La Syrie, et maintenant?

167La Commission d’enquête indépendante internationale en République arabe syrienne le reconnaît : depuis quelques mois le conflit en Syrie est entré dans une nouvelle phase, faisant de la terreur un usage exclusif. Dans cette marche en avant dans la barbarie, comme face au risque, maintenant avéré, d’extension de la guerre, il semble utile d’évoquer l’engrenage qui a conduit à la situation actuelle ainsi que de ses issues possibles et de l’ampleur des questions humanitaires qu’elle soulève.

Nous reproduisons ci-après plusieurs interventions réalisées à l’occasion, de la Conférence « La Syrie et maintenant ? », tenue le 28 novembre 2013 à Grenoble, à l’initiative des associations Humacoop et IDÉES. Nous accompagnerons ces communications des questions du public et des réponses des auteurs qui ont marquées ce débat.

Eléonore Perrier[1]

 La Syrie, de quoi parle-t-on ? D’un pays de 285 000 km2, c’est-à-dire le tiers de la France.

C’est un pays qui a été sous la domination ottomane. Permettez-moi de remonter le fil de l’histoire. Cet État était sous la domination ottomane depuis le début du XVIème siècle. Il a été sous mandat français à partir de 1920 suite au traité de Sèvres qui faisait suite aux accords Sykes-Picot, accords secrets conclus entre la Grande-Bretagne et la France en 1916.

C’est un pays qui vit dans l’entre-deux-guerres des mouvements d’indépendance qui se sont confrontés aux autorités françaises. La France bombarde Damas en mai 1945 et est contrainte d’évacuer la Syrie en 1946. C’est une mémoire, j’ai envie de dire, encore vive, pour y avoir vécu il y a quelques années.

C’est un pays qui vit de coups d’État en coup d’État, qui a expérimenté une indépendance douloureuse, passant par l’expérience de la République Arabe Unie avec l’Égypte de 1958 à 1961, un pays qui a vécu le coup d’État du général Hafez al-Assad en novembre 1970, qui fait adopter une constitution en 1973 définissant la Syrie comme « un État démocratique, populaire et socialiste ». C’est l’ère du baasisme, marqué idéologiquement comme un socialisme laïque. Son nom actuel est la République Arabe Syrienne.

En 1994 décède accidentellement le fils ainé de Hafez al-Assad, Bassel al-Assad. C’est donc Bachar al-Assad qui faisait ses études d’ophtalmologie en Angleterre, qui revient, contraint, en Syrie, et se forme aux armes militaires. Bachar al-Assad accède à la présidence en juin 2000 suite au décès de son père. À cette époque, un vent d’espoir s’est levé et il est retombé assez rapidement devant l’incapacité de Bachar al-Assad à instaurer une démocratie active.

La Syrie, de quoi parle-t-on ? C’est un territoire situé dans l’ancienne Mésopotamie, entre le Tigre et l’Euphrate. Plus récemment, si on évoque le XXème siècle, la Syrie constitue un État-clé du Proche-Orient, un pays en tension permanente avec ses voisins :

  • Une tension ancienne est celle avec Israël. Depuis la guerre israélo-arabe de 1967, ces deux pays sont officiellement en guerre. Le plateau du Golan, annexé par Israël est la pierre angulaire à tout processus de paix israélo-syrien. Le droit international reconnaît la souveraineté de la Syrie sur le plateau du Golan. La frontière ou plutôt la zone-tampon est tenue par les casques bleus.
  • Une tension avec le Liban, pays multiconfessionnel depuis sa naissance avec les frontières actuelles datant de 1920. Le Liban est un lieu historiquement privilégié de dialogues entre les Arabes et le reste du monde. C’est un pays qui a connu une guerre civile dévastatrice entre 1975 et 1990 opposant le front libanais qui était une coalition à dominante maronite à une coalition palestinienne à dominante musulmane. Le Liban est ensuite passé sous tutelle syrienne de 1990 à 2005. En février 2005, l’assassinat de Rafiq Hariri replonge le Liban dans la crise. La Syrie est alors contrainte de se retirer sous la pression internationale. Pour autant, le Liban est toujours dans une situation complexe. En juillet 2006, suite à l’enlèvement du soldat Gilad Shalit par le Hezbollah, Israël bombarde durement le Liban.
  • Une tension avec l’Irak, pays baasiste, pays frère de la Syrie selon l’expression commune, qui a subi les guerres de 1991 et de 2003. Le droit d’ingérence et le fait d’imposer la démocratie par les bombes ont vécu. Ces guerres ont eu des répercussions sur la Syrie par l’accueil d’un très grand nombre de réfugiés irakiens dès 2003 avec de nombreux effets induits sur l’économie, le logement, l’alimentation, la monnaie ; une instabilité liée au trafic, notamment d’armes, que l’on trouve aux frontières, aux bords de l’Euphrate et dans le désert syrien.
  • Une tension avec la Turquie, il s’agit d’une situation historiquement difficile, car nous sommes en territoire kurde de part et d’autre de la frontière. Cette situation est niée d’une certaine manière par les pouvoirs syriens et turcs depuis la partition de ces pays et même si le droit international a créé le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, la question kurde reste pendante et a un impact sur la Syrie, la Turquie, l’Iran et l’Irak. Par ailleurs, depuis son indépendance, la Syrie revendique le territoire d’Alexandrette qui se situe au Sud de Lattaquié, au Nord-Ouest.
  • Une tension avec la Jordanie, au Sud, qui est une monarchie arabe perçue comme pro-américaine et qui a constituée la base de camp des premiers rebelles en Syrie.

Je viens d’évoquer brièvement les État limitrophes. Évidemment, nous ne pouvons pas parler de la Syrie sans évoquer la Palestine. À la suite de la guerre en Palestine en 1948, l’installation des réfugiés palestiniens au Liban, en Jordanie, en Syrie est massive. La Syrie a soutenu depuis lors des groupes palestiniens tels que le Hamas, du fait essentiellement du conflit entre la Syrie et Israël.

L’Iran a une alliance stratégique régionale ancienne avec la Syrie qui s’est approfondie en 2006 avec une coopération dans le domaine militaire. L’accord récent sur le nucléaire iranien montre la volonté de sortir par le haut des conflits liés au nucléaire. L’Iran pèse sur ce qui se passe en Syrie, bien évidemment.

On va évoquer la Russie et ses liens anciens avec Hafez al-Assad qui a reçu d’importantes livraisons d’armes de la Russie. Avec Bachar al-Assad, le dialogue stratégique et économique s’est renforcé.

En ce qui concerne les liens avec les puissances occidentales, je ne rentrerai pas dans les détails, mais ce qu’on peut constater est que la Syrie n’est pas un pays comme les autres. C’est un pays pivot de toute politique stratégique au Proche Orient.

La Syrie, de quoi parle-t-on ? D’un pays de 24 millions d’âmes aux confessions multiples : sunnites, alaouites, druzes, chiites, chrétiens, orthodoxes, sans oublier les communautés kurdes et arméniennes. C’est une mosaïque confessionnelle et ethnique.

C’est un pays qui entre dans la tourmente à la suite des révolutions arabes en Tunisie, en Égypte et en Libye. Le précédent libyen nous intéresse car l’interprétation de la résolution 1973 du Conseil de Sécurité de l’ONU sur le « droit de protéger » amenant un interventionnisme militaire en dehors du cadre international a conduit la Russie, la Chine et les pays émergents à ne plus cautionner le droit d’ingérence.

C’est un pays qui voit se développer la gangrène de la guerre civile, une guerre barbare : plus de 100 000 morts, des blessés, des otages, une tension internationale accrue depuis les bombardements utilisant les armes chimiques en août 2013, une position des États-Unis extrêmement prudente avec Barack Obama cherchant les modalités pour sortir de la logique de guerre et trouver et inventer même, celles de la logique de paix.

Philippe Droz-Vincent[2]

Ce soir je vais essayer d’évoquer l’aspect politique et d’expliquer comment on est passé d’une mobilisation de la société contre l’autoritarisme – selon le modèle générique des printemps arabes – à un conflit de plus en plus complexe dans ses niveaux.

Quatre éléments, puis un cinquième en conclusion.

Premier élément, tout a commencé avec une mobilisation massive et pacifique qui avait un caractère tout à fait inédit en Syrie. Le régime était très spécifique, du moins le prétendait-il, et un certain nombre d’observateurs extérieurs avançaient aussi cette hypothèse du fait de son appareil répressif, qui de longue date avait annihilé progressivement toute forme d’organisation politique autonome, et du caractère stratégique du pays, pivot central pour de nombreuses questions stratégiques régionales. D’ailleurs, le régime Assad espérait – de ces spécificités internes et puis de ce qu’on appelait sa position de résistance face au projet américano-israélien (la posture de résistance al mouqawama) – que des mouvements du type de ceux vus en Tunisie ou en Égypte ne se dérouleraient pas en Syrie. C’est vrai que la Syrie était très spécifique. Il n’y avait pas cette espèce de pluralisme par le bas au niveau de la société, pas de pluralisme politique, que vous aviez en Égypte à partir des années 90 et, plus encore, dans les années 2000 et qui a explosé en 2011, ou encore en Tunisie. Et pourtant, en Syrie, même s’il n’y avait pas tous ces facteurs, donc si il y avait un certain nombre d’immunisations du régime, il y a eu en 2011 des dynamiques internes de mobilisation de la société, des périphéries d’abord au sens géographiques (des villes comme Deraa, Douma, etc.), qui ont produit un mouvement de contestation massif non sectoriel (ce n’est pas un secteur de la société : des intellectuels, des ouvriers, la classe moyenne – trans-classe en quelque sorte), un mouvement non confessionnel (il y a également une contestation qui mobilise des alaouites), un mouvement pacifique au départ et donc un mouvement national large qui va se répandre dans les espaces publics (sur les places des villes selon le modèle Tahrir), c’est à dire contester le régime autoritaire dans ce qu’il veut contrôler, c’est-à-dire les apparences, en faisant que, dans l’espace public, tout paraisse normal et diffuse l’impression que le régime contrôle tout. Donc un mouvement syrien qui va prendre une ampleur tout à fait inédite, autour des revendications qui circulent dans le monde arabe transnationalement, c’est-à-dire tous ces slogans génériques de démocratie, de liberté (houria), de dignité (karama), etc.

Donc, cela est un premier point extrêmement important, il y a eu ce type de mobilisation dès le départ en Syrie.

Deuxième point, comment en est-on arrivé progressivement à une militarisation ?

Il faut dire que, dès le départ, la réponse du pouvoir a été la répression et l’utilisation des peurs confessionnelles, à la fois des menaces d’intimidation par les médias afin de faire peur (campagnes d’affichage, etc.) et puis aussi des actes concrets comme promouvoir des incidents confessionnels à Lattaquié, dans la périphérie de Homs, etc.

La militarisation est venue d’une forme d’autodéfense d’abord de la société. Il est vrai qu’en Syrie, les gens font leur service militaire, donc ils savent utiliser des armes et il y a eu des désertions assez rapidement devant l’ampleur de la répression exercée par le régime ; des désertions importantes où les gens partaient avec leurs armes. Et puis, petit à petit, devant également l’inaction internationale à partir de l’automne 2011 (l’action internationale avait été plus ou moins promise ou suggérée, une hypothétique no-fly zone, d’éventuels couloirs humanitaires), les gens ont commencé à se militariser et à se défendre dans des formes d’autodéfense, en défendant leur village, leur quartier, etc., puis en étant plus actifs en lançant des embuscades sur les convois des forces de sécurité, voire en essayant de contrôler certaines zones.

Donc il y a une espèce de militarisation progressive sous cet effet-là, mais la militarisation vient surtout d’une stratégie du pouvoir de jouer la guerre, parce qu’écraser les manifestations pacifiques avec des moyens militaires lourds (comme des chars), c’est quelque chose d’extrêmement délégitimant pour le régime ; surtout en ces temps où circulent des images, des vidéos, des téléphones portables, etc. Donc tout le monde voyait la répression. Alors que pousser la contestation à la militarisation progressive, c’est aussi une façon pour le régime de créer deux camps qui s’affrontent militairement et de créer une légitimation à l’usage de la force armée pour réprimer des groupes, cette fois-ci, armés (qui plus est, la présence de groupes armés manipulant les manifestants, qui plus est des groupes étrangers, faisait partie de la propagande du régime diffusée dès le début par les médias officiels).

Donc début 2012, la mobilisation a pris une tournure militaire avec de véritables combats, des retraits des forces du régime dans certains endroits, des sièges par le régime (quartier de Bab Amro à Homs etc.) pour reconquérir des quartiers dont il avait perdu le contrôle.

Troisième élément : à la guerre, se sont rajoutés deux autres éléments : le confessionnalisme et le djihadisme. Cela introduit d’autres dimensions ; c’est-à-dire que le conflit est non seulement militaire mais va devenir aussi confessionnel.

Les identités ont toujours été complexes en Syrie, en particulier confessionnelles. Les gens ont l’habitude de vivre ensemble avec des identités complexes. Il est vrai que, en période de crise donc de conflit militaire, les identités deviennent plus exacerbées. On commence à regarder l’autre comme un membre de tel groupe et à insister sur les différences.

Le régime a aussi beaucoup joué dans cette phase-là, pour pousser à la confessionnalisation du conflit, pour créer un environnement favorable à la poursuite de ce qu’il appelle « son effort de guerre » parce que le régime peut se présenter comme un espèce de rempart face au chaos confessionnel en train de monter avec la multiplication des incidents confessionnels ; quitte à les provoquer évidemment, parce que c’est beaucoup mieux si vous les provoquez pour ensuite pouvoir montrer combien le confessionnalisme est dangereux. Cela permet de resserrer sa base alaouite, plus un certain nombre de minorités, devant la peur d’une montée des sunnites. Les sunnites ruraux qui étaient une des bases sociales du régime de Hafez el-Assad et très présents dans l’armée ont beaucoup déserté. C’est pour ça que les mouvements ont commencé à Deraa, Douma, etc., des zones qui sont des bastions du régime Hafez al-Assad, des bastions baasistes, et qui sont devenus des bastions de la révolte.

Donc la confessionnalisation du conflit a été utilisée et, beaucoup mieux que la confessionnalisation, un autre élément : le djihadisme.

Le discours du régime dénonçant dès le départ (mars 2011) les mouvements de protestation comme manipulés par l’extérieur – il y avait toute une liste de gens – et, en particulier mené par des djihadistes armés, était faux au départ. Il était largement faux en début 2012 mais il va petit à petit devenir une réalité.

Bien sûr, il y a des dynamiques qui ne dépendent pas du régime, c’est-à-dire que la militarisation, la complexification et l’enlisement du conflit a un effet d’attraction comme toutes les zones instables (les Balkans dans les années 90, la Somalie, l’Irak, l’Afghanistan, le Mali) sur les djihadistes qui fonctionnent autour de réseaux transnationaux et s’organisent pour venir mener leur combat dans ce type de zones de conflit.

Mais le régime a aussi joué, c’est-à-dire qu’on voit très bien comment le régime a libéré des djihadistes. Il les avait utilisés dans une forme de « dialogue » avec le nouveau voisin qu’il avait eu en 2003, c’est-à-dire les Américains envahissant l’Irak. Il les avait donc utilisés en les envoyant en Irak pour faire pression sur l’administration américaine en déstabilisant leurs projets de reconstruction ; et puis, comme il avait changé de forme de dialogue, au sens où le dialogue devenait plus constructif avec les Américains et que ces derniers, pour sortir de leurs difficultés et se retirer d’Irak étaient prêts à un certain nombre de discussions avec les Syriens, à ce moment-là, à partir de 2006, il avait emprisonné ces djihadistes revenant d’Irak. Et donc, à partir de mai 2011, le régime, par une amnistie des prisonniers politiques a très largement libéré les djihadistes, en sachant très bien l’effet que cela allait créer, c’est-à-dire renforcer le djihadisme en Syrie. Donc, un conflit qui se confessionnalise et dans lequel arrivent des acteurs djihadistes.

Quatrième élément : les facteurs régionaux et extérieurs vont s’introduire dans ce conflit. On se rend compte que dans les ébranlements du printemps arabe (décembre 2010 et début 2011), ce qui est fondamental ce sont les facteurs internes : les mobilisations des sociétés contre l’autoritarisme, des facteurs fondamentalement endogènes.

Bien sûr, on est dans une région stratégique, donc les facteurs régionaux et internationaux sont présents. Mais, ce qu’on constate si on regarde un cas tout à fait stratégique comme l’Égypte, si ces mobilisations internes règlent rapidement le problème par la chute du régime (isqat al-nizam), les facteurs extérieurs prennent en fait acte du changement. Alors que si le conflit s’enlise comme c’est le cas en Syrie, si le régime se maintient en jouant des stratégies que j’ai essayé de décrire, à ce moment-là, les facteurs régionaux et internationaux se superposent et convergent dans le conflit. Cela va compliquer considérablement la structuration de l’opposition et exacerber ses contradictions. Dans le débat, est ce que l’opposition doit rester un mouvement pacifique ou devenir un mouvement armé ? Et, dans la militarisation, le fait qu’il y ait des soutiens extérieurs (Arabie Saoudite, Qatar, France, Grande-Bretagne, États-Unis, Turquie d’un côté, Russie et Iran de l’autre) joue un rôle et pousse les acteurs à la militarisation aussi. Donc, est ce qu’on doit être un mouvement pacifique ou un mouvement armé ? Est-ce que la mobilisation est un mouvement national ou anti-alaouite ? Est-ce qu’elle est un mouvement arabe (ce qui veut dire implicitement anti-kurde pour cette partie de la population syrienne) ou un mouvement national syrien ?

Et donc tous ces facteurs vont venir se superposer sur les dimensions du conflit que j’ai décrites et vont construire d’autres dimensions. Vont se construire des alignements, au niveau des facteurs régionaux. C’est du discours bien sûr. La réalité est plus complexe, mais les discours ont des effets de réalité en politique ; et puis là c’est aussi une réalité très concrète parce qu’on tue. Donc avec des discours on force aussi la réalité et les gens à choisir un « camp ». Vont se construire des alignements entre des conservateurs sunnites (Arabie Saoudite et Qatar qui soutiennent l’opposition) opposés à un axe dit chiite (Iran, Irak, Hezbollah), dont on reparlera, donc je n’insiste pas trop.

Et le niveau international va aussi s’introduire, c’est-à-dire que la Russie va intervenir. Ce qui intéresse la Russie, ce n’est pas le port de Tartous, ce ne sont pas ses intérêts en termes de vente d’armes, ce n’est pas son allié syrien particulièrement, mais c’est la volonté d’exister face aux Occidentaux après le précédent libyen (la fameuse invocation de la responsabilité de protéger), d’exister et de compter en politique étrangère, de jouer un rôle de puissance et donc de parasiter tout projet d’intervention perçue comme une intervention occidentale pour régir le monde, en tout cas le Moyen-Orient en mutation. À partir de ce moment-là, la Russie et un facteur régional, l’Iran, ont pu servir de ligne de survie au régime syrien, en termes d’approvisionnement d’armes et puis de blocages de toute perspective d’intervention internationale (no-fly zone, couloirs humanitaires, voire toute autre forme d’intervention militaire).

Cinquième et dernier point, je dirai que l’essence du mouvement, c’est-à-dire le point de départ, un mouvement de jeunes, de classes moyennes et urbaines, ouvert sur l’extérieur parce que connecté qui a réutilisé ces slogans de liberté (houria), de dignité (karama) et d’humanité, (insaniyya), existe toujours. Il n’est pas perdu mais, simplement, il a été occulté par l’ampleur de la militarisation. Il a fortement débattu l’option de la militarisation. Un certain nombre de gens sont restés contre la militarisation, d’autres passent à la militarisation c’est-à-dire prennent les armes de temps en temps et puis, reviennent à une activité plus civique parce que leur but c’est de construire la Syrie, pas de construire des milices.

Bien sûr, cet élément-là existe toujours, mais – bien entendu – ce n’est pas celui dont on parle, parce que ce n’est pas lui qui fait la une des actualités ; pas celui qui tue et qui montre qu’il tue, puisque ce n’est pas ça qui frappe (les images d’atrocités). Et, donc quelque part, ils ont été écrasés du point de vue de l’actualité par la violence, le confessionnalisme, le djihadisme, la liste des groupes djihadistes qui se recomposent, etc.

Mais l’avenir de la Syrie passera par cet élément-là car ce sont ces gens qui sont capables de reconstruire la Syrie. Simplement, au vu de l’importance qu’ont pris les facteurs régionaux et internationaux, un règlement par le haut qui n’est qu’à peine entamé (qui a vu un début d’entente américano-russe dont on pourra reparler sur les armes chimiques) mais un règlement par le haut, en particulier par des facteurs internationaux sera nécessaire pour permettre éventuellement à cette dynamique civique – qui est le moteur de la révolution « syrienne » – de reprendre la main nettement dans les dynamiques et de reconstruire un pays à l’issue de la chute du régime qui de toute façon sera inévitable.

Jean-Paul Burdy[3]

Comme Monsieur Droz-Vincent vient de le dire, le conflit syrien s’est rapidement régionalisé et internationalisé. Je vais donc traiter d’un des acteurs régionaux, à savoir le Hezbollah libanais, en essayant de relever quel est l’argumentaire justificatif de l’intervention de ce Hezbollah libanais sur le territoire syrien, et je vais insister sur les tensions induites par cette intervention du Hezbollah sur le terrain. Je souhaite tout d’abord rappeler trois éléments chronologiques :

Premier temps, quand le conflit prend de l’ampleur au milieu de l’année 2011, le Hezbollah libanais, qui est un allié politique traditionnel de Damas – étant entendu que l’on pourra toujours discuter de la nature des relations entre le Hezbollah et le régime de Damas – annonce qu’il soutient politiquement le régime de Bachar al-Assad contre, je cite, « un complot de déstabilisation mené de l’étranger », tout en appelant à travers son secrétaire général, Hassan Nasrallah, je cite aussi, « au soutien des réformes du dialogue et à la fin des violences dans le pays ». On peut considérer que c’est un discours vide de sens et, en même temps, ça ne l’est peut-être pas tant que cela quand Hassan Nasrallah en parle en 2011. Pourquoi ? Parce que, à ce moment-là, mi-2011 ou automne 2011, Hassan Nasrallah précise bien et définit ce qu’il appelle « la politique de dissociation » du Hezbollah. « Cette politique de dissociation », c’était : « nous soutenons le régime politique de Bachar al-Assad mais nous n’avons pas l’intention d’intervenir sur le terrain. Il y a les affaires libanaises, et le Hezbollah est une force politique qui intervient dans le champ libanais ; nous soutenons le régime de Damas, mais nous n’avons pas vocation à intervenir en Syrie ». Il ne s’agit pas uniquement d’un discours propagandiste comme on a tendance parfois à le dire. C’est donc le premier épisode, avec une non-intervention sur le terrain, en même temps qu’un soutien politique au régime de Damas.

Le deuxième épisode, difficile à dater, mais c’est début 2012, au printemps 2012, quand, confronté à l’incapacité de Damas de contrôler la situation sur le terrain, que le Hezbollah va commencer à intervenir militairement dans différents endroits. Et d’abord effectivement dans les quartiers notoirement chiites de Damas, en particulier autour du mausolée de Sayyida Zaynab dans la banlieue sud-est de Damas, quartier dans lequel il y a beaucoup d’Iraniens ; ou bien encore dans des zones ou autour des villages chiites proches du Liban. Cette intervention sur le terrain des milices du Hezbollah se fait dans la discrétion la plus totale. Dès lors, comment la connaissons-nous ? Nous le savons parce qu’on a commencé à enterrer un peu partout au Liban, mais surtout dans la Bekaa et au sud-Liban, des « victimes du djihad ». Mais elles étaient enterrées de manière extrêmement discrète, sans flonflons et sans grands discours. Par parenthèse, une des questions est de savoir si, à ce moment-là, en commençant à intervenir sur le terrain, le Hezbollah a obéi directement à des ordres de Téhéran.

La troisième étape est plus connue, c’est l’intervention militaire massive au printemps 2013, qui a été illustrée principalement par la bataille de Qousseir, au nord de la Bekaa libanaise, aux mois de mai et juin 2013. Cette bataille a permis aux troupes du Hezbollah et aux troupes du régime de Damas de reprendre le contrôle d’une douzaine de villages, relativement stratégiquement placés entre Damas et la région alaouite, le long de la Méditerranée. Et là, le Hezbollah, a très publiquement assumé sa participation et a organisé dorénavant des funérailles publiques au Liban avec grands discours, portraits des martyrs (les shahid) , défilés d’une garde d’honneur armée, etc.

Il y a donc trois étapes assez nettement distinctes : la volonté de non-intervention, puis l’intervention discrète puis l’intervention publique. Actuellement, depuis le début de l’automne 2013, le Hezbollah aurait apparemment retiré une partie de ses milices de Syrie mais continue à combattre sur le terrain dans les banlieues de Damas et, paraît-il, dans la région d’Alep – mais enfin cela reste à prouver.

Sur cette base chronologique, trois éléments de réflexion :

Premièrement, quels sont les arguments du Hezbollah pour justifier cette intervention auprès de Bachar al-Assad ? On a entendu des discours propagandistes classiques, qui consistent à dire que ce qui se passe en Syrie est « le fruit du complot américano-sioniste » : cela ne nous intéresse pas, dans la mesure où ce discours très traditionnel n’est guère opératoire. En revanche, on peut analyser les discours du secrétaire général du Hezbollah – et il est très intéressant de constater qu’Hassan Nasrallah, qui n’est pas un homme nécessairement très prolixe, a multiplié les discours et les interventions publiques depuis 2011 et surtout 2012. Il intervient très souvent, y compris en public, ce qu’il n’a pas l’habitude de faire pour des questions de sécurité, comme vous pouvez l’imaginer. Dans ses discours, Nasrallah dit soutenir le régime de Damas pour, je cite, « défendre et sécuriser le passage de la résistance ». Il développe ainsi : « il s’agit de sauver l’Axe de la résistance qui s’étend depuis l’Iran en passant par la Syrie et les résistances libanaise et palestinienne ». Il faut comprendre par là que si le régime de Bachar al-Assad tombe, le Hezbollah perd un espace fondamental pour son approvisionnement en armes, armes venant pour l’essentiel d’Iran et accessoirement d’autres régions du monde. Le Hezbollah perdrait ainsi cette fonction de transit du territoire syrien, laquelle représente la condition de la force de frappe du Hezbollah contre Israël. Donc l’argument principal de Nasrallah n’est pas tellement de dire qu’il faut soutenir le régime de Bachar al-Assad en soi, mais bien qu’il faut sauver « l’Axe de la résistance », sous-entendu les capacités du Hezbollah à s’approvisionner.

Le deuxième argument qui est avancé, c’est de protéger les chiites de la région ; cela fait partie de ce que l’on pourrait appeler « la raison sociale du Hezbollah » depuis sa création en 1982. Et, dans le cas syrien, on affirme que les chiites sont effectivement menacés par la djihadisation sunnite du conflit. Dans un premier temps, c’était un faux argument, car la confessionnalisation, comme Mr. Droz-Vincent vient de le dire, a été progressivement construite par le régime. Les discours du régime sont ensuite devenus performatifs et opératoires, mais dans un premier temps, lors de la contestation démocratique et pacifique initiale, les chiites n’étaient pas spécialement plus menacés que d’autres. En revanche, effectivement, à partir d’un certain moment, depuis le milieu de l’année 2012, les chiites, les alaouites, et globalement beaucoup de minorités sont menacés par la djihadisation de l’opposition militarisée. L’argument du Hezbollah repose bel et bien sur ce que j’appellerais par facilité « la raison sociale du Hezbollah » depuis trente ans : construire et protéger les populations chiites au Liban et en Syrie. Car il est très intéressant de constater qu’au moment de la bataille de Qousseir, Nasrallah a dit: « nous défendons les habitants chiites des villages de Qousseir, qui sont des chiites libanais, et qui se trouvent en territoire syrien du fait des partages historiques en 1920. Mais ce sont bien des chiites libanais ». Plus intéressant encore, il s’agit de protéger les chiites, mais il s’agit aussi de protéger la multi-confessionnalité de la Syrie. Car il ne faut pas oublier que, quand on parle du Hezbollah chiite, celui-ci est politiquement allié à une partie des chrétiens libanais (le Courant patriotique libre, le CPL du général Aoun) ; ou encore que, parmi les députés du Hezbollah dans la Bekaa libanaise, on a des députés chrétiens. Il ne faut pas oublier cette dimension qui dépasse le seul chiisme : donc le discours du Hezbollah se revendiquant de la protection des chiites et de toutes les minorités, du multi-confessionnalisme et du sunnisme modéré, vaut ce qu’il vaut, mais c’est un argument qui mérite d’être pris en compte.

Deuxième point, les tensions au sein du Hezbollah et de la communauté chiite. Contrairement à ce que l’on pense en général, le Hezbollah n’est ni une entité monolithique, ni un parti hégémonique sur la communauté chiite libanaise. Dès 2012 donc, on a entendu de la part de personnalités qui appartiennent notoirement au Hezbollah, ou qui sont proches du Hezbollah, ou encore dans la galaxie chiite libanaise, des critiques assez virulentes contre l’engagement sur le terrain des milices du Hezbollah. On a entendu ou lu des dignitaires religieux – des clercs chiites, des ministres, des députés, des groupes étudiants de Beyrouth, et même une pétition de jeunes chiites du Sud-Liban –, tous s’exprimant plus ou moins sévèrement contre l’intervention du Hezbollah en Syrie. Deux critiques principales ont été exprimées :

Première critique : le fait de soutenir le régime dictatorial de Bachar al-Assad, alors que la révolte en Syrie est « une révolte des opprimés contre les oppresseurs ». C’est là une terminologie typiquement chiite. Dès lors, pourquoi soutenons-nous la révolution au Bahreïn, révolution des opprimés chiites par le régime sunnite, alors que nous soutenons à Damas un régime qui opprime les populations syriennes qui se soulèvent pour la liberté et la démocratie ? L’utilisation de l’argument du Bahreïn prend du sens pour critiquer l’intervention en Syrie.

Le deuxième argument de la critique principale, est ce que j’appellerais « le détournement de l’axe de lutte ». Le « fonds de commerce politique » du Hezbollah est la lutte contre Israël, la résistance à Israël. Dans beaucoup de textes de critiques chiites contre le Hezbollah en Syrie, on peut relever à plusieurs reprises cette phrase : « le front de la résistance se situe au sud du Liban, et non pas à Qousseir ». C’est-à-dire qu’aller combattre à Qousseir, ou au nord de la Syrie, c’est se tromper d’adversaire et de lieu. L’adversaire, lui, se trouve au sud du Liban. C’est une critique stratégique sur le choix du Hezbollah d’intervenir en Syrie.

Ce qui nous amène au troisième et dernier point, c’est-à-dire au prix à payer pour le Hezbollah du fait de son intervention en Syrie. Certes, le prix à payer pour le Hezbollah est dérisoire au regard de l’état de la Syrie actuelle, au regard du nombre de morts et des dégâts terrifiants que le régime de Damas impose à sa population. Néanmoins, pour le Hezbollah, il y a quatre prix à payer :

Premier prix, c’est le prix humain : on estime à l’automne 2013 qu’il y a eu entre 500 et 600 morts dans les différents combats que le Hezbollah a mené en Syrie, sans compter les morts des attentats à Beyrouth et sans compter les milliers de blessés en Syrie et au Liban. Certes, le parti, grâce aux financements iraniens, indemnise les familles des martyrs, qui reçoivent récompenses et diplômes. Mais je ne suis pas certain que cela suffise à consoler un certain nombre de familles chiites libanaises du deuil des morts sur le terrain syrien. Il y a donc un prix humain qu’il faudra essayer d’évaluer ultérieurement.

Il y a aussi un prix diplomatique régional au Moyen-Orient. Grâce à son combat contre Israël dans les années 2000, et du fait de la guerre de 2006 (considérée comme une victoire du Hezbollah sur Tsahal), le Hezbollah avait réussi, ces deux dernières décennies, à se construire une image relativement positive dans l’ensemble du monde musulman, et en particulier dans le monde musulman sunnite, alors que c’est un parti chiite. Désormais, depuis deux ans, cette image « positive » du Hezbollah chiite s’est très fortement dégradée dans l’ensemble du monde arabe, parce que le Hezbollah défend un régime dictatorial contre les révolutions arabes. On en a d’autres illustrations plus diplomatiques : ainsi le Hamas palestinien, allié ancien (et sunnite) du Hezbollah a rompu ses relations avec celui-ci ; et la direction politique du Hamas, installé à Damas depuis longtemps a déménagé au Qatar fin 2011. Signalons au passage que si le Hamas, par ailleurs éprouvé par le coup militaire contre les Frères musulmans en Égypte, a rompu avec le Hezbollah, il n’a pas rompu avec Téhéran, ce qui est intéressant. Du coup, en intervenant en Syrie, le Hezbollah se retrouve dans le monde arabe sunnite avec son image traditionnelle et initiale de « marionnette de Téhéran » : c’est l’Iran qui aurait donné l’ordre à Nasrallah d’intervenir militairement. Avec cette image, le Hezbollah perd sa revendication d’être un parti libanais autonome, comme il le revendique ces dernières années.

Il y a aussi un prix politique au Liban même. Tous les efforts du Hezbollah ces vingt dernières années ont été consacrés à l’évolution d’un mouvement terroriste radical vers une force politique et sociale responsable et reconnue, insérée dans le tissu politique libanais avec des députés, des ministres, etc. Or, l’intervention militaire en Syrie remet en cause ce que l’on pourrait appeler « la respectabilité politique » que le Hezbollah avait peu ou prou réussi à acquérir ces dernières années. Signalons cependant que les spécialistes ne sont pas d’accord sur l’impact au Liban de cette intervention syrienne du Hezbollah. Certains estiment que le Hezbollah entraîne le Liban dans la spirale de la guerre syrienne : c’est une première analyse possible. D’autres pensent au contraire, deuxième analyse possible, que le Hezbollah protège le Liban, en lui évitant d’être complètement aspiré par le conflit libanais. Cela mérite une discussion. Toujours est-il qu’il est évident que l’intervention et la militarisation du Hezbollah dans le conflit syrien provoquent des tensions au Liban. Rappelons que le Liban n’a plus d’autorités politiques depuis bientôt deux ans : compte tenu du conflit syrien, le mandat de l’assemblée à Beyrouth a été prolongé de 18 mois, et l’élection présidentielle ne peut se tenir. Il y a donc des tensions politiques au Liban même, du fait de cet engagement du Hezbollah en Syrie. Mi-novembre 2013, le président libanais, Michel Sleiman, a implicitement mais fortement critiqué le Hezbollah, en affirmant sans le nommer directement qu’il risquait de plonger le Liban dans le chaos.

Et puis, dernier prix à payer, c’est la dégradation sécuritaire. Le Hezbollah commence à payer sur le terrain libanais le prix de son engagement en Syrie. Qu’il y ait eu des accrochages dans l’est et au nord de la Bekaa entre les villages chiites et les villages sunnites sur la frontière syrienne, c’est tout à fait normal vu la proximité du territoire syrien, et les nombreux franchissements de la frontière par les différents belligérants. Mais là où les choses commencent à devenir sérieuses pour le Hezbollah, c’est quand on a des attentats en plein cœur de Dahiye c’est-à-dire dans la banlieue sud de Beyrouth qui est censée être le fief du Hezbollah entièrement sous le contrôle de l’organisation. Or il y a eu, je vous le rappelle, quatre attentats : il y a eu un attentat le 9 juillet qui a fait 50 blessés ; il y a eu un deuxième attentat le 15 août qui a fait 30 morts et 300 blessés ; le troisième attentat date du 19 novembre, contre l’ambassade d’Iran, faisant 24 morts et 200 blessés : une cible évidemment symbolique, puisque cette ambassade d’Iran est en plein cœur de la banlieue sud, le fief du Hezbollah au Liban. Et le dernier attentat a eu lieu le 2 janvier 2014, avec 5 morts et des blessés. Ces attentats répétés à la voiture piégée témoignent de deux choses. D’une part d’une radicalisation anti-Hezbollah au Liban même, par des acteurs libanais, manipulés ou pas par l’extérieur, peu importe ; le Hezbollah accuse à la fois Israël et l’Arabie saoudite, sans oublier les revendications d’al-Qaeda. Mais en tout cas, cela veut dire qu’il y a bel et bien une radicalisation anti-Hezbollah qui n’existait plus depuis pas mal d’années. D’autre part, cela veut dire aussi, et c’est important symboliquement, que le Hezbollah n’est même plus capable d’assurer la sécurité dans son fief de Dahiye, cette banlieue sud de Beyrouth où il était censé tout surveiller et tout contrôler, le moindre geste, la moindre intervention extérieure ; censé donc assurer la sécurité des gens qui, soit y vivaient, soit y circulaient.

La question est alors de savoir si ces critiques contre le Hezbollah, et si ces attentats à Dahiye affaiblissent son emprise sur la communauté chiite libanaise. Certains de nos collègues pensent au contraire que, comme les chiites sont de plus en plus menacés par une insécurité croissante et ces attentats à la voiture piégée, cela peut contribuer à resserrer l’ensemble des chiites – y compris ceux qui étaient initialement critiques – autour du Hezbollah et du fief beyrouthin du Hezbollah.

Pierre Micheletti[4]

 Voici quelques chiffres pour planter le décor : plus de deux millions de réfugiés, quatre millions de déplacés internes, au moins cent mille morts – on estime dans les ratios habituels que, quand on a un mort sur le terrain en situation de conflit, il y a quatre ou cinq blessés. Voilà un petit peu la situation aujourd’hui. Il y a des flux de réfugiés estimés à plus de six mille par jour franchissant les différentes frontières, c’est-à-dire des flux de réfugiés comme on ne les a plus connu depuis la guerre du Rwanda. Donc la question humanitaire n’est pas, ici, la cerise sur le gâteau, c’est la seule capacité à agir dans l’attente de la résolution sur le fond, des résolutions politiques, et à une ampleur très importante.

Je vais articuler mon propos en quatre temps inégaux : d’abord quelques éléments de lecture régionale, ensuite, je reviendrai sur les flux de populations, enfin plus exactement j’en parlerai dans un troisième temps. Les maîtres mots de mon intervention seront les mots « fragmentation » et « dispersion » parce que j’insisterai beaucoup, et ce sera mon quatrième point, sur cette question : en quoi cette fragmentation et cette dispersion posent aux acteurs et aux intervenants humanitaires des problèmes qu’il leur faut savoir prendre en charge ?

Fragmentations et dispersions ethniques, tribales et confessionnelles

La carte, qui est derrière moi, vous représente le patchwork confessionnel et tribal. Elle le fait sans distinguer clairement les frontières syriennes et libanaises. Si on regarde maintenant les grandes répartitions des différentes structures confessionnelles, on retrouve les choses qui ont été dites : une forte dominante des populations sunnites, puis les kurdes, puis les populations alaouites. C’est simplement pour fixer les esprits en termes de rapport de population.

Les groupes armés, protagonistes du conflit syrien

Il y a fragmentation également cette fois-ci avec des groupes armés qui interviennent en Syrie. On voit bien que c’est un des éléments de la complexité auxquels sont confrontés à la fois les politiques mais aussi les humanitaires – j’y reviendrai à la fin de mon propos.

Deux ans et demi et plus de cent mille morts, la Syrie est le théâtre d’une guerre civile meurtrière depuis mars 2011. Elle oppose les forces gouvernementales aux milices rebelles. Le problème c’est que cette rébellion n’est pas homogène, au contraire même. Si l’Armée Syrienne Libre (ASL) est le premier groupe armé à s’être constitué à l’été 2011, une myriade de brigades aux idéologies très différentes, se sont depuis rajoutées.

La première force en présence, ce sont les nationalistes. Ces brigades sont situées dans la banlieue de Damas, la Ghouta, ainsi qu’à Deraa, sur la frontière avec la Jordanie. Leurs membres : des anciens officiers d’Assad, marqués par le nationalisme arabe. Ils ont déserté et veulent la démocratie pour leur pays. Seules deux d’entre elles ont une ampleur nationale et elles constituent une haute stature de l’Armée Syrienne Libre (ASL), il s’agit de Ahfad al-Rassoul (les Petits-Fils du Prophète) et Jabhat Ahrar Souria (le Front des Hommes Libres de la Syrie). Qui les finance ? D’abord, l’Arabie Saoudite qui leur livre des armes à travers la frontière jordanienne, et puis aussi les États-Unis qui leur fournissent probablement des armes légères. Voilà pour les brigades fidèles aux objectifs initiaux de la révolution.

Mais, il y a également, et c’est la deuxième force rebelle, les islamistes. Ceux-là sont plutôt modérés et on les trouve dans certaines des brigades les plus puissantes de la rébellion. Leur discours, une rhétorique religieuse classique assez proche de celle des Frères musulmans, lesquels se sont ralliés aux objectifs démocratiques et pluralistes de la révolution. Les brigades islamistes qui font partie de la coalition nationale syrienne, la maison mère de l’opposition syrienne, se trouvent à Alep, à Idlib et en banlieue de Damas. Mais c’est surtout dans le centre et le sud de la Syrie que leur poids est le plus grand, notamment à Rastan et à Deraa. À la base, ces groupes évoluaient au sein de l’Armée Syrienne Libre, l’ASL mais, en septembre 2012, ils ont leur propre coalition : le Front Islamique pour la Libération de la Syrie. Leur lien avec l’ASL n’est plus que symbolique. Grâce à cette transformation, ils ont pu recevoir de l’argent de fondations privées du Golfe arabo-persique, mais ce n’est pas tout : le Qatar, traditionnel sponsor des Frères Musulmans, et la Turquie les soutiennent également.

Aux nationalistes et aux islamistes modérés s’ajoutent également les brigades salafistes. Elles sont regroupées dans une autre organisation, le Front Islamique Syrien. C’est sûrement la coalition la plus puissante sur l’échiquier de la rébellion. Ces combattants prônent un islam rigoriste, violemment anti-chiite et leur objectif est la création d’un État islamique. Côté argent, ils sont financés par de riches mécènes koweïtiens et ces groupes sont dominants dans le nord de la Syrie, à Idlib, Alep, Hama et Racca, ainsi que dans la chaîne montagneuse du Djebel Akrad.

Une implantation qui a tendance à recouper celle d’une quatrième force sur le terrain : les brigades djihadistes, qui se réclament d’Al-Qaïda. Dans leurs rangs, on trouve d’abord la brigade Jabhat al-Nusra créée depuis 2012 par des émissaires d’Al-Qaïda en Irak. Ses membres sont pour la plupart des djihadistes syriens. Ils sont seulement quelques milliers mais se distinguent par leur discipline, leur ardeur au combat, et leur pratique des attentats suicides. On trouve également chez les djihadistes l’État Islamique en Irak et au Levant qui est en fait une scission au sein de Jabhat al-Nusra. Là, on y trouve au contraire essentiellement des djihadistes étrangers qui n’hésitent pas à imposer leurs discours obscurantistes aux hommes passés sous leur contrôle, une attitude qui entraîne régulièrement des affrontements avec l’ASL. Les brigades de ces deux groupes sont situées dans le nord, autour de la ville de Racca et dans la vallée de l’Euphrate. Elles profitent de la porosité des frontières entre la Turquie et l’Irak pour être fournies en armes et en hommes. Impossible pour eux en revanche de s’infiltrer par le sud, la frontière est contrôlée par la Jordanie, alliée de l’ASL.

Et puis, toujours au Nord, un dernier groupe rebelle dans la zone de peuplement kurde, les unités de Protection Populaires Kurdes. Il s’agit d’une guérilla au discours marxiste qui se positionne à mi-chemin du régime et des rebelles. Il se méfie de Bachar al-Assad qui a toujours combattu leurs revendications autonomistes même si, depuis la révolution, le régime leur a concédé une autonomie de fait pour acheter la paix, et se méfie tout autant des rebelles qu’ils estiment inféodés à la Turquie, elle-même en conflit avec le peuple kurde. Du coup, des accrochages ont régulièrement eu lieu entre kurdes et djihadistes, notamment à Ras el-Aïn, un poste frontière stratégique sur la frontière avec la Turquie.

Au final, ces cinq forces sont unies par une même détestation du régime syrien mais les rebelles sont tellement imprégnés d’idéologies différentes qu’ils ont du mal à se coordonner sur le terrain, malgré les tentatives d’unification de l’ASL. Les rebelles peuvent aussi bien se comporter en alliés qu’en concurrents, voire en ennemis.

Voilà, donc vous voyez que si vous êtes un responsable d’organisation humanitaire internationale, il est quand même difficile de vouloir rentrer dans la complexité syrienne en méconnaissant ce patchwork ; en sachant que pour les humanitaires les déplacements et les interfaces entre les groupes combattants sont toujours des moments et des situations à risque, et que là on a une vraie structure en peau de léopard, comme on appelle ce type de conflit.

Les flux de populations

Je vais revenir aux réfugiés maintenant. Si on regarde le pointage qui a été fait par le HCR en août (parce que les chiffres ont encore augmenté), vous voyez qu’on était à un petit peu plus de deux millions de réfugiés. Au Liban, en août, on comptait 700 000 réfugiés officiels, ils sont aujourd’hui plus de 800 000.

Je vais maintenant passer à la situation libanaise. Simplement, toujours sur le thème de la fragmentation, pour faire un focus sur ce pays qui est celui qui consent l’effort le plus important à l’accueil des réfugiés. Je vous rappelle que le Liban c’est en gros 4 millions d’habitants et que, si on considère qu’aujourd’hui on compte 800 000 réfugiés officiels plus les populations non comptabilisées comme réfugiées, voilà donc un pays qui accueille environ un quart de sa population. C’est comme si nous étions en situation aujourd’hui d’accueillir sur le territoire français quinze millions de personnes qui viendraient des pays limitrophes. Donc vous voyez un petit peu, à la fois l’énorme élan de solidarité et l’énorme capacité de compliance qu’a le Liban aujourd’hui par rapport à cette question. Je vais rester d’abord sur ce pays concernant toujours cette question de la fragmentation et de la dispersion. Il est nécessaire de noter la volonté qui a été celle du gouvernement libanais dans un premier temps, et aussi longtemps que cela a été possible, de refuser les regroupements dans des camps importants, pour chercher à éviter les situations qu’avait connues le pays avec les grands camps de réfugiés palestiniens, donc une logique de saupoudrage, tant que ça a été possible, du territoire et dans des camps qui n’excédaient pas 500 à 600 personnes. Puis, à partir de mars 2013, on a un effet d’emballement. On a donc une accélération arithmétique du nombre de réfugiés, en même temps qu’un dépassement de la volonté politique et des autorités libanaises de circonscrire les réfugiés dans des camps de petite taille, et vous voyez à ce moment-là apparaître des camps qui commencent à faire 4000, 6000, 8000 personnes. On va tomber sur des échelles qui étaient celles que l’on voulait éviter.

Le saupoudrage des camps sur le territoire libanais s’est fait à travers une répartition des réfugiés sur les différentes aires d’influence confessionnelle ou tribale. Ceci a conduit à renforcer arithmétiquement chacune des communautés. Bien sûr, tout le monde craint que ces évolutions démographiques, en même temps que les rivalités qui existent en Syrie se trouvent importées, ne conduisent à une nouvelle conflagration interne au Liban.

Une fragmentation et une dispersion à prendre en compte par les acteurs humanitaires

Ce saupoudrage des populations sur le Liban a des avantages et des inconvénients pour les humanitaires. Les avantages qu’il a, c’est que tant que nous avons été dans la première période, c’est-à-dire jusqu’à mars 2013, les camps d’une petite quantité étaient plutôt le gage d’une meilleure acceptation par les populations locales, de moins de violence entre réfugiés et populations locales. L’autre avantage, c’est que qui dit camps de petite taille, dit risques épidémiologiques moindres. Il y a moins de chance d’y avoir de grandes épidémies, de diarrhées, d’infections respiratoires ou autres. Concernant les inconvénients pour les humanitaires de cette situation libanaise, j’en citerais deux :

– d’un point de vue logistique, même si vous êtes une grande ONG internationale, répartir vos efforts et vos moyens sur l’ensemble d’un territoire, sur des centaines de sites, vous confronte à des réalités opérationnelles que nous ne savons pas dépasser parce que, même MSF, même le HCR lui-même, n’ont pas nécessairement les moyens de faire face à toute la logistique que suppose l’extrême dispersion sur le territoire libanais.

– le deuxième inconvénient c’est que du coup, au nom d’un principe de réalité, dans ce pays plus que dans beaucoup d’autres théâtres de crises, il nous faut essayer de nous reposer sur des acteurs locaux et des ONG locales, ce qui est souhaitable chaque fois que faire se peut, mais dans une situation aussi clivée, fragmentée que le Liban, se reposer énormément sur les ONG locales, c’est courir le risque de travailler avec des ONG qui ne sont pas équidistantes, dans les conflits confessionnels ou politiques, et donc c’est courir le risque que de grandes ONG internationales qui se veulent impartiales, neutres, par le truchement des ONG locales se départissent de cette impartialité ou de cette neutralité en faisant transiter leur aide par des canaux qui peuvent choisir finalement les cibles avec un manque d’impartialité.

Si on revient à la Syrie maintenant, la situation pour les ONG internationales trouve sa complexité d’abord dans le fait que les autorités syriennes n’ont autorisé qu’un faible nombre d’ONG internationales – une douzaine aujourd’hui – à intervenir officiellement avec l’aval des autorités syriennes, lesquelles ont eu à cœur, à des fins politiques, de respecter un subtil équilibre dans les autorisations qui ont été données. Il y a donc des ONG chrétiennes, des ONG musulmanes, il y a des ONG nord-américaines, des ONG européennes, bref si le régime avait voulu envoyer un signal comme quoi il était attaché à ce polymorphisme et au respect des différences, il ne s’y serait pas pris autrement. L’autre difficulté, c’est que les ONG internationales, pour être soutenues financièrement par les grandes organisations dont l’Union européenne, doivent être homologuées par les autorités syriennes, ce qui pose des problèmes. Enfin les forces combattantes, non seulement constituent un patchwork, mais sont dans une mouvance perpétuelle de conquête, de reconquête, ce qui veut dire qu’en termes d’accessibilité et de sécurité pour les humanitaires, c’est une problématique absolument majeure.

Quels sont les enjeux pour les organisations internationales aujourd’hui sur le Liban ? Ils sont de quatre ordres :

– le premier c’est celui de l’accès et la sécurité des équipes, qu’elles soient nationales ou internationales ;

– le deuxième enjeu c’est celui d’arriver à dépasser les alliances avec la fragmentation des ONG locales et leur parti pris confessionnel ou idéologique, je l’ai particulièrement évoqué pour le Liban ;

– le troisième c’est que le leadership des Nations Unies et la logique des clusters nécessitent que les ONG soient homologuées, sauf celles qui veulent courir le risque, comme MSF, Médecins du Monde ou autre, d’être présentes hors homologation ;

– et au bout du compte de toute cette situation, de cette fragmentation et de ces risques sécuritaires, on voit bien aujourd’hui que – avec les difficultés des résolutions politiques – on a aussi une prudence qui s’instaure de la part des grands financeurs de l’aide humanitaire. Or, nous sommes sur des besoins financiers qui sont énormes. On estime pour l’année 2013 que les sommes souhaitables atteignent environ 1,4 milliards de dollars pour les besoins internes, et environ 3 milliards de dollars pour les deux millions de réfugiés qui sont à l’extérieur. Et si vous avez à la fois cette équation arithmétique et des bailleurs de fonds internationaux qui deviennent prudents parce que chacun veut savoir où va l’aide, par qui elle va être utilisée et pour quoi faire, alors on a un risque, si jamais le conflit perdure, que la pénurie financière vienne se rajouter à des chiffres de déplacés et de réfugiés qui iraient crescendo.

Débats

 Question 1 : Quels sont les facteurs déclencheurs du conflit ?

Philippe Droz-Vincent

 Quelles sont les causes, et puis éventuellement est-ce qu’il y a des facteurs économiques ? Comment s’est construite la mobilisation ? Qu’est-ce qui a mis en marche aussi massivement la société ? Je dirais que c’est une espèce de convergence des périphéries.

Cela a commencé dans des zones, qui, comme je l’ai dit, étaient des bastions baasistes dans les années soixante-dix, qu’on peut appeler périphéries. Le monde rural a une place cruciale dans ce régime, de longue date. C’est un régime qui s’appuyait sur le recrutement dans l’armée (et la bureaucratie étatique) du monde rural et en particulier des sunnites ruraux. Ce n’est pas qu’un régime alaouite. Donc, il y a toute une périphérie rurale, qui avait accès au centre (le régime Hafez al-Assad), mais qui, avec l’arrivée de Bachar al-Assad dans les années 2000, a commencé à être délaissée. Le régime a fait de la modernisation, a essayé de moderniser le système économique syrien – en favorisant les élites urbaines, les grands commerçants de Damas et d’Alep – et de renforcer un certain nombre de secteurs comme le système bancaire, etc., mais a complètement délaissé toute la redistribution qu’il assurait dans le monde rural.

Une ville comme Deraa, tout au Sud où ça démarre en mars 2011, est une ville qui va être délaissée par le régime ; d’abord on va construire l’autoroute, qui monte de la Jordanie. Maintenant vous ne passez plus par Deraa mais vous passez par la périphérie, donc la ville perd son caractère de centre et elle devient un lieu où les gens ne s’arrêtent plus, puisqu’ils montent directement d’Amman jusqu’à Damas. C’est une ville qui va être très marquée par la sécheresse qui frappe la Syrie à partir de 2007 ; il y a quand même un grand nombre d’années de sécheresses extrêmement importantes, sans beaucoup d’aide du régime, désormais préoccupé par sa modernisation économique dans les grandes villes. Mais il n’y a pas là que de l’économie, il y a également de la politique en jeu. Au départ, les gens n’avaient pas pour slogan la chute du régime, mais ils avaient des revendications très précises, c’est-à-dire qu’ils dénonçaient le fait que les puits, les zones d’eau, avaient été pillées par des gens qui sont liés au régime, etc… Et puis, c’est aussi une zone qui vivait ; Deraa est donc contournée en termes de centre, ce n’est plus un centre régional, donc c’est une région qui subit la sécheresse. Et troisièmement, la fin de la présence syrienne au Liban à partir de 2005, la fin de la présence des troupes syriennes, a changé d’autres opportunités économiques; le fait que beaucoup de gens allaient travailler au Liban pour un certain temps et qu’ils ne vont plus y travailler, va faire qu’il n’y a plus de rentrées d’argent en Syrie dans le monde rural venant de gens qui allaient travailler au Liban.

Et cela va converger, si on peut utiliser ce terme, avec d’autres périphéries. C’est-à-dire qu’il y a beaucoup de gens qui sont à la périphérie, mais dans un autre sens, un sens politique. C’est-à-dire que le régime syrien, c’est un régime autoritaire qui fonctionne ainsi : il y a ceux qui sont dedans, ceux qui sont liés au régime, ou qui connaissent quelqu’un qui est lié au régime. Ce sont donc les insiders qui existent à tous les niveaux. On part de ceux qui sont placés très haut et qui s’en mettent plein les poches, pour aller jusqu’à celui qui n’a pas grand-chose, mais qui a un emploi réservé, qui est peut-être chef d’un tampon, donc il peut quand même profiter d’un minimum de corruption. Donc, il y a ceux qui sont à l’intérieur du régime et tous ceux qui profitent du régime, et puis ceux qui sont en dehors, qui n’ont pas les moyens d’avoir accès au régime, d’avoir les réseaux qui leur permettraient d’avoir les passe-droits qui sont assurés si on a la connaissance d’un officier, d’un fonctionnaire, etc.. Et là, ce sont toutes ces classes moyennes, qui se modernisent, qui s’ouvrent à Internet et qui voient qu’il y pas trop d’avenir en Syrie. Il peut s’agir aussi des grands commerçants, qui eux, n’acceptent pas de s’allier avec un officier supérieur de l’armée ou les moukhabarat, les services de sécurité, et qui ne peuvent donc pas vraiment avoir des affaires très florissantes. Donc toutes ces périphéries, ce sont plus des périphéries politiques ; ce sont ceux qui ne sont pas dans le régime, ou liés à toute cette colonne vertébrale qui est présente dans le réseau du pouvoir syrien, qui irrigue du haut jusqu’en bas. Tous ceux qui sont à l’extérieur de cela n’ont pas d’avenir ; c’est-à-dire qu’ils ne peuvent pas s’en sortir ou difficilement. Donc les périphéries rurales vont finir par converger avec ces périphéries qui sont les masses urbaines, les classes moyennes urbaines, les grandes élites commerçantes, et cela va donner un effet massif à la mobilisation de 2011. Voilà, alors, en gros, une espèce de convergence de périphéries, de périphéries rurales et de périphéries politiques. Puisque celui qui n’était pas dans le régime, il était dans une périphérie, c’est-à-dire qu’il n’existait pas. Il n’avait aucune voix politique. Et, à partir de là, le mouvement peut se déclencher. En voilà les causes.

Jean-Paul Burdy

Pour élargir le propos, je compare parfois, et je ne suis pas le seul à le faire, ce qui s’est passé dans le monde arabe depuis trois ans à la question de la tectonique des plaques en géotectonique. On a eu ces vingt dernières années une accumulation des tensions à la limite de ces plaques, on a eu de petits tremblements de terre préparatoires. Puis, à un moment, l’accumulation des tensions entre les plaques est telle qu’on a un grand tremblement de terre. Et ultérieurement, on a des répliques plus ou moins importantes pendant quelques mois, et puis ça se tasse jusqu’à l’étape suivante. Si on prend le monde arabe, arabo-musulman, en incluant bien sûr l’Iran, je dirais qu’on a eu dans les années 2000 une multitude de tensions qui se sont accumulées. Ce sont des tensions politiques. Il y a la crise au Liban en 2005, la crise en Iran en 2009. On a eu des grèves, effectivement, comme je l’ai souligné : l’Égypte a été secouée tout au long des années 2000, en 2004, en 2006, par des grandes grèves du textile, qui ont rencontré des mobilisations étudiantes au même moment. Les étudiants ont relayé en 2006 à travers le mouvement Kifâya (« Ça suffit »), les revendications syndicales des ouvriers du textile, concernant des problèmes liés au coût de la vie, au prix des matières de base. La question, c’est de savoir pourquoi à un moment, ça se déclenche. Tout le monde se souvient de l’immolation par le feu de Mohammed Bouazizi en Tunisie le 17 décembre 2010. Bon. L’immolation par le feu de ce vendeur ambulant de fruits et de légumes à Sidi Bouzid a provoqué les révolutions arabes. C’est le point de départ. Mais, en mars 2010, six mois avant, à Monastir, ville natale de Bourguiba et ville touristique bien connue, il y a un vendeur ambulant de crêpes qui s’est lui aussi immolé par le feu au centre-ville. Or, il s’est rien passé. Pourquoi en mars, ne se passe-t-il rien ? Pourquoi le 17 décembre, cela déclenche-t-il les révolutions arabes ? En fait, cela renvoie à la formule de Lénine : « il suffit d’une étincelle pour mettre le feu à la plaine ». Il faut bien sûr qu’une condition soit remplie : il faut que la plaine soit très sèche. C’est-à-dire qu’il faut que les tensions de toutes natures soient telles que cela explose. C’est alors l’Événement historique, avec un « É » majuscule.

Question 2 : Comment peut-on être assuré de la chute inéluctable du régime de Bachar al-Assad ?

 Jean-Paul Burdy

Oui, ce régime tombera ; mais je veux dire, il tombera peut-être dans cinq ans, peut-être dans dix ans, peut-être dans vingt ans. J’ai dirigé un numéro de revue sur la Syrie, intitulé « Régionalisation et internationalisation d’une guerre imposée » (revue EurOrient n°41-42, paru en mai 2013 chez l’Harmattan), dont les textes étaient rédigés fin 2012. La majorité des rédacteurs voyaient Bachar Al-Assad fini dans les six mois. Quand j’ai reçu les textes, j’ai essayé de calmer un peu certains rédacteurs, en leur disant : « il faut voir ». Fin 2012, tout le monde pensait Bachar al-Assad fini dans les six mois. Or, Bachar, actuellement, « grâce à » son crime contre l’humanité commis le 21 août par le bombardement chimique, donc par l’utilisation d’armes de destruction massive, a été remis en selle par les grandes puissances. La position de la Russie n’est pas surprenante, mais celle des États-Unis l’est plus. Barack Obama, qui avait soi-disant tracé une ligne rouge en août 2012 sur l’utilisation des armes de destruction massive, a négocié en secret, avant même l’utilisation des armes chimiques le 21 août, un accord avec les Russes sur ces armes chimiques. Et du coup, Bachar, d’une part, gagne progressivement du terrain ces derniers mois ; et d’autre part, au plan international, il redevient un acteur incontournable et fréquentable. Cela s’était déjà produit en 2006-2007. Alors qu’en 2005 c’était le pestiféré de la région contraint de quitter le Liban, en 2006-2007-2008, tout le monde l’a réhabilité : les Qataris, puis les Turcs, puis Nicolas Sarkozy, et en 2008 George W. Bush. Donc, ce n’est pas la première fois que Bachar est considéré comme fini et qu’il resurgit. Il y a une résilience de ce régime, qui est quand même assez spectaculaire.

Philippe Droz-Vincent

Alors, sur la question de la chute du régime, je pense qu’effectivement pour le moment, on ne voit pas la chute qui se fera par moyen militaire. Ça, c’est clair. Cela se fera plus par la négociation politique et les processus diplomatiques.

C’est-à-dire qu’on est dans une situation de blocage complet, où, certes, le régime est résilient, c’est-à-dire que ce régime résiste. Il résiste mais, en même temps, il s’affaiblit. Il s’affaiblit, parce qu’il a une armée, certes, qui est très résiliente et efficace dans la répression, mais qui est de plus en plus petite et qui doit travailler « à 360 degrés » ; cela veut dire qu’une fois qu’elle a écrasé l’opposition à tel endroit, ça recommence à un autre etc. Cette armée est aussi épuisée. D’où l’importance des milices qu’ils ont recrutées. Elles sont à la fois syriennes, très organisées, bénéficiant de l’aide des Iraniens et agissant selon le modèle iranien des Bassidjis. Ce sont les Bassidjis avec les Pasdarans, les gardiens de la révolution iranienne, qui leur ont expliqué comment se structurer. Ensuite, les combattants du Hezbollah et toutes les milices irakiennes aussi ont été recrutés. Mais en face, il y a quand même un régime qui s’affaiblit, qui a besoin de ressources extérieures pour renforcer son potentiel.

Et puis d’un autre côté, et c’est pour cela que je dis qu’il y a un blocage complet, la rébellion a récupéré une quantité monstrueuse d’armes. Elle est armée. Elle a beaucoup d’armes. Et puis, la société a tellement souffert, tellement souffert de ces horreurs, que jamais cette société ne rentrera à nouveau dans le rang.

Comment fonctionne, un régime autoritaire ? Il se fonde, bien sûr, sur la répression, mais surtout sur la peur de la répression, qui est beaucoup plus efficace que la répression elle-même, qui n’intervient qu’ultimement, quand vraiment les gens osent sortir dans les espaces publics. Mais la peur, souvent, suffit. La peur de la répression. C’est ce qu’on appelle « le mur de la peur » dans le monde arabe. Et, ce mur-là, il est tombé. C’est-à-dire que les gens ont tellement souffert qu’ils n’accepteront plus d’avoir peur et de rester prudent, c’est-à-dire d’avoir peur dans les lieux publics et de critiquer le régime politique autant qu’ils veulent dans l’espace privé.

Donc, il y a un blocage du point de vue de la situation militaire et donc la chute se fera certainement par la solution diplomatique. Les Russes lâcheront Bachar al-Assad et les Iraniens aussi. N’oubliez pas que les armes chimiques, c’est aussi une ligne rouge. Pas seulement pour les Américains, mais les Iraniens savent aussi ce que sont les armes chimiques, particulièrement l’élite islamique, dont Hassan Rohani est un élément très important.

Question 3 : Pourquoi assiste-t-on à autant de tergiversations au sein de la Communauté internationale ?

 Philippe Droz-Vincent

La communauté internationale, ça n’existe pas. La communauté internationale, elle n’existe que quand elle est incarnée par quelques États qui parlent au nom de la communauté internationale, et qui se lancent dans une intervention, au nom d’un certain nombre de légitimations qui ont changé.

Après l’invasion de l’Irak en 2003 par les États-Unis, l’intervention unilatérale n’est plus légitime. Donc, l’intervention doit passer par un certain nombre de canaux, en particulier onusiens, en particulier le Conseil de sécurité, autour de thématiques comme la responsabilité de protéger et le chapitre sept de l’ONU qui permet l’usage de la force dans ce qui est appelé des menaces à la paix et la sécurité internationale. Et ces menaces à la sécurité, à la paix, peuvent être, on le sait maintenant depuis les années 2000, aussi des questions internes. C’est-à-dire que les menaces à la sécurité, à la paix, ce ne sont plus seulement des questions internationales, de rapports inter-étatiques. Ce sont aussi des questions comme la décomposition d’un État ou le massacre d’une population qui peuvent être considérés comme une menace à la paix et à la sécurité tout à fait légitime. Donc, il y a un certain nombre de canaux par lesquels l’autorisation pour intervenir passe désormais ; Surtout après le problème de l’Irak en 2003, où l’administration américaine avait dit : là, nous intervenons, parce que, nous l’avons décidé, nous avons de bonnes raisons, c’est comme ça, et les autres nous suivront ou pas et c’est ainsi. Cela ne se passe plus comme ça. La communauté internationale doit passer par un certain nombre de canaux et il y a une espèce de légitimité, à peu près reconnue partout, que cela passe par le Conseil de sécurité.

Sauf que ce processus est long et complexe. Et dans le cas syrien, plus on attend, plus le conflit monte et plus les extrémistes montent, plus le conflit devient dangereux, les djihadistes montent en puissance, plus les puissances intervenantes sont réticentes. C’est une espèce de contradiction interne. Donc, voilà la situation dans laquelle est la communauté internationale en termes d’intervention. C’est pour ça que l’intervention semble peu probable. Je parle de la solution de l’intervention, c’est-à-dire du déploiement des forces militaires.

Mais, par contre, la solution politique dans le sens de la négociation américano-soviétique avec les Iraniens est probable. Et le fait que le dossier nucléaire iranien se soit débloqué est évidemment quelque chose d’extrêmement important. Après, cela peut bloquer très, très vite, puisque ce n’est pas parce que l’accord est signé, que les choses vont pouvoir se mettre en place. Vous avez vu que le Congrès américain est très opposé à cet accord sur le nucléaire iranien en termes de levée des sanctions, mais la solution passera certainement par la négociation.

Notes:

[1] Historienne, spécialiste du monde arabe (IFPO Damas).

[2] Politologue, spécialiste du Moyen-Orient et professeur à l’Institut d’études politiques de Grenoble.

[3] Maître de conférence en histoire à l’Institut d’études politiques de Grenoble.

[4] Ancien président de Médecins du Monde, professeur associé à l’Institut d’études politiques de Grenoble.