Patrice Allard, Rédacteur en Chef de Informations et Commentaires
Dans l’ouvrage « Le capital au XXIéme siècle », Thomas Piketty produit une analyse remarquée de l’accroissement actuel des inégalités de revenu et de patrimoine. Celui-ci résulterait de la conjonction d’un rendement augmenté de la rémunération du capital (qui rend possible une accumulation pour celui qui dispose d’un tel capital) et d’une croissance économique ralentie (qui donne le rythme de l’évolution des revenus du travail). Le fondement du phénomène serait donc l’écart croissant des rémunérations du travail de celles du capital. Cette approche s’applique sans mal aux pays développés qui connaissent cette situation. Mais qu’en est-il des pays émergents qui ont connu, à l’inverse, une croissance accélérée au cours de ces dernières années ? Cette croissance devrait, en suivant ce schéma, conduire à une stabilité ou une réduction des inégalités.
Mesure des inégalités dans quelques pays émergents
Pays | Coefficient de Gini | Date de la mesure |
Brésil | 0,51 | 2012 |
Chine | 0,61 | 2010 |
Inde | 0,37 | 2010 |
Russie | 0,44 | 2010 |
Sources : PNUD, Rapport sur le développement humain 2010.
Pourtant il n’en est rien. Le tableau ci dessus renseigne sur l’état des inégalités dans certains pays émergents, mesurées par le coefficient de Gini[1].
Ces données méritent d’être complétées en regardant leur évolution sur la période récente. Ainsi, si une augmentation des inégalités peut être constatée en Inde (avec un indice de Gini égale à 0,32 en 2006 contre 0,37 en 2010, celles-ci explosent en Russie, où leur mesure, après une hausse vertigineuse entre 1990 et 1995, passe de 0,38 en 2000 à 0,42 en 2006 et 0,44 en 2010 et en Chine où le même indicateur, qui n’atteignait que 0,16 à la fin des années 1970, arrive à 0,45 en 2002 et 0,61 en 2010. La seule exception est le Brésil, pays dans lequel ces inégalités seraient en baisse (indicateur à 0,57 en 2000, 0,53 en 2010 et 0,51 en 2012). Ce dernier pays est sans aucun doute particulier, comme nous le verrons ensuite. Ainsi, dans la période actuelle, tout incite à penser que la croissance rapide des pays émergents est accompagnée d’une augmentation rapide des inégalités. Comment comprendre cela ?
Plusieurs processus semblent jouer ici. Le changement technologique, qui accompagne cette croissance, induit des phénomènes de requalification ou de surqualification de certains métiers et de déqualification pour d’autres, cependant qu’il creuse des écarts entre les activités à forte et à faible valeur ajoutée. De plus, en remettant en cause les règles institutionnelles qui s’appliquent au marché du travail, les orientations libérales, diversement acceptées et mises en œuvre dans ces pays, entrainent une précarisation des travailleurs salariés et peuvent conduire à des pressions renforcées à la baisse des salaires.
L’action des firmes étrangères établies dans les pays émergents semble contradictoire, puisque celles-ci sont réputées payer de meilleurs salaires, surtout aux travailleurs qualifiés, que les entreprises locales alors que reste bien présente le contraire de cette réputation, l’image des sweatshops où l’exploitation d’une main d’œuvre bon marché et peu qualifiée est le moteur de la venue des investisseurs étrangers. La question de la responsabilité des firmes transnationales (FTN) dans l’aggravation des inégalités dans les pays d’accueil reste donc posée. Si l’action de celles-ci peut s’opposer à une aggravation des inégalités, cela n’a rien d’automatique ni de spontané[2]. Les engagements souscrits dans le cadre de la responsabilité sociale des entreprises n’apportent que peu. Ainsi la firme Nike, souhaitant devenir vertueuse en suite à la mauvaise réaction de ces clients aux révélations des conditions de fabrication de ses produits à l’étranger dans les années 1990, a imposé à ses fournisseurs (sous traitants) un code de bonne conduite et a recruté des superviseurs pour en contrôler le respect (elle en employait 80 en 2004). Le résultat a été décevant : 80 % de ces fournisseurs n’ont pu mettre en œuvre ces dispositions.
Enfin, comme dans les pays plus développés, l’accroissement de la rentabilité du capital a également dans les pays émergents des effets sur les écarts de rémunération des facteurs. Sur ce point l’étude que Thomas Piketty consacre au 1 % percevant les plus hauts revenus dans les pays développés demeure pertinente : le nombre des milliardaires et millionnaires (en dollars) brésiliens, russes, chinois ou indiens s’est accru au cours de la période actuelle.
Il s’ajoute à ces différents processus, dans la plupart des pays émergents, des inégalités héritées des périodes précédentes et qui, lorsqu’elles ne se renforcent pas, ne s’atténuent que lentement. Il en est ainsi des inégalités ville/campagne. En Chine, en 2002, 1,3 % des pauvres étaient des urbains alors que 98,7 % vivaient à la campagne[3]. Les inégalités régionales s’ajoutent aux premières. Ainsi en Chine encore, la zone côtière de l’est du pays héberge 400 millions d’habitants et réalise les deux tiers de la production industrielle du pays. La même remarque peut être faite à propos du Sudeste brésilien, avec 40 % de la population du pays et l’essentiel de sa production industrielle, ou, au Mexique, de la ville de Mexico et du nord du pays (à la frontière avec les États-Unis)[4]. Les écarts entre régions ou entre les villes et les campagnes concernent également leurs dotations en services publics de telle sorte que les inégalités ne portent pas que sur les revenus mais se traduisent également par un accès inégal à l’éducation ou aux services de santé.
Faut-il craindre cette montée des inégalités dans les pays émergents ? Au plan social, cette montée s’accompagne de tensions sociales accrues, pouvant fragiliser les liens sociaux. En Russie où, comme nous l’avons vu, les inégalités ont explosé depuis 1991, « Les différences de revenus contribuent au développement d’univers sociaux distincts, inégaux en termes de consommation et d’accès aux services, qui ne correspondent pas nécessairement à des espaces géographiques séparés mais traversent la société entière. Ces inégalités nourrissent un mécontentement populaire qui peut trouver plusieurs expressions, allant de la remise en cause de la politique libérale du gouvernement à des mobilisations ponctuelles et locales, pour défendre des intérêts économiques et sociaux menacés[5] ».
Au plan économique, l’aggravation des inégalités, qu’accompagne la paupérisation d’une proportion parfois non négligeable de la population du pays, pose la question de la durabilité de la croissance et de la réalité du développement. Dans le plus grand nombre des pays émergents, la croissance accélérée constatée ces dernières années repose à la fois sur des flux augmentés d’exportations et sur un effort d’investissement accompagnant un accroissement des capacités de production et le changement social (par exemple à travers une urbanisation rapide). La croissance lente des économies des clients américains, européens ou japonais ne peut manquer de détériorer la situation conjoncturelle de ces pays émergents à un moment où la spécialisation d’une économie tournée vers l’exportation s’oppose à la nécessaire diversification des activités pour transformer l’augmentation de la production en un réel développement. L’essor du marché intérieur devient ainsi stratégique pour accéder à une nouvelle étape. L’accroissement des inégalités de revenus constitue alors un obstacle majeur. Ainsi, en Chine, la consommation des ménages, qui représentait la moitié du produit intérieur brut (PIB) au début des années 1990, est passée à seulement 35 % de celui-ci à partir de 2007[6]. Ce serait une erreur que d’attendre d’un petit nombre de riches l’essor d’un débouché intérieur car ce serait méconnaître l’importance de leur propension à épargner et la spécificité du modèle de consommation (inspiré du modèle occidental et trop souvent animé par une recherche d’effets de démonstration) de ceux-ci. Les observateurs ne s’y trompent pas : c’est de l’essor d’une « classe moyenne » que dépendrait une croissance tirée par le marché intérieur. L’expérience des pays développés peut ici être précieuse. L’essor d’une telle classe a été rendu possible en Occident par des politiques publiques plus que par le libre jeu des marchés. Des prélèvements fiscaux et sociaux progressifs, une redistribution de revenu au profit des moins nantis (qui sont autant de moyens de combattre les inégalités) expliquent cette « moyennisation » sociale qui a accompagné l’émergence d’une société de consommation en Europe, au Japon, et, dans une moindre mesure, aux États-Unis. Les pays émergents peuvent-ils suivre cette voie ?
Leur croissance rapide de ces dernières années offre des moyens budgétaires appréciables aux pays émergents. Il reste, bien sûr, les choix politiques de l’usage de ces moyens. En Inde ou en Russie, une orientation néolibérale de la politique économique semble prédominer et conduire à un désengagement de l’État en matière sociale. Dans le premier de ces pays, l’aggravation sensible de la pauvreté s’est traduite par d’importants programmes de subventions, surtout dans le but d’éviter une explosion sociale. Ces politiques ont vite rencontré une limite : les faibles recettes fiscales de l’État central désireux de rester dans un modèle social conservateur et de respecter la doctrine du « moins d’État » du néolibéralisme[7]. Dans le cas de la Russie, Françoise Daucé[8] relève une action des pouvoirs publics tendant à renforcer les inégalités plutôt qu’à les combattre. Ici, l’aggravation des inégalités trouverait son origine dans la décentralisation des mécanismes de fixation des salaires voulue par les réformes libérales appliquées à ce pays, la faiblesse des fonctions régulatrices de l’État et sa politique salariale de celui-ci visant à maintenir à un bas niveau le salaire minimum versé à ses agents, qui sert de référence au secteur privé. Dans chacun de ces deux exemples, le choix des pouvoirs en place semble se limiter à l’application du « enrichissez-vous » de Guizot, dans l’espoir que la fortune accumulée par les uns fera le bonheur des autres.
Au Brésil, la politique conduite par le Parti des Travailleurs a suivi une toute autre voie. Des politiques énergiques de réduction de la pauvreté ont été mises en place[9]. La première de ces politiques, Bolsa familia, une mesure phare pour le nouveau pouvoir, date de 2003. Il s’agit d’une aide familiale mensuelle, variant de 70 à 182 réales suivant le nombre d’enfants, versée aux mères dans des familles dont le revenu par personne est inférieur à 140 réales par mois. Cette aide est conditionnelle, étant accompagnée de l’obligation de scolarisation et de suivi médical (vaccination) des enfants. En août 2011, ce programme concernait 13 millions de familles (52 millions de personnes) recevant en moyenne de l’ordre de 150 réales par mois (50 euros). Dans son ensemble il représente une dépense publique de 0,4 % du PIB. Des politiques de même objectif ont été mises en œuvre pour le compléter. Il s’agit, en 2011, du programme Brasil sem miseria, comportant des garanties de revenu, d’accès aux services publics et d’une aide au retour à l’emploi au bénéfice des 800 000 familles en situation d’extrême pauvreté. Il s’y ajoute, en 2012, le programme Brasil Carinhoso, destiné à la lutte contre la pauvreté dans la première enfance (36 millions de bénéficiaires en 2013) ainsi que le programme Beneficio de prestacao continuada qui consiste en une pension non contributive, destinée aux personnes pauvres âgées et aux handicapés. À côté de ces mesures visant exclusivement à réduire la pauvreté, les dispositions politiques pouvant conduire à une réduction des inégalités sont moins nombreuses. Il s’agit des augmentations successives du salaire minimum qui est ainsi passé de 250 réales en avril 2003 à 622 réales en janvier 2012, ainsi que du programme Minha casa, minha vida (de 2009) qui alloue une subvention aux ménages d’un revenu inférieur à 5 000 réales par mois qui accèdent à un logement à bas coût. En fin d’année 2012, ce dernier programme avait profité à un million de familles.
En matière de lutte contre la pauvreté, le bilan de ces actions est très positif. Le taux de pauvreté, mesuré à partir d’un revenu mensuel inférieur à 70 réals (23 euros), a régressé de 14 % de la population brésilienne en 2002 à 8 % en 2009. En ce qui concerne les inégalités, nous avons déjà vu l’évolution du coefficient de Gini (0,57 en 2000, 0,51 en 2012). Certes l’ampleur des inégalités se réduit légèrement, mais le Brésil reste un pays fortement inégalitaire. La redistribution d’une partie des « fruits de la croissance » aux pauvres améliore le sort de ceux-ci mais n’empêche pas les plus riches de s’enrichir davantage. En ce sens, la politique brésilienne paraît atteindre une limite.
D’une part, les inégalités ne concernent pas que les revenus. L’accès à un système de santé efficace, à un système éducatif performant, entrent également en ligne de compte, et pas seulement pour les plus pauvres. La nécessité de développer des services publics, en rendre l’accès facile, si ce n’est gratuit, se situe au centre des revendications populaires. À quoi cela sert-il d’avoir mis en place un système de santé universel financé par le budget de l’État si les plus pauvres ne peuvent accéder qu’à une médecine de médiocre qualité alors que d’autres bénéficient d’une médecine privée et d’une couverture assurantielle (privée) plus efficaces ? Ainsi l’amélioration des services publics et de leur accès à tous devient une tâche aussi urgente que la construction d’un système de protection social universel, à la fois contributif et non contributif suivant la situation sociale des bénéficiaires. Par exemple, il existe, au Brésil, un système de retraite financé par des cotisations sociales, mais ne s’adressant qu’aux salariés des secteurs public et privé « officiel », il laisse de côté les travailleurs du secteur informel avec pour résultat de n’assurer une couverture vieillesse qu’à 35 % de la population active.
D’autre part, l’ampleur des dépenses sociales et des dépenses de modernisation des services publics que doit engager l’État imposerait une augmentation des recettes publiques que la seule croissance économique espérée ne saurait durablement garantir. Ceci nécessiterait une révision de la fiscalité qui, en imposant aux plus riches une contribution plus élevée, aurait un effet important dans la réduction des inégalités de revenu. Ce serait là cependant la transgression de deux « tabous » de la pensée néolibérale : envisager une augmentation de la pression fiscale et imposer une fiscalité plus progressive. Le Parti des Travailleurs au pouvoir aura-t-il les moyens et le courage d’opérer une telle transgression ?
La mise en place d’une fiscalité progressive (limitant l’enrichissement des riches) et la création d’un système universel de protection social (générant des transferts sociaux au bénéfice des moins riches) apparaissent comme les clés de la réduction des inégalités et de la transformations des progrès économiques, incontestables aujourd’hui, en progrès sociaux dans les pays émergents. En envisageant une politique d’augmentation des salaires minimaux (dans le cadre d’un dispositif d’encadrement des salaires) et une politique fiscale augmentant les taux d’imposition des plus riches, c’est peut être sur cette voie que se tourne aujourd’hui la Chine.
Notes:
[1] Ce coefficient est un indicateur de l’ampleur des inégalités de revenu ou de patrimoine dans un pays donné. Sa valeur 0 serait obtenue pour un pays où les revenus (ou les fortunes) seraient partagés en une stricte égalité et sa valeur 1 résulterait de l’accaparement de tous les revenus par un seul habitant. Ainsi, parmi les pays développés, la mesure des inégalités de revenu avant leur redistribution s’élève à 0,41 en Norvège, 0,49 aux États-Unis et 0,51 au Royaume-Uni.
[2] Jean-Yves Huwart, Loïc Verdier, La mondialisation est-elle bénéfique à l’emploi, OCDE, coll. Les essentiels de l’OCDE, Paris, 2012, repris par la revue Problèmes économiques, n°3089, 1-15 mai 2014.
[3] Françoise Nicolas, « Chine : bienfaits et revers de la mondialisation », Questions internationales, n°22, « Mondialisation et inégalités », novembre-décembre 2002.
[4] Gregory Lecomte, « les perdants et les gagnants de la mondialisation », Questions internationales, n°22, 2002.
[5] Françoise Daucé, « Une société confrontée aux troubles de la modernité », Questions internationales, n°57, « La Russie au défi du XXIème siècle », septembre-octobre 2012.
[6] Guilheim Fabre, « La part du lion : les dessous du ralentissement économique chinois », École des hautes études en sciences sociales, Fondation maison des sciences de l’homme, octobre 2013, accessible sur le site : http://www.fmsh.fr/fr/c/4005
[7] Jean-Joseph Boillot, « Inde-Chine : le défi post-mondialisation libérale », L’économie politique, n°56, octobre-décembre 2012, repris par la revue Problèmes économiques, n°3060, 1-15 février 2013.
[8] Françoise Daucé, article cité, 2012.
[9] On peut se reporter ici à : Dominique Fruchter, « Une société sous tension », COFACE, Panorama-les publications économiques de COFACE, juillet 2013, article repris par la revue Problèmes économiques, n°3085, 1-15 mars 2014 ; Fernando J. Pires de Sousa, « Brésil : une interprétation des récentes manifestations de rue », Chronique internationale de l’IRES, n°142, septembre 2013, repris par Problèmes économiques, n°3085 ; Pedro C. Chadarevian, « Un développement économique et social sans précédent », Questions internationales, « Brésil, l’autre géant américain », n°55, mai-juin 2012.