[34]. Malgré des manifestations bravant l’état d’urgence, des mots d’ordre violant l’interdit de porter la critique sur le président, l’utilisation des nouveaux moyens numériques de communication, le résultat de Kifaya est négatif : « on peut même parler d’un triple échec, les revendications démocratiques ayant abouti au renforcement de l’exécutif tandis que le scénario de la succession de Gamal Mubarak est loin d’avoir été écarté et que Kifaya n’est pas parvenu à s’imposer comme une troisième force entre les Frères musulmans et le régime[35] ».

Les mouvements de grève à Mahalla et à Shibin al-Kawm, sur la période décembre 2006-2009, étudiés par Marie Duboc, sont en décalage dans le temps avec les mobilisations de Kifaya et mettent en mouvement des acteurs sociaux différents. Elles se situent dans le contexte de mise en œuvre des politiques libérales imposées par le « consensus de Washington ». Ainsi l’instauration d’un nouveau code du travail (2003), l’accélération des privatisations (accompagnées de restructurations), les programmes de préretraite pour limiter le chômage, la multiplication des embauches en contrat à durée déterminée sont preuves d’une précarité accrue. De plus la forte poussée inflationniste de 2005 (répétée en 2009) apporte une détérioration manifeste des conditions de vie. Si nous suivons l’auteur, ce contexte économique et social constitue une menace qui pèse sur chaque travailleur. Les revendications avancées pour justifier le mouvement de grève, paiement de primes promises, exigence de garantie de statut en situation de privatisation, relèvent de manière tangible de cette menace. Pourtant « dans les usines, la fraude électorale massive lors des élections syndicales de 2006 joue, je pense, un rôle crucial dans la protestation, la constitution par les candidats écartés du jeu électoral de réseaux de soutien ayant facilité la mobilisation ». Par delà les causes économiques et sociales de ces grèves se manifeste ici un tout autre enjeu, politique celui-là : la revendication de s’affranchir du carcan des syndicats aux ordres du pouvoir, la revendication de pouvoir fonder des syndicats libres[36]. Marie Duboc observe en parallèle un changement manifeste dans le profil des nouveaux meneurs des actions par le remplacement d’une génération de responsables formés dans les luttes politiques et syndicales, par des « dirigeants naturels » manquant souvent d’expérience, ayant une affiliation politique très diversifiée (parti communiste, parti du gouvernement, Frères musulmans …) ou sans affiliation politique. Leur leadership repose sur des réseaux de relations nouées avec des organisations engagées dans la défense des droits des travailleurs et/ou sur leurs capacités de négociation ou de connaissances du droit acquises rapidement « sur le tas ».

En Égypte, à l’approche de 2011, la montée des tensions sociales et politiques se manifeste par des mouvements non islamiques portant des revendications politiques, rendus « visibles » par un éclairage souvent médiatique qui surestime leurs poids politiques et des mouvements porteurs de revendications au départ surtout sociales, moins visibles voir « invisibles » qui aspirent également à un changement politique. En face le pouvoir, assuré de sa légitimité par le modernisme qu’il affiche face aux visées islamistes, n’a eu de cesse de renforcer son autoritarisme et ses politiques de répression. La Tunisie connaît une situation voisine comme en témoigne l’ampleur des mouvements sociaux qui se développent souvent dans des régions éloignées de Tunis et oubliées par le régime de Ben Ali ce qui, à ces deux titres, les rend peu visibles.

Le régime de Ben Ali s’effondre en 28 jours (17 décembre 2010 – 14 janvier 2011), celui de Mubarak en 17 (25 janvier – 11 février 2011). Si, en Tunisie et en Égypte,  les conditions générales qui préfigurent ce changement politique radical présentent des similitudes, leurs scénarios diffèrent.

En Tunisie, tout commence, le 17 décembre, par l’immolation par le feu de Mohamed Bouazizi qui apparaît aux yeux de nombreux Tunisiens comme le symbole de la désespérance d’une jeunesse privée d’avenir et engluée dans la précarité. Des manifestations, le plus souvent animées par une jeunesse en colère qui voit dans le chômage qui les frappe le signe d’une exclusion sociale, s’organisent. Elles sont porteuses de revendications socio-économiques, la principale concernant le droit au travail. Ces manifestations sont localisées. Elles se déroulent dans des régions qui ont déjà connu des mouvements de protestations sociales et qui sont manifestement délaissées à la fois par le pouvoir et par le tissu d’associations de services et d’entre-aide[37]. Elles sont réprimées assez violement par les forces de sécurité aux ordres du régime, ce qui, ajouté au caractère légitime des revendications qu’elles avancent, déclenche un mouvement de solidarité sous la forme de manifestations se produisant dans tout le pays. Les journées de grèves générales, à l’appel de l’UGTT, à Sfax le 12 janvier, puis à Tunis le 14, accompagnées de manifestations de grande ampleur, portent un coup fatal au régime. Comment peut-on essayer de comprendre ce mouvement en apparence spontané qui s’étend à une telle vitesse ?

Taoufik Djébali[38] met l’accent sur le rôle joué par trois forces politiques et institutions. La première concerne l’armée qui, bien qu’ayant participé aux opérations de maintien de l’ordre, n’a pas tenté de jouer un rôle politique face à un affaiblissement accéléré du régime. L’auteur attribue cette retenue à la culture républicaine de cette institution qui lui fait accepter une suprématie du pouvoir civil, caractéristique rare dans cette région. La seconde est l’UGTT, dont la direction, au départ aux ordres du régime, s’est laissée déborder par les syndicats de secteur la composant qui, jour après jour, étaient de plus en plus nombreux à rejoindre le mouvement. Finalement ceci l’a amené à jeter tout son poids en faveur du changement de régime. Cette union a ainsi constitué « le maillon le plus faible des agences du pouvoir[39] ». Enfin, pour ce qu’il en est des forces d’opposition non islamiques, associations de plaidoyer ou de services, partis politiques, ligues, que Taoufik Djébali regroupe sous le nom de société civile, leur rôle est à peu près inexistant : « la révolution tunisienne n’était pas le produit de l’activisme de la société civile. Plus que n’importe quel autre acteur politique et social, c’est peut-être la société civile qui a profité du nouveau contexte postrévolutionnaire[40] ».

Confronté à l’imprévisibilité et à la rapidité de l’effondrement du régime Ben Ali, Baccar Ghérib[41] met en avant une double causalité tenant pour l’une au changement social créé par l’orientation libérale de la politique économique tunisienne et pour l’autre sur la rupture du contrat social qui résulte de ce changement. Nous l’avons évoqué, l’une des conséquences des réformes économiques voulues par les plans d’ajustement structurel a été l’émergence d’une classe d’affairistes tirant de sa proximité (parfois même familiale) des hautes sphères de l’État, les opportunités d’un enrichissement rapide. Comme en témoignent certains slogans (« le travail est un droit, bande de voleurs »), ce changement a été perçu comme une spoliation, un véritable hold up mené contre l’État. Il en résulte une rupture du contrat social établi entre un pouvoir politique « développementaliste » et une citoyenneté sociale garantissant à chaque Tunisien « le droit à un “relèvement” social[42] ». Si cet auteur établit ainsi un lien de causalité entre le champ des phénomènes économiques et sociaux et le champ politique, d’autres approches sont possibles. La notion de menace mise en avant par Marie Duboc pour rendre compte de la mobilisation des ouvriers égyptiens de l’industrie textile est rendue tangible par le suicide de Mohamed Bouazizi qui est chronologiquement à l’origine du mouvement. Cet acte fait en effet apparaître une souffrance sociale qui peut être partagée par un grand nombre de Tunisiens puisque causée à la fois par la précarité accrue des conditions de vie et une dignité bafouée par autant d’injustices.

Il semble hors de doute que la révolution égyptienne a bénéficié de l’exemple de la chute du régime tunisien en créant une opportunité politique nouvelle (il est possible de renverser un régime autoritaire)[43]. Le déroulement des faits s’écarte du scénario tunisien : un mouvement de protestation assez spontané qui emprunte à la grève des fonctionnaires des impôts son mode d’action, une occupation permanente de la place Tahrir et qui, par la mobilisation[44] très importante qu’il suscite, devient irréversible.

Sarah Ben Nefissa[45] voit dans la progression exponentielle de cette mobilisation, la conjonction de trois forces et dynamiques politiques. La « confluence médiatique[46] » désigne la dynamique créée par un ensemble de journalistes et d’intellectuels dans leur lutte contre la domination de l’espace médiatique par la presse et la télévision officielles. Ils ont pu s’appuyer sur une longue tradition de liberté d’expression qui est une caractéristique de la société égyptienne et sur la naissance de médias privés qui leur offrait un nouvel espace de liberté. Le mouvement Kifaya, dont ils furent une des chevilles ouvrières, marque à la fois leur émergence et une preuve de la force de frappe que peut constituer une presse libre. Ceux que l’auteur désigne par « collectifs des droits de l’homme », un ensemble d’organisations et de regroupements composés de juristes, d’experts de compétences variées, qui se développe à partir de 2004, ont mené la lutte contre l’autoritarisme grandissant du pouvoir sur le terrain juridique. Ces « militants par conscience[47] » ont apporté un soutien utile à la fois aux victimes des abus et de l’arbitraire du pouvoir et aux Égyptiens en lutte pour défendre leurs droits. Les liens que ces organisations ont noués avec les travailleurs pour la défense de leurs droits économiques et sociaux ont permis la poursuite d’une contestation ouvrière en dépit de l’action contraire de l’union syndicale officielle (UGSTE), seule habilité à représenter le monde ouvrier. La troisième de ces forces politiques concerne le mouvement ouvrier dont les actions restent nombreuses après 2009 et, sur le modèle des grèves de Mahalla, convergent sur la revendication du droit à créer des syndicats libres.

Si nous ajoutons à cela la participation discrète à cette mobilisation de groupes sociaux « invisibles » (la paysannerie, par exemple), la dynamique qui se met en place résulte d’une vague de revendications multiples portées par différentes forces politiques et sociales qui convergent pour obtenir satisfaction sur la nécessité de briser un unique obstacle : abattre le régime. Si cette dynamique est si complétement et rapidement victorieuse, cela tient également à l’attitude d’un des maillons forts du régime Mubarak, l’armée, qui, en refusant de s’engager dans une répression meurtrière, a précipité la chute du régime.

L’imprévisibilité, la rapidité de ces révolutions comme leur presque simultanéité dans des pays des périphéries ont placé les pays centraux dans l’embarras, ce que traduit les atermoiements et les déclarations officielles des autorités de ces pays. Si, au plan économique, le risque d’une remise en cause de l’ouverture des économies égyptienne et tunisienne tout comme leur possible refus d’honorer leurs engagements en matière de dette pouvait représenter une menace contre les intérêts économiques et financiers, elle n’en était pas moins contradictoire avec l’exigence de démocratie incluse dans la bonne gouvernance attendue des pays périphériques à laquelle semblaient répondre ces révolutions. Mani-festement dans un premier temps, les pays des centres ont été partagés entre un soutien aux forces révolutionnaires et une réserve motivée par le rôle de stabilisateur exercé par les régimes de Ben Ali et de Mubarak dans des régions sensibles au plan géostratégique[48]. La prudence et la tardive reconnaissance des changements en train de se produire par les pays des Centres font que l’asymétrie des relations centres/périphéries n’a, sans doute, eu que peu d’effet[49].

Entre le 14 janvier et le 11 février 2011, nos connaissances en matière de relations entre le développement et la démocratie se sont enrichies mais de manière bien surprenante. Ce n’est pas le développement qui a contribué à ces avancées démocratiques en Tunisie et en Égypte, mais bien plutôt son contraire, un processus conduisant au développement qui a été stoppé par les nouvelles orientations libérales issues des plans d’ajustement structurel et des choix des gouvernants.

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Les élections qui font suite aux révolutions débouchent et sur un résultat très semblable : la venue au pouvoir des Frères musulmans en Égypte et d’une coalition dominée par un parti proche du premier, Ennahda, en Tunisie.

En Tunisie, l’élection des députés à l’Assemblée constituante, le 23 octobre 2011, a permis à Ennahda de remporter ce scrutin, avec 36 % des suffrages exprimés et 44 % des sièges. Ce résultat, obtenu, entre autres, grâce à l’émiettement des suffrages entre un grand nombre de partis, montre un rapport de force politique moins tranché qu’il n’y paraît : les 36 % des votes obtenus par ce parti ne représentent en effet que 20 % du corps électoral. Il conduit à la formation d’une coalition majoritaire, composée d’Ennahda et de deux partis laïcs[50], pour diriger le pays. En Égypte, la victoire aux élections présidentielles de Mohamed Morsi, le candidat des Frères musulmans, est obtenue avec une faible différence de voix. Son adversaire, Ahmed Chafik, le dernier premier ministre nommé par Mubarak, du fait de son passé a entraîné un report de suffrages vers le camp islamique, sans que ce report ne conduise à un triomphe. Néanmoins, porté par ce succès, les Frères musulmans n’ont pas cherché à constituer une alliance avec d’autres partis et ont pris la direction du pays.

La politique suivie par chacun de ces deux nouveaux pouvoirs présente une certaine ressemblance. Il s’est agi d’une part de prendre le contrôle de l’ensemble des institutions publiques et syndicales par la nomination de militants dévoués à leur cause et d’autre part d’utiliser les pouvoirs législatif et réglementaire à leur disposition pour juguler toute opposition et, au moyen de la proposition de nouvelles règles, de commencer à réaliser leur projet de société islamique. En Tunisie, la main mise sur les institutions de l’État s’est accompagnée d’une transformation de l’assemblée constituante en parlement classique[51]. Cela a permis à Ennahda de commencer à légiférer dans différents domaines tels que l’économie, l’enseignement ou la culture sans attendre qu’une nouvelle constitution ne soit adoptée[52]. En Égypte, cette même main mise, rendue délicate par les résistances rencontrées, a donné lieu à des projets de réforme de statut d’agents de la fonction publique, à des tentatives de museler la presse[53], à la mise à l’écart de certains leaders syndicaux. Dans une large mesure, les Frères musulmans et Ennahda ont ainsi repris à leur compte les méthodes des anciens régimes pour assujettir les sociétés tunisienne et égyptienne. Partis de la pratique démocratique d’élections libres, ces nouveaux pouvoirs ont ainsi dérivé vers des formes de régimes autoritaires.

Confrontés à cette dérive, les oppositions, en Tunisie et en Égypte, ont pris de l’importance conduisant à l’échec ces pouvoirs islamiques. En Tunisie, le climat nouveau né de la « révolution de jasmin » a permis un renforcement des partis politiques qui l’avaient soutenue[54] mais également un élargissement notable du secteur associatif. La multiplication du nombre des associations concerne des associations pro-islamistes, ayant une visée principalement électorale à l’approche des élections d’octobre 2011. Elles semblent avoir permis, entre autres, d’alimenter la campagne électorale au moyen de financement en provenance du Qatar, d’Arabie Saoudite et de Turquie[55]. Nombre d’entre elles vont disparaître après les élections. D’autres associations de plaidoyer, porteuses des idéaux démocratiques de la révolution, apparaissent et ce mouvement non seulement élargit son champ d’action en matière de droits et de libertés mais encore s’étend à l’ensemble du pays. Dans ce cadre, les premières lois votées par l’assemblée constituante investie d’un pouvoir législatif extra constitutionnel ont été perçues comme les prémisses d’une remise en cause des droits et libertés citoyennes, menant à une mobilisation de toutes les forces non islamistes. En Égypte, les tentatives du pouvoir contre les agents de la fonction publique et contre la presse libre vont conduire également à des résistances. Les premières touchent des « élites administratives » liées à l’appareil d’État et dont les intérêts corporatistes ont été menacés par les nominations de nouveaux membres affiliés au nouveau pouvoir et les projets de réforme de leur statut[56] ». Les tentatives de mise au pas des médias, par exemple par des changements de direction au sein des médias publics, vont avoir un effet contraire, renforçant l’audience des journalistes « libres ». Les nouveaux dirigeants ont ainsi vu le pouvoir médiatique leur échapper en presque totalité. Ce pouvoir médiatique est même redevenu une force politique en soutenant le mouvement Tamarod par lequel les forces démocratiques égyptiennes rassemblées ont fait signer une pétition demandant le départ de Mohamed Morsi. Ces nouveaux pouvoirs islamistes, du fait de leur conservatisme étroit n’ont pas répondu aux revendications de nature sociale qui avaient motivé l’engagement des masses populaires dans la révolution. En Égypte, par exemple, la revendication de libertés syndicales dont la principale portait sur le droit à l’existence de syndicats libres, avait donné lieu à l’élaboration d’un projet de loi avant l’arrivée au pouvoir des Frères musulmans, projet initialement bloqué par le patronat. Bien que disposant d’une majorité à l’Assemblée du peuple, les Frères musulmans au pouvoir n’ont pas transformé ce projet en loi. Il est incontestable que de tels refus de répondre aux revendications qui avaient été mises en avant au cours de la révolution ont fortement déçu des Égyptiens qui n’étaient pas, au départ, hostiles au nouveau pouvoir. Si les dynamiques en mouvement dans ces deux pays sont différentes, elles ont toutes conduit à la polarisation du débat politique sur un clivage opposant un projet d’islamisation de la société à des oppositions en train de se réunir autour de la défense des libertés.

La chute de ces deux régimes islamistes s’inscrit dans des logiques voisines. Nous avons évoqué précédemment la sous-évaluation des rapports de force et vu la montée des oppositions non islamiques provoquée par une prise en main brutale des sociétés. Il convient d’y ajouter le rôle joué par les mouvements islamiques radicaux qui, profitant de la relative tolérance des pouvoirs en place, ont pu mené des actions meurtrières. En Tunisie, la multiplication des attentats, les assassinats politiques de Chokri Belaïd et du député Mohamed Brahmi, la transformation des Ligues de protection de la révolution en milices paramilitaires alliées à l’extrême droite religieuse[57] ont créé un climat de peur et une montée de la violence, touchant l’ensemble du pays et ravivant le souvenir des événements qui avaient frappé le voisin algérien deux décennies auparavant. Ennahda se retrouvait dans une situation embarrassante face à des mouvements qui, se revendiquant d’une même religion, envisageaient une islamisation de la société par la violence et une action armée. La porte de sortie fut trouvé en octobre 2014 sous la forme du retrait du pouvoir d’Ennahda et de ses alliés et de la constitution d’un gouvernement de technocrates. Dans cette spirale de violence où le pire pouvait être craint, l’action modératrice de la Ligue tunisienne des droits de l’homme, de l’Ordre des avocats, de l’UGTT, et de l’Union patronal UTICA, a joué un grand rôle et a été honoré par l’attribution du prix Nobel de la paix en 2015. En Égypte se dessine également un scénario proche avec, en plus des attentats commis dans les grandes villes égyptiennes, une partie du Sinaï contrôlée par des mouvements radicaux qui se rallieront plus tard à Daech. Cependant, même si l’action de ces groupes radicaux a pu engendrer des inquiétudes notamment dans l’armée, le renversement de Morsi se déroule suivant un processus différent. Par une déclaration en date du 22 novembre 2012, Mohamed Morsi lance un projet de nouvelle constitution dont il rend assez évident son intention de le faire « passer en force ». La lutte pour empêcher la réalisation de ce projet réunit conjoncturellement les forces d’opposition non islamiques. Cette réunion peut paraître surprenante tant les partenaires sont différents. Il s’agit en effet d’un regroupement comprenant des mouvements de la jeunesse révolutionnaire, des formations politiques ayant porté la révolution et des anciens leaders du régime Mubarak[58], qui débouche sur la « coalition du 30 juin 2013 », soutenue par une grande majorité de la population.  Le message de cette coalition est un appel à une intervention de l’armée à laquelle celle-ci répondra sous la forme d’un coup d’État le 3 juillet 2013 qui met au pouvoir le général Sissi. Il s’amorce ainsi une nouvelle dérive autoritaire et répressive du pouvoir politique, il est vrai confronté à la réaction violente des partisans de Morsi. Il serait vain de rechercher dans le développement ou le non développement des causes économiques à ces deux expériences ratées. C’est la réunion de forces politiques diverses et parfois hétérogènes contre un projet de société refusé par une majorité qui explique les échecs des Frères musulmans et d’Ennahda.

La polarisation des débats autour des enjeux sociétaux de la question religieuse, en Tunisie et en Égypte, laisse dans l’ombre les enjeux économiques et sociaux qui étaient pourtant au cœur des revendications populaires. Sur ce plan la question du développement, c’est-à-dire des marges de manœuvre permettant de conduire des politiques d’essor des activités et de progrès social n’a pu émerger. Jusqu’en 2010, ces deux pays ont partagé le sort de nombreux pays périphériques, relativement abrités de la crise financière de 2008 du fait de leur faible implication dans la finance globalisée mais concernés par les conséquences économiques de cette crise en subissant les fluctuations des marchés internationaux et un recul de leurs recettes extérieures. Les révolutions suivies par la « parenthèse islamique » qui lui a fait suite ont révélé pleinement l’insertion de ces deux pays dans l’ordre économique international capitaliste sous la forme d’un net recul du tourisme, des investissements directs étrangers entraînant la très nette baisse de l’activité, des investissements domestiques et un déséquilibre croissant des balances extérieures. La situation sociale déjà mauvaise en 2010 s’est encore détériorée avec une progression du chômage (15 % de la population active en Tunisie, soit 600 000 chômeurs dont 240 000 chômeurs diplômés, en 2014[59]) et un essor exponentiel du secteur informel[60]. Le risque de récession économique profonde renforce la dépendance de ces deux pays aux pays des centres. Les déficits extérieurs accrus nécessitent, d’urgence,  l’octroi de prêts que peuvent accorder les institutions financières internationales (FMI, BM), les banques internationales privées et les agences d’aide au développement des pays centraux ou pétroliers. Cela impose le respect des conditions exigées à leur mise en place et l’acceptation des conséquences financières d’un alourdissement de la dette extérieure. La recherche d’une reprise de l’activité pour éviter de nouvelles aggravations du chômage est attendue d’investissements extérieurs (de l’ordre de 5 milliards d’euros prévus pour la Tunisie et 10 à 12 milliards de dollars pour l’Égypte) et donc d’une soumission aux exigences des investisseurs étrangers. Les pouvoirs exercés par la France sur l’économie tunisienne, par les États-Unis et les puissances du Golfe sur l’économie égyptienne[61] s’en trouvent renforcés. Ces pouvoirs ont aussi une dimension politique inscrite dans un cadre géostratégique. Sur ce plan, les gouvernements conduits par Ennahda ou les Frères musulmans ont bénéficié de la relative et apparente tolérance des grandes puissances occidentales. Dès avant les révolutions, Barack Obama, dans un discours au Département d’État, le 19 mai 2011, évoquait la nécessité de coopérer avec « l’ensemble des forces politiques nouvelles[62] », les courants modérés d’un « islam politique » étant ici concernés. Cette tolérance nouvelle a pu être renforcée par d’une part la non remise en cause par ces deux pays de leurs engagements économiques et financiers, et, d’autre part, du fait de la place stratégique et géographique de la Tunisie et de l’Égypte dans des régions où se sont multipliés de nouveaux foyers de tension (Soudan, Yémen, Lybie, Syrie etc.) qui s’ajoutent aux plus anciens (Palestine, Irak). Cela n’exclut pas des pouvoirs occultes tels que les relations privilégiées établies entre l’armée égyptienne et les États-Unis rendus visibles par l’importance de l’aide militaire (2 milliards de dollars par an avant 2011) apportée à la première. Ainsi, pour les raisons que nous venons d’évoquer, les nouvelles situations politiques apparues de 2011 à 2013/14 n’ont pas conduit à un relâchement des contraintes issues des relations centres/périphéries, mais à l’inverse les ont accrues.

***

À travers l’expérience de ces deux révolutions, la marche à la démocratie et celle vers le développement sont difficile à concilier tant les phénomènes économiques et sociaux et les phénomènes politiques se produisent dans des champs distincts où interviennent des forces de nature distincte. Construire des causalités transversales paraît impossible par le fait que les causes principales des changements politiques relève du champ politique et que les facteurs économiques et sociaux constituent surtout un contexte dans lequel se produisent ces changements politiques. Ainsi le niveau de développement atteint par un pays ne nous renseigne-t-il que sur une plus grande probabilité d’un changement politique favorable à plus de démocratie. Il n’en demeure pas moins que le développement, en ce qu’il libère de contraintes matérielles pesant sur les conditions de vie, et la démocratie, en ce qu’elle libère les possibilités de choix de chacun, constitue deux exigences à l’épanouissement de l’individu. L’un comme l’autre sont ainsi des objectifs souhaitables à attribuer aux communautés humaines, sans que leur réalisation conjointe ne puisse être postulée, comme le montre l’histoire récente de la Tunisie et de l’Égypte.

Depuis le renversement de Mohamed Morsi, l’élection présidentielle de mai 2014 a confirmé le président Sissi dans ses fonctions, lui donnant la légitimité pour poursuivre une politique qui sous couvert de nationalisme se révèle autoritaire et répressive. Une révolution pour rien ?

Depuis le retrait du pouvoir d’Ennahda et l’intérim d’un gouvernement de technocrates, l’élection présidentielle du 22 décembre 2014 a vu la désignation de Béji Caïd Essebsi, candidat du parti (anti-islamiste) Nidaa Tounés face au président sortant Moncef Marzouki. Les élections législatives de novembre 2014 avaient auparavant conduit à la formation d’une coalition de gouvernement regroupant quatre partis : Nidaa tounès, Ennahda, Afek Tounès et l’Union patriote libre. Une nouvelle transition vers la démocratie ?

Notes:

[1] Francis Fukuyama, La fin de l’histoire et le dernier homme, Free Press, 1992, publié en langue française par Flammarion en 1992.

[2] L’intitulé de l’éditorial de ce numéro 78 de la revue : « La fin de l’histoire ? » ne trompe pas. Son auteur, Gilbert Blardone, situait clairement un des objets du dossier de la revue : apporter une critique à la thèse de Fukuyama que la fin du « bloc de l’Est » semblait déjà à l’époque conforter. Cf. Gilbert Blardone, « La fin de l’histoire ? », Informations et commentaires, n°78, janvier-mars 1992.

[3] La coexistence en une même période de forces favorables à un développement et de forces contraires a été largement montrée par Gilbert Blardone. Cf. Gilbert Blardone, « Le grand jeu du développement selon François Perroux », Informations et commentaires, n°154, janvier-mars 2011.

[4] Pour plus d’informations, il est possible de se reporter ci-avant à l’article de René Sandretto, « Démocratie et développement. Une revue de la littérature ».

[5] Même si les conclusions de l’étude nous paraissent exagérées (l’absence de démocratie comme principal obstacle au développement), faute de réalisation concrète, le PNUD présente, dans son Rapport sur le développement humain de l’année 2002, une compilation détaillée des liens qui pourraient relier la démocratie et le développement.

[6] Taoufik Djebali, « La société tunisienne à l’épreuve de la révolution », Recherches internationales, n°104, juillet-septembre 2015.

[7] Ibid.

Il convient toutefois ne pas omettre ici la tentative d’un infléchissement de la politique de développement vers un socialisme que mena le gouvernement d’Ahmed Ben Salah mais qui échoua.

[8] Baccar Ghérib, « Économie politique de la révolution tunisienne », Revue Tiers Monde, n°212, octobre-décembre 2012.

[9] La bourgeoisie nationale doit être protégée à la fois de la concurrence extérieure, par des mesures de protection établies par l’État, et des revendications des salariés, par une politique salariale. Les intérêts du salariat sont directement assurés par cette politique salariale, ce qui conduit le principal défenseur de ces intérêts, l’UGTT, à des rapports avec les autorités menant à des « compromis conflictuels ».

[10] On peut se reporter ici à : Samir Amin, Le Monde arabe dans la longue durée, Le temps des cerises, Paris, 2011.

[11] Taoufik Djébali souligne la répression qui a frappé l’opposition de gauche tunisienne sous le régime de Bourguiba. Cf. T. Djébali, art. cité, 2015.

[12] Samir Amin, op. cit., 2011.

[13] Baccar Ghérib, art. cit., 2012.

[14] Samir Amin évoque également, au sein du secteur public égyptien l’émergence d’une nouvelle classe d’entrepreneurs plus soucieux de leurs intérêts propres que de ceux de la nation, une sorte de bourgeoisie d’État qui pourra bénéficier plus tard des privatisations d’entreprises publiques. Cf. Samir Amin, op. cit., 2011.

[15] Taoufik Djébali, article cité, 2015.

[16] En évoquant cet aspect de la politique de l’occident pour contrer l’action de forces progressistes, Samir Amin écrit : « … la volonté délibérée des États-Unis, de la Grande-Bretagne et de leurs alliés subalternes européens de détruire ces avancées par la violence la plus extrême, y compris par l’intervention militaire … ou par la menace d’y recourir. Dans leur stratégie, les impérialistes ont mobilisé toutes les forces  obscurantistes possibles et imaginables. Les Frères musulmans les ont aidés à le faire » (S. Amin, op. cit., 2011). Il va de soi que nous sommes là dans la partie opaque du champ des phénomènes politiques. Si cette opacité mérite une certaine prudence dans l’énoncé des faits (éviter la « théorie du complot »), elle ne saurait justifier leur omission lorsqu’ils sont recoupés par de nombreuses sources.

[17] Cette crise et ses conséquences ont été largement traitées par la revue, notamment dans son n°108, octobre-décembre 1999.

[18] En Égypte, en plus des difficultés crées par la concurrence étrangère entraînant une baisse des revenus et le sous-emploi, la paysannerie sera également confrontée à la remise en cause des acquis qu’elle avait obtenus par la réforme agraire.

[19] En décembre 2010, l’Union des diplômés chômeurs (UDC) comptait 160 000 membres. Source : B. Gherib, art. cit. 2012.

[20] Baccar Ghérib montre comment, en Tunisie, la mobilité sociale ascendante, devant résulter d’un enseignement de masse, débouche en fait sur une immobilité augmentée (Baccar Ghérib, article cité, 2012). Marie Duboc, dans une étude sociologique portant sur deux entreprises textiles égyptiennes, fait un constat voisin. Dans une tradition où l’usine embauche de préférence les membres des familles de ses ouvriers, les enfants de ceux-ci, bien que diplômés, doivent accepter faute de mieux des emplois d’ouvrier et de plus sont précarisés par des contrats à durée déterminée (Marie Duboc, « La contestation sociale en Égypte depuis 2004, précarisation et mobilisation sociale des ouvriers de l’industrie textile », Revue Tiers Monde, numéro hors série, 2011).

[21] Baccar Ghérib, article cité, 2012

[22] Dans le cas de la Tunisie, la liberté de constituer un parti politique en suite à la révolution de jasmin permettra l’existence de pas moins de 140 partis ! Il est permis de voir en cela la prépondérance d’un individualisme qui réveille de bien nombreuses ambitions plutôt que le sursaut d’une conscience politique.

[23] Ceci tendrait à montrer un pouvoir particulier des centres sur les régimes politiques des périphéries qui naît d’une certaine forme de légitimité acquise par ces régimes du fait qu’ils soient reconnus à l’international et y bénéficieraient d’amis puissants.

[24] Marie Duboc, article cité, 2011.

[25] Taoufik Djébali, article cité, 2015.

[26] Taoufik Djébali, article cité, 2015.

[27] Nous empruntons ici la distinction entre association de service et associations de plaidoyer à Taoufik Djébali (T. Djébali, article cité, 2015).

[28] Taoufik Djébali les englobe dans le concept de « société civile ». Nous ne le suivrons pas compte tenu de l’hétérogénéité et de la variabilité dans le temps du contenu de ce concept appliqué à la situation de ces deux pays. Ainsi, en Tunisie, en 2010, sur les 9500 associations recensées, 63 % poursuivaient un but culturel ou artistique, 13 % étaient des associations sportives et 5 % étaient des associations caritatives et bienfaisance (source : T. Djébali). De même le schéma implicite que porte ce concept (pouvoir oppresseur / société civile porteuse de démocratie) paraît bien réducteur.

[29] Suivant Marie Duboc, sur les 1 900 grèves se produisant en Égypte entre 2005 et 2010, l’UGSTE n’en a reconnu et soutenu qu’une seule (M. Duboc, article cité, 2011).

[30] Taoufik Djébali, article cité, 2015.

[31] L’idée d’invisibilité des actions et revendications d’un groupe social est avancée, à propos de la paysannerie égyptienne, par Saker el-Nour et Alice Gana. Nous le reprenons ici en l’étendant à d’autres actions menées par d’autres groupes et en privilégiant le rôle de l’accès aux médias pour en rendre compte. Cf. : Saker el-Nour, « Les paysans et la révolution en Égypte. Du mouvement national de 1919 à la révolution nationale de 2011 », Revue Tiers Monde, n°222, avril-juin 2015 ; Alice Gana, « Protestations et mobilisations paysannes en Égypte : des voix qui comptent ? », Revue Tiers Monde, n°222, avril-juin 2015.

[32] Marie Duboc, article cité, 2011. Les citations non répertoriées en notes de bas de page sont issues de cet article.

[33] Jacques Ould Aoudia, « Les poussées populaires des sociétés du pourtour méditerranéen accoucheront-elles d’une nouvelle modernité ? », Revue Tiers Monde, n°212, octobre-décembre 2012.

[34] Sur la période suivante (après 2006), il convient de noter que la longue grève des fonctionnaires des impôts, accompagnée par un sit-in permanent, incluant l’usage de tentes, à proximité du ministère des Finances, préfigure, de manière bien plus convaincante, le sit-in monumental organisé pendant la révolution en place Tahrir.

[35] Sarah Ben Néfissa, « “Ça suffit” ? le “haut” et le “bas” du politique en Égypte », Politique africaine, n°108, 2008.

[36] Cette revendication sera ensuite portée par les forces vives de la révolution de 2011, sans qu’elle ne soit satisfaite.

[37] Taoufik Djébali, article cité, 2015.

[38] Ibid.

[39] Baccar Gherib, article cité, 2012.

[40] Taoufik Djébali, article cité, 2015.

[41] Baccar Gherib, article cité, 2012.

[42] Baccar Gherib, article cité, 2012.

[43] Cf. Youssef el-Chazli, « Égypte : de l’unification contre l’oppresseur aux incertitudes transitionnelles », Questions internationales, n°53, janvier-février 2012.

[44] Cette mobilisation a aussi, comme en Tunisie, résulté de la colère générale soulevée par la violence dont les forces de l’ordre ont fait preuve pour la contenir.

[45] Sarah Ben Nefissa, « La scène politique en Égypte après le 3 juillet 2013 », Recherches internationales, n°104, juillet septembre 2015.

[46] Voir : Guaaybess Tourya, Les Médias arabes, Confluence médiatique et dynamiques sociales, CNRS Éditions, Paris, 2012.

[47] Voir : Lilian Mathieu, Comment lutter ? Sociologie et mouvements sociaux, Éditions Textuel, Paris, 2004.

[48] À ce propos, Nicolas Dufrêne rappelle la réaction première du gouvernement israélien fut d’apporter son soutien au président Mubarak (ainsi que, peu après, au président syrien Bachar el-Assad). Cf. Nicolas Dufrêne, « Les réactions ambivalentes de la communauté internationale », Questions internationales, n°53, janvier-février 2012.

[49] Nous sommes ici sur un terrain particulièrement opaque. Selon Nicolas Dufrêne, s’appuyant sur un article du New York Times (10 février 2001) « il semblerait que le départ du président Mubarak ne soit intervenu que dans la mesure où l’armée avait reçu des garanties de la part des dirigeants américains sur la pérennité de leur soutien ». Cf. Nicolas Dufrêne, article cité, 2012.

[50] L’un d’entre eux, le Congrès pour la République (CPR) de Moncef Marzouki, dans son alliance avec Ennahda, va peu à peu dériver vers des positions idéologiques d’extrême droite.

[51] Taoufik Djébali, article cité, 2015.

[52] Sa préparation va donner lieu à d’importants débats conduisant à des blocages. Sa proclamation nécessitant un accord sera sans cesse repoussée.

[53] Sarah Ben Nefissa, article cité, 2015.

[54] L’ancien parti au pouvoir, le Rassemblement constitutionnel démocratique a été interdit et ses membres écartés, ce qui n’a pas empêché une réapparition, déguisée sous l’intitulé de Al-Arihda, parti arrivé en troisième position aux élections d’octobre 2011.

[55] Taoufik Djébali, article cité, 2015.

[56] Sarah Ben Nefissa, article cité, 2015.

[57] Taoufik Djébali, article cité, 2015.

[58] Sarah Ben Nefissa, article cité, 2015.

[59] Charlotte Bozonnet, «  Le bilan du monde », Le Monde, Édition 2015.

[60] Cet essor est d’autant plus inquiétant en Tunisie qu’il recouvre aussi les activités et trafics liés aux flux clandestins entre la Tunisie, le Sud algérien et la Lybie (qui représenteraient de l’ordre de 50 % du PIB).

[61] De 2011 à 2014, en Égypte, les financements reçus d’Arabie Saoudite, des Émirats arabes unis et du Koweït atteindraient 20 milliards de dollars.

[62] Nicolas Dufrêne, article cité, 2012.