Yves Achille*
Les migrations des ressortissants des pays du Sud vers l’Europe existent depuis des siècles. Elles se caractérisent depuis longtemps par d’incessants allers-retours que traduit parfaitement l’image de la « noria ». Mais avec la crise du fordisme, les pays européens ont progressivement durci leurs conditions d’immigration. Depuis les années 1990 en particulier, les lois européennes relatives à l’immigration n’ont cessé d’être de plus en plus restrictives[1]. Alors que le droit à la liberté de mouvement est inscrit dans la Déclaration universelle des Droits de l’Homme [2] et que les instances de l’Union européenne (UE) proclament leur attachement au principe de libre circulation des personnes, la politique européenne d’octroi des visas aux migrants issus du Sud s’est considérablement resserrée.
L’effet direct du durcissement de cette politique est l’accroissement de la migration clandestine : les personnes entrées légalement en Europe décident parfois d’y rester au-delà de la période autorisée par crainte de ne pas obtenir ultérieurement un nouveau visa, et les personnes qui n’ont pu en bénéficier cherchent à parvenir à l’émigration de manière clandestine.
Afin de lutter contre ce que Nicolas Sarkosy qualifiait comme « une atteinte à l’ordre public des États européens et à la stabilité de leur pacte social »[3], l’UE s’est inspirée du concept d’ « immigration choisie » pour définir sa politique de « migration circulaire ». Cette dernière peut être définie comme un schéma par lequel les migrants ou anciens migrants circulent aisément entre pays d’origine et pays de résidence, en effectuant des allers-retours de manière tout-à-fait légale. Il s’agit donc d’une migration temporaire de personnes quittant leur pays d’origine pour exercer une activité économique dans un pays et revenir ensuite dans leur pays d’origine après une durée déterminée à l’avance.
Trois objectifs président à la mise en place de cette stratégie devant permettre, selon les termes employés par des chercheurs dans une étude financée par l’UE, « une coopération endogène et équitable » [4] : le contrôle des flux migratoires, la satisfaction des besoins en main d’œuvre dans des pays européens à démographie vieillissante et la participation aux efforts de développement des pays du Sud. D’après ces mêmes chercheurs, « les migrations circulaires présentent de réelles opportunités de collaboration et de coopération entre les pays développés récepteurs et les pays en développement émetteurs des flux. Elles montrent que la gestion des migrations n’en sera efficace et effective que si elle est menée de manière concertée entre les pays de départ et de destination ». Selon eux, les migrations circulaires représentent à la fois « un outil contre les délocalisations et l’exploitation de la main d’œuvre », puisqu’elles « contribuent à réduire les restrictions en matière d’entrée et de séjour des étrangers et amènent à une régularisation progressive de la migration », ainsi qu’un outil de développement. En effet, « par la définition des politiques, par la mise en place de projets, la migration circulaire peut être prise en compte dans les programmes de développement. (…) Les retours fréquents permettent un contrôle plus facile de l’argent, mais aussi des créneaux d’investissements porteurs. En outre, le migrant peut lui-même mettre en place les investissements »[5].
Pourtant, cette position très institutionnelle ne paraît pas faire l’unanimité. La politique de migration circulaire semble bénéficier beaucoup plus largement aux pays européens qui en sont à l’origine. « Cette stratégie a le triple avantage pour les pays d’accueil de créer des catégories de travailleurs détachés et fragiles, et donc plus dociles, de pouvoir orienter la migration selon les besoins économiques du pays, et de mettre en concurrence les différentes catégories de travailleurs immigrés »[6]. Ainsi, « alors que la libre circulation des personnes devrait être considérée comme un droit fondamental et inaliénable, le droit de se déplacer apparaît aujourd’hui comme de plus en plus conditionné en fonction de critères utilitaristes. Si les migrants peuvent être utiles à l’économie du pays d’accueil, ils pourront espérer obtenir un droit de séjour pour le temps de cette utilité[7] ». La différence fondamentale entre la migration circulaire et les formes traditionnelles d’émigration réside dans le fait qu’elle n’est plus libre et choisie par le seul migrant mais définie de manière unilatérale et encadrée par les pays européens, les pays d’origine des flux devant en surveiller la mise en œuvre.
Cet article cherche donc à tester la validité de cette réponse récente de l’UE aux problèmes d’immigration qu’est censée représenter la migration circulaire, et particulièrement à questionner l’aspect gagnant/gagnant devant résulter de l’application des accords de partenariat qu’elle engendre. L’analyse sera essentiellement centrée sur l’agriculture. Une première partie s’attachera à montrer les effets pervers de la mondialisation sur les différentes catégories de migrants dans ce secteur, en Calabre, dans le sud de la France et en Espagne. La deuxième partie montrera que l’immigration circulaire est un concept favorisant les intérêts de l’Europe sans apporter de véritables retombées à long terme pour les pays en développement : alors que ses effets sur l’immigration clandestine restent très limités, il s’inscrit dans une logique visant à parachever l’organisation d’un marché du travail européen par strates successives d’exclusion.
Agriculture, migrations et crise de la globalisation
Le développement d’une agriculture mondialisée s’est traduit par l’intensification des processus de production et la mise en place de filières dans lesquelles le pouvoir économique s’est trouvé déplacé vers l’aval. La transformation des systèmes de commercialisation a induit une expansion spatiale et temporelle des débouchés qui se sont trouvés dès lors contrôlés par la grande distribution. En France, celle-ci représente 67 % des parts de marché dans le commerce de l’alimentation. Six acteurs se partagent ce marché : Carrefour (20,3 %), Leclerc (20 %), Intermarché (14,2 %), Auchan (11,3 %), Casino-Monoprix (11,5 %) et Système U (10,3 %)[8]. En Allemagne ou au Royaume-Uni, elle en représente une part encore plus importante. Ces grands groupes ont systématisé une concurrence exacerbée entre les unités de production favorable à une baisse tendancielle des prix payés aux producteurs, en particulier en ce qui concerne les productions périssables.
Mondialisation et agriculture
Les caractéristiques de la demande induisent une pression considérable qui s’exerce de l’aval des filières vers l’amont. Les exigences des consommateurs portent en effet sur la disponibilité de légumes et fruits de saison pendant toute l’année, et ce pour un prix d’achat le plus bas possible.
L’Andalousie associe le taux d’ensoleillement le plus élevé d’Europe et un taux de rémunération de la main d’œuvre parmi les plus faibles. En France, pour une journée de huit heures, un ouvrier agricole perçoit 55 euros nets et coûte à son employeur 104 euros du fait des cotisations sociales. À Alméria, un journalier ne touche qu’entre 32 et 37 euros, alors que le salaire minimum est de 44, 4 euros nets. Ainsi, le prix d’un kilo de tomates peut rester inférieur à 2 euros même pendant la mauvaise saison parce que les exploitants andalous arrivent à les produire à un prix de production inférieur à 50 centimes[9]. Près de 110 000 employés agricoles, dont environ 85 000 étrangers, travaillent dans 30 000 serres pour cette seule production. Parmi eux, 20 000 à 40 000 sont clandestins, principalement marocains (pour la moitié d’entre eux), sub-sahariens, latino-américains et roumains. Cet impératif de baisse des coûts de production concerne également le transport. Il se conjugue dans ce secteur avec la nécessité de limiter les délais d’acheminement. Puisque les coûts d’approvisionnement en carburant sont largement incompressibles (ils représentent environ le tiers des coûts de transport), les transporteurs profitent de l’absence d’harmonisation européenne concernant le transport routier pour recruter des chauffeurs d’origine extra-communautaire payés à des tarifs entre deux et trois fois inférieurs : alors que le salaire mensuel d’un routier espagnol varie entre 2500 et 3000 euros, celui d’un Ukrainien s’élève à environ 1 200 euros[10]. Ainsi, comme l’avait déjà laissé soupçonner la faillite de l’entreprise Kralowetz en 2002, « 80 % des chauffeurs employés par les compagnies autrichiennes de transport sont dans l’illégalité » puisqu’ils sont recrutés sur des contrats locaux afin de mener une activité transnationale[11].
Une autre partie de l’Andalousie est spécialisée dans la culture de la fraise. Ce produit représente 50 % de la production agricole de la province de Huelva[12]. Le choix des cultures est déterminé par la stratégie des exploitants visant à produire avant même le début du printemps afin de bénéficier d’une rente de situation sur les producteurs des pays situés plus au Nord. La fraise se cultive sur plus de 6 000 hectares et la production, à 85 % exportée vers les autres pays d’Europe – en particulier vers la France (30 % de la production) et l’Allemagne (le tiers de la production) –, oscille entre 240 et 270 000 tonnes par an[13]. Un certain nombre d’exploitants espagnols ont également délocalisé une partie de leur production au Maroc : d’une part, la production dans ce pays permet d’améliorer la précocité de l’apparition du produit sur les marchés, puisque les fraises produites au Maroc ou en Égypte arrivent sur les étals européens dès le mois de janvier ; d’autre part, les employeurs peuvent de ce fait bénéficier d’un droit du travail beaucoup plus accommodant et d’un différentiel de salaire qui est considérable, allant de 38 euros pour une journée complète en Espagne à moins de 5 euros au Maroc[14].
Les conditions dans lesquelles opèrent les producteurs sont déterminées par les contraintes liées à la commercialisation. Le caractère périssable des produits impose la présence d’une main d’œuvre importante, spécialement pendant la période relativement courte consacrée aux récoltes. La mobilisation de cette force de travail doit pouvoir être faite instantanément en fonction de variations dictées par les caprices de la nature ou du marché, selon des impératifs difficilement prévisibles, à la fois en ce qui concerne la détermination de la période de travail et le niveau des effectifs devant être recrutés. Comme les besoins en main d’œuvre ne sont pas aisément planifiables, ni en nombre, ni dans le temps, les groupements de producteurs sont incités « à créer sur place une armée de réserve de travailleurs étrangers en surnombre, ce qui constitue un puissant facteur tant de maintien des étrangers dans un statut irrégulier que de développement de formes d’emplois dissimulées et précaires ».[15]
On retrouve ces tensions, de manière plus exacerbée encore, dans le sud de l’Italie en ce qui concerne la production d’agrumes. Environ 1 600 exploitations de 1,8 ha en moyenne forment le tissu agricole de la plaine de Gioia Tauro, en Calabre. Le cumul de plusieurs facteurs – la baisse des cours mondiaux, la forte concurrence des oranges étrangères, notamment en provenance du Brésil, la fin de la politique européenne de prix garanti induite par les réformes successives de la PAC – a provoqué la dégradation de la rentabilité des cultures. « La chute, constante, du prix des oranges d’industrie utilisées pour la transformation en jus – l’essentiel de la production de la plaine – est devenue vertigineuse, descendant jusqu’à 5 centimes d’euros le kilo ».[16] La nécessité de limiter les coûts de main d’œuvre devient de ce fait incontournable : « la présence d’ouvriers saisonniers est un facteur structurel. En Calabre, 95 % d’entre eux sont recrutés de manière irrégulière ».[17] Ainsi, en 2009, plus de 10 500 travailleurs d’Afrique Subsaharienne (Ghanéens, Sénégalais, Nigériens ou Maliens) et d’Europe de l’Est travaillaient dans ce secteur, contre 800 en 1989. Au cours de la seule année 2009, leur nombre avait augmenté de 30 %. Le plus souvent clandestins, payés entre 20 et 25 euros par jour, soit la moitié de ce que perçoit un travailleur régulier local, ils voient leurs gains largement ponctionnés (entre 3 et 5 euros) par le « capo », représentant du propriétaire terrien chargé du système de recrutement et de l’organisation de la production.
Une étude de Médecins sans frontières (MSF) réalisée en 2007 et portant sur 770 personnes, parmi les quelques 12 000 travailleurs immigrés employés par le secteur agricole dans le sud de l’Italie, aboutissait à des conclusions alarmantes : 40 % d’entre eux vivaient dans des constructions abandonnées, 36 % dans des espaces surpeuplés, plus de 50 % n’avaient pas accès à l’eau courante, 30 % à l’électricité et 43 % ne disposaient pas de toilettes. La plupart de ces travailleurs ne mangeaient qu’une fois par jour, alors qu’ils travaillaient entre 8 et 10 heures dans les champs. 30 % ont dit avoir été victimes de violences, d’abus ou de mauvais traitements dans les six mois précédant l’enquête, et dans 85 % des cas, l’agresseur était un Italien[18]. Parmi ces abus figuraient le retard ou le non paiement des heures supplémentaires, voire la suppression des rémunérations. De ce fait, 54 % d’entre eux déclaraient ne pas avoir pu envoyer de l’argent à leur famille. En 2008, une nouvelle enquête comparant la situation dans les Pouilles, en Campanie et en Calabre montrait que celle-ci avait empiré : en Campanie, 96 % des travailleurs ne bénéficiaient pas de contrat de travail, et 53 % étaient assujettis aux retenues des « caporali ». Ils travaillaient seulement 3 jours en moyenne dans la semaine pour des salaires journaliers de 20 euros. Dans les Pouilles, 78 % des ouvriers travaillaient moins de 4 jours par semaine et 68 % devaient verser 5 euros aux « caporali ». En Calabre, plus de 98 % d’entre eux ne bénéficiaient pas de contrats[19]. Aussi en mai 2009, trois exploitants agricoles avaient-ils été reconnus coupables d’un délit qualifié de « réduction à l’esclavage »[20].
Les foyers d’immigration ne concernent pas seulement l’Italie du Sud. « Le phénomène n’épargne pas les régions riches du Nord. On les trouve à Milan, à Parme, à Bologne, à Florence. À Rome, la municipalité a recensé plus de 240 sites d’habitations illicites (…). Les conditions de vie de ces « réserves d’immigrés » n’y sont guère plus enviables qu’à Castel Volturno, San Nicola Varco ou Rosarno. Contrairement aux idées reçues, c’est dans le Nord qu’on retrouve le plus haut taux d’irrégularité. Le record est détenu par la Province de Brescia, devant celles de Modène et de Parme »[21].
À deux reprises, en décembre 2008 puis en janvier 2010, des travailleurs immigrés originaires pour l’essentiel d’Afrique subsaharienne se sont révoltés à Rosarno, petite ville calabraise de 15 000 habitants située dans la plaine de Gioia Tauro. Lors du deuxième soulèvement, beaucoup plus important, la population a pris le parti des exploitants agricoles et, après deux jours d’émeutes, près de 1 500 Africains ont été chassés de la ville avec l’aide de la police et regroupés dans des camps de détention avant leur extradition[22]. Trois ans plus tard, plus de 1 000 immigrés africains travaillaient à nouveau dans les champs de cette commune, pour un salaire de 25 euros par jour ou, à la pièce, pour un euro la caisse de mandarine et 0,50 euro la caisse d’orange de 18 à 20 kilos. Juste près les évènements, les autorités locales avaient inauguré un campement modèle : 120 places disponibles dans des Algeco et 280 places dans de vastes tentes pour 4 personnes avec chauffage, télévision, toilettes, éclairage dans les allées, cuisine et réfectoire, collecte organisée des poubelles. La Région y avait investi 55 000 euros et la Province payait l’électricité. Les associations locales offraient assistance, repas, couvertures grâce à l’aide d’un millier de bénévoles. Le démantèlement des derniers ghettos permettait de mettre en avant le « modèle Rosarno » qui, pour un coût de 2 euros par jours permettait de porter assistance aux immigrés, contre 45 habituellement dépensés par la Protection Civile dans des situations similaires. Mais dès juin 2012, une fois le financement de la Région épuisé, ce camp était fermé et abandonné, et les bidonvilles proliféraient[23].
Cette réaction de la population à l’encontre des immigrés fait écho aux évènements qui s’étaient produits à El Ejido, en Andalousie, en février 2000. Dans cette partie de la province d’Alméria spécialisée dans la production maraîchère intensive, avec 30 000 hectares de serres produisant 2,8 millions de tonnes de fruits et légumes, les coûts d’irrigation sont, là comme ailleurs, contrebalancés par l’ensoleillement et le faible coût de la main d’œuvre (4,38 euros pour produire en Andalousie 100 kilos de tomates contre 15,55 euros aux Pays-Bas). Aux 5 000 saisonniers déclarés s’ajoutaient donc, depuis les années 80, 15 000 à 25 000 clandestins pendant les périodes de ramassage. Ce recours massif à la main d’œuvre immigrée avait alors profondément transformé la commune : la proportion d’étrangers atteignait plus du quart d’une population qui était passée de 1 000 à 54 000 habitants en l’espace de 30 ans. 75 % des travailleurs immigrés étaient relégués en dehors de la zone urbaine, dans des habitats de misère au milieu des zones agricoles. Plusieurs facteurs alimentaient un racisme exacerbé de la population espagnole à l’encontre des immigrés d’origine marocaine, nationalité la plus représentée (60 à 70 % de la population) : le positionnement politique réactionnaire de la municipalité, les crises récurrentes frappant la production des fruits et légumes et la concurrence marocaine amenée par l’ouverture des frontières de l’Europe dans la perspective d’une zone de libre échange euro-méditerranéenne. Ces éléments déterminants ont été à l’origine des émeutes racistes particulièrement violentes qui ont visé les journaliers agricoles marocains[24].
En France, l’exploitation de la main d’œuvre immigrée est également systématique. Après la fermeture des frontières en 1974, l’Office des migrations internationales (OMI) était devenue la seule filière légale d’introduction des travailleurs étrangers dans ce pays. L’essentiel de l’immigration se faisait sur la base d’autorisations temporaires de travail, avec une majorité de contrats saisonniers. Après s’être situé aux alentours de 130 000, le nombre de ces contrats a baissé à environ 15 000 par an après la sortie des statistiques des Espagnols et des Portugais en 1992. La presque totalité de ces travailleurs viennent du Maroc, de Tunisie et des pays de l’Est de l’Europe, principalement la Pologne. La France a en effet signé des accords avec le Maroc, la Tunisie et la Pologne et implanté dans leur capitale des missions de l’Agence nationale de l’accueil des étrangers (ANAEM). Ainsi sont nés les contrats dits OMI qui permettent d’échapper aux contraintes liées aux CDD et CDI. « Les contrats OMI se sont généralisés en Provence, aboutissant à une véritable zone de non-droit dans les principales activités agricoles maraîchères, arboricoles, fourragères ou viticoles ».[25] Depuis la loi du 18 janvier 2005, l’ANAEM qui remplace l’OMI ne dispose plus du monopole de recrutement. Parallèlement se sont donc développées depuis quelques années des sociétés de prestation de services et d’intérim basées en Espagne ou dans des pays d’Europe de l’Est. Elles mettent à disposition des exploitants agricoles européens une main d’œuvre étrangère et touchent ainsi dans leur pays des aides à la création d’entreprise. « Dans bien des cas, ces sociétés, très difficiles à contrôler par l’Inspection du Travail, se livrent à du prêt de main d’œuvre illicite et ne respectent pas l’obligation légale de rémunération de leur personnel aux minima légaux »[26].
Un rapport émanant d’un collectif de défense des droits des migrants, regroupant entre autres structures le Forum civique européen, des sections locales de la Ligue des Droits de l’Homme, la Cimade et la Confédération Paysanne, est révélateur des pratiques édifiantes des exploitants agricoles dans le Sud de la France[27]. Les multiples cas recensés par les associations traduisent la mise en place d’une exploitation systématique : non paiement des heures supplémentaires et des congés payés, déqualification au niveau des contrats par rapport aux tâches réellement effectuées, non prise en compte de l’ancienneté, retenues importantes sur salaires pour une mise à disposition de logements insalubres, non déclaration des accidents du travail, licenciements abusifs d’ouvriers sous contrats au profit d’un recrutement plus précaire ou du recours à une main d’œuvre illégale, rétention de passeports… Là comme ailleurs, les formes prises par l’exploitation sont multiples et ne connaissent pas les frontières.
Un secteur lié à la criminalité organisée
La N’drangheta structure l’essentiel des activités de la filière calabraise de production d’agrumes. « Un kilo d’oranges de table est vendu 50 centimes par le cultivateur au commerçant. Ce tarif est imposé par la mafia. Aucun agriculteur ne trouvera à vendre sa production plus cher. Dans ce prix, 8 centimes représentent le coût du travail – 4 centimes, lorsque ce dernier s’effectue au noir –. En bout de chaîne, ce kilo peut être revendu entre 2 et 2,50 euros au supermarché »[28]. En effet, les activités agricoles permettent, outre le blanchiment, de détourner des fonds publics aux différents échelons, régional, national et européen. La modification par l’Union des critères d’attribution de ses financements, afin de privilégier le revenu des agriculteurs plutôt que le rendement des terres, s’est traduite par le versement de subventions basées sur la superficie de l’exploitation et le nombre de pieds d’orangers plantés, et non plus sur le niveau de production obtenu. « Dans le secteur agricole, notamment dans l’oléiculture et l’agrumiculture, l’accaparement des terres permet de mesurer l’appétit des clans. En acquérir et les faire cultiver permet de blanchir ses capitaux, mais aussi d’obtenir des fonds publics, en premier lieu de l’UE »[29]. Par ailleurs, l’attribution d’indemnités de chômage est possible dès lors qu’un ouvrier agricole a travaillé au moins 51 jours dans l’année. Dès lors, il est possible pour des propriétaires terriens liés à la mafia de déclarer saisonnier un travailleur permanent ou d’en faire travailler plusieurs pendant la durée nécessaire en les laissant inoccupés ensuite. Aussi la Calabre compte-t-elle le taux de bénéficiaires de ce régime le plus élevé d’Italie.
Mais la présence mafieuse ne résulte pas seulement de l’implantation des organisations criminelles sur le territoire. Une étude commandée par la Fédération européenne des syndicats de travailleurs de l’agriculture témoignait dès 1997 de l’existence de structures pourvoyeuses de main d’œuvre prélevant leur commission non pas sur les exploitants agricoles – comme dans le cas de l’intérim – mais sur les revenus déjà faibles des journaliers. « Dans les cas extrêmes, on trouve des organisations mafieuses aux pratiques quasi-esclavagistes : au Royaume-Uni, environ 70 % des saisonniers sont fournis par des gang-masters (chefs d’équipe) qui facturent leurs services aux agriculteurs et paient directement les travailleurs agricoles (…). Avec l’intensification de la concurrence et la pression des supermarchés, on est passé d’une forme d’artisanat local à une organisation plus étendue, connectée à des réseaux frauduleux de migration en provenance des pays d’Europe centrale et orientale, qui engendrent une surexploitation de la main d’œuvre, notamment étrangère »[30]. Depuis l’intégration de pays d’Europe de l’Est, des agences locales situées dans les pays de départ tirent parti des failles dans la règlementation pour obliger les candidats à l’immigration à signer des contrats d’embauche permettant à l’employeur de verser des salaires bien plus faibles que ceux du pays d’accueil, d’exiger un temps de travail plus long ou de contourner la rémunération des congés ou des heures supplémentaires. Le centre irlandais pour le droit des migrants a présenté un cas d’exploitation et de travail forcé dont ont été victimes 15 travailleurs de Lettonie et d’Ukraine, embauchés dans une ferme de champignons d’Irlande. « Ils avaient versé de 1 800 à 2 500 euros à des agences locales d’emploi pour l’obtention d’un permis de travail, travaillaient de 10 à 17 heures par jour sans aucune protection sanitaire, et dans certains cas jusqu’à 100 heures par semaine »[31].
Plus largement, la criminalité organisée est directement impliquée dans le trafic de migrants qui satisfait le besoin en main d’œuvre clandestine dans ces régions[32]. Selon Europol, environ 80 % des migrations clandestines vers l’Europe sont « facilitées ». Deux types d’acteurs interviennent pour organiser ces flux migratoires. D’une part, des mafias transnationales, souvent basées dans le pays d’origine des migrants, planifient et coordonnent les différents aspects du voyage, en sollicitant parfois des acteurs locaux susceptibles de fournir des services relevant de compétences plus spécifiques. D’un autre côté, certains migrants préfèrent ne faire appel aux groupes criminels que de manière plus ponctuelle et ont alors affaire à plusieurs groupes au cours des différentes étapes de leur voyage. Ces groupes locaux spécialisés, menant des stratégies de niche, vendent directement leurs services à des points de rassemblement bien connus, et sont souvent impliqués dans d’autres formes de trafics (drogue, fraude, contrefaçon, etc.).
Le premier type d’organisations, composé de groupes criminels ouest-africains, nigérians le plus souvent, se caractérise par une structuration en réseaux composés d’entités regroupant des personnes expertes dans un savoir-faire spécifique (recrutement actif de migrants, passage, falsification de documents, transport, logement, corruption des garde-frontières, etc.), extrêmement adaptables. La souplesse des structures permet à ces groupes de pénétrer sur des marchés étroits auxquels des organisations plus lourdes n’auraient pas accès, et de résister aux mesures de répression. Il est ainsi très difficile de faire disparaître la tête d’un réseau africain à partir du moment où sa structure est essentiellement horizontale. Ces groupes mènent des stratégies de coopération internationale ; ils possèdent des contacts dans plusieurs pays, ont accès à des fonds transférables, contrôlent les moyens de transport et collaborent avec des groupes criminels basés en Europe qui s’occupent de l’accueil des migrants clandestins et de la suite de leur voyage vers d’autres pays. Ainsi, dans le sud de l’Espagne, les réseaux composés de Marocains, d’Algériens et de Mauritaniens facilitent les opérations de trafic en provenance du Maroc. Les organisations criminelles chinoises fournissent aux migrants de leur pays des billets d’avion pour Malte, des visas d’étudiants et des documents d’inscription à des cours d’anglais sur place. Une fois à Malte, les migrants chinois n’ont plus qu’à joindre l’Italie en moins d’une heure par de puissants bateaux à moteur. Les ressortissants d’Asie du Sud (Inde, Pakistan, Bangladesh) choisissent pour la plupart l’Afrique comme point de transit vers l’Europe. Les contrôles laxistes des visas facilitent l’accès à l’Afrique occidentale ; des relations entre les réseaux asiatiques implantés en Afrique et des groupes criminels touaregs et arabes du nord du Mali (en particulier Kidal et Tombouctou) leur permettent ensuite de passer en Mauritanie, puis au Sahara occidental, avant d’être pris en charge par des groupes criminels sahraouis qui les acheminent vers l’océan Atlantique, les îles Canaries et l’Espagne[33].
Officiellement dans le but de limiter l’immigration clandestine et ses effets supposés négatifs sur les économies et les sociétés européennes, l’Union européenne a introduit le concept de migration circulaire et l’a mis en œuvre en développant avec les pays tiers des accords de partenariats pour la mobilité.
La migration circulaire, fondement d’une « délocalisation sur place »
La migration circulaire est présentée comme une solution possible à la migration irrégulière. Elle est supposée garantir certains droits aux migrants, limiter les effets négatifs de la migration clandestine et faciliter le transfert de richesses et de compétences des pays riches vers les pays pauvres.
Une forme de migration supposée bénéficier à l’ensemble des acteurs
La migration circulaire est donc une forme de migration choisie, à la fois par les pays européens, par les pays tiers et, en principe, par leurs ressortissants. Elle est censée s’inscrire dans une relation gagnant/gagnant, contrairement à « l’immigration subie ». Afin de subvenir à un besoin régulier en main d’œuvre, particulièrement en ce qui concerne les activités saisonnières, l’UE a donc favorisé la mise en place de ce modèle porteur d’un triple avantage : le pays d’accueil reçoit les migrants dont il a besoin, au moment et dans les activités qui le nécessitent sans avoir à penser leur intégration à long terme. Le pays d’origine profite des possibilités d’emplois offertes à ses ressortissants et des transferts de fonds qu’ils réalisent en direction de leur famille restée dans le pays. Le migrant bénéficie d’un emploi, d’un salaire et d’une situation régulière dans le pays d’accueil. Ainsi, depuis 2007, la Commission européenne « suggère de mettre en place des partenariats pour la mobilité et d’organiser la migration circulaire afin de faciliter la circulation des ressortissants de pays tiers entre ces pays et l’UE. Ces dispositifs permettraient de réduire la pénurie de main d’œuvre dans l’UE, d’endiguer le phénomène d’immigration clandestine et de faire bénéficier les pays d’origine des retombées positives de l’émigration »[34]. Ainsi, « la migration circulaire s’impose comme une forme-clé de migration qui, si elle est bien gérée, peut aider à réaliser l’adéquation entre l’offre et la demande de main d’œuvre au niveau international, et contribuer ainsi à une répartition plus efficace des ressources disponibles et à la croissance économique »[35].
Les engagements des pays tiers portent sur la nécessité de réadmettre effectivement ses propres ressortissants ainsi que les ressortissants d’autres pays et d’apatrides arrivés dans l’U.E. par le territoire du pays concerné, de décourager les migrations clandestines et le trafic de migrants, d’améliorer le contrôle aux frontières avec l’appui des États-membres et de Frontex ainsi que de coopérer en vue d’un échange d’informations propre à accroître la sécurité. De son côté, l’Union Européenne s’engage à faciliter l’immigration légale, tant pour des motifs économiques qu’en ce qui concerne la possibilité de faire des études ou suivre des formations. « Les dispositifs destinés à faciliter l’immigration économique devront être basés sur les besoins de main d’œuvre des États membres intéressés, tels qu’ils les auront évalués, tout en respectant le principe de préférence communautaire (…)[36]. Elle s’engage également à assister les pays tiers en ce qui concerne la gestion des flux migratoires (information sur les besoins en main d’œuvre des États membres, aides à la mobilité des étudiants et chercheurs, formation linguistique ou technique avant le départ, mise en place de programmes de réinsertion économique et sociale lors du retour des migrants). Enfin, les partenariats pour la mobilité, qui doivent s’engager à partir d’une approche par pays, doivent contenir « un ensemble de mesures destinées à garantir la promotion et le respect des droits des migrants, tant des ressortissants des pays partenaires que de ceux des pays tiers qui transitent par le territoire de ces derniers »[37]. L’employeur du pays d’accueil détermine ses besoins, choisit parfois directement sur place les travailleurs qu’il désire, et paye les frais de transport.
Cette circulation entre pays tiers et pays membre est vue comme un processus à long terme : « la circularité peut être renforcée en donnant la possibilité aux migrants, après leur retour, de conserver une forme de mobilité privilégiée à partir et à destination de l’État membre où ils résidaient précédemment, par exemple avec des procédures simplifiées d’admission / réadmission »[38]. Cependant, l’une de ses caractéristiques fondamentales est la discontinuité : « une des conditions-clé est que les migrants rentrent dans leur pays d’origine après l’expiration de leur permis de séjour. (…) Les programmes de migration circulaire devront faire l’objet d’un suivi attentif (…) pour éviter que la migration circulaire ne devienne permanente »[39].
Des partenariats asymétriques fondés sur une exploitation sauvage
Ces deux caractéristiques majeures – processus d’immigration discontinue des mêmes personnes qui s’effectue sur le long terme – sont à la base d’un modèle d’exploitation qui s’exerce au profit des pays membres de l’UE qui recourent à ce type de partenariats et au détriment des droits les plus élémentaires des migrants.
L’Espagne recourt massivement à ce type de contrats de travail temporaire sous la forme de « recrutements à la source » (contratacion en origen), accords tripartites qui lient mutuellement les autorités centrales, régionales et locales avec les organisations patronales et les syndicats ouvriers. Dans la province de Huelva, la Commission provinciale de suivi des migrations négocie en fonction des besoins de main d’œuvre identifiés par les organisations patronales les quantités de personnes à importer (nouveaux travailleurs ou « répétiteurs ») le calendrier d’immigration, les modalités de recrutement et d’acheminement en lien avec l’agence nationale d’emploi du pays d’origine (Maroc, et Pologne, Bulgarie, Roumanie jusqu’à l’entrée de ces pays dans l’UE). Ces travailleurs, qui signent un engagement de retour, sont essentiellement recrutés pour le temps de la récolte qui dure généralement 3 mois, et doivent donc retourner dans leur pays à la fin du contrat saisonnier. Certains d’entre eux peuvent cependant rester 9 mois et assurent alors l’ensemble des activités du cycle de production (plantation, entretien, cueillette, arrachage des plants). Le droit au séjour est lié au contrat, lequel ne prévoit pas de date exacte de fin d’embauche. En 2010, Huelva a totalisé près de 85 % de ces contrats de migration circulaire et cette province représente plus de la moitié des travailleurs recrutés par cette procédure depuis sa mise en œuvre.
Face au caractère aléatoire de la demande et des conditions météorologiques, les exploitants demandent systématiquement un contingent annuel de travailleurs saisonniers bien au dessus des besoins estimés. Cette caractéristique s’avère un premier élément d’exploitation : elle expose constamment les travailleurs saisonniers au risque de chômage technique. En dessous d’un minimum de journées de travail, la venue des travailleurs immigrés n’est plus rentable car ils ne pourront pas envoyer suffisamment d’argent à leur famille. La Convention collective du secteur agricole de Huelva n’offre que très peu de protections. S’il existe un salaire minimum garanti par jour, la convention collective ne garantit pas une rémunération minimale pendant toute la durée du contrat. Or les jours non travaillés ne sont pas payés, et les saisonniers ne peuvent prétendre à une quelconque indemnisation par une assurance chômage, même s’ils ont cotisé, étant donné que ce droit est réservé aux personnes ayant effectué au moins 270 journées de travail. Lorsque les conditions météorologiques sont normales, les saisonniers travaillent généralement 23 à 24 jours par mois. Si la journée entière est travaillée, le salaire journalier de 38 euros est effectivement payé. En revanche, lorsque seules quelques heures sont travaillées, les travailleurs sont alors rémunérés au temps passé, contrairement aux dispositions de la Convention collective qui prévoient un paiement intégral de la journée. Alors que les saisonniers étrangers cotisent à la même hauteur que les travailleurs espagnols (60 euros par mois pour l’assurance vieillesse et chômage), ils ne bénéficient pas en pratique de droits en termes de retraite ou de maternité.
Du fait de ce volume de main d’œuvre disponible bien supérieur aux besoins, toute récrimination contre la pénibilité des conditions de travail (pénibilité, exposition aux pesticides sans protections), de vie (logements insalubres) ou les insuffisances de rémunération (heures supplémentaires non payées…) est interdite aux travailleurs puisqu’elle se traduirait immédiatement par leur mise à l’écart. Les exploitants sanctionnent d’ailleurs les journaliers les moins productifs en ne les faisant pas travailler pendant plusieurs jours d’affilée. « Les conditions de travail très difficiles pour la cueillette de la fraise engagent ainsi les travailleurs, hommes et femmes, de toutes nationalités, dans une compétition pour remplir le plus grand nombre de caisses et pour travailler le plus grand nombre de jours possibles, en espérant ainsi conserver leur emploi »[40].
Cette éventualité d’une contestation est en outre minimisée par le fait que les « contrats de recrutement à la source » dans le secteur de la fraise concernent exclusivement des femmes, réputées plus dociles parce que venant de milieu rural et le plus souvent analphabètes. Elles ne parlent que l’arabe dialectal et se trouvent donc peu à même de s’approprier leurs droits et de les réclamer. Les séances de sensibilisation organisées avant leur départ par les instances nationales de recrutement restent très générales et n’abordent que très peu les questions relatives au droit du travail (rémunération, liberté syndicale, droits aux congés et à la sécurité sociale…). Les rémunérations générées par leur migration représentent pour leur famille une manne considérable et l’enjeu du renouvellement du contrat l’année suivante est immense. Ainsi, les femmes malades ou enceintes font tout pour dissimuler leur maladie ou leur grossesse à l’employeur car elles craignent de devoir renoncer à la saison. D’autre part, le recrutement porte spécifiquement sur des femmes ayant laissé des enfants en bas âge dans leur pays, ce qui laisse supposer qu’elles ne chercheront pas à rester en Espagne une fois leur contrat terminé.
Lorsque d’aventure certaines d’entre elles cherchent à rompre avec cette exploitation, toute tentative de fuite est contrecarrée par le confinement dans des enceintes éloignées des centres urbains et par la rétention des passeports et des copies des contrats dans les bureaux de l’exploitation pendant le séjour. Dans la même optique, étant donné que les contrats ne contiennent pas de date de fin, mais mentionnent uniquement la fin de la saison, les employeurs peuvent arguer le ralentissement de la production, une météo défavorable ou les effets de la crise économique pour mettre fin au contrat une fois la période d’essai terminée, ce qui leur évite de verser des indemnités de retour. De nombreux travailleurs se retrouvent chaque année sur le territoire espagnol sans emploi, sans droit au séjour et sans indemnités de retour alors qu’ils ont été recrutés avec un contrat en bonne et due forme. Ils sont alors le plus souvent contraints de verser dans la clandestinité.
On retrouve à l’identique ces caractéristiques en ce qui concerne les contrats de migration circulaire mis en œuvre par la France. Ces contrats OMI donnent à leur titulaire le droit d’entrer en France pour y exercer l’activité professionnelle mentionnée, sur une période ne pouvant excéder 6 mois consécutifs sur 12 et pouvant être prolongés « exceptionnellement » à 8 mois. Le nombre de ces contrats a plus que doublé depuis le début des années 2000, passant à plus de 16 000 en 2004. Sur ce nombre, près de 7 000 saisonniers étaient de nationalité marocaine. Dans le département des Bouches-du-Rhône, le recours aux contrats OMI s’avère une dimension essentielle de la gestion du personnel qui est mise en place. Au lieu de recourir à ce type de contrats pour faire face à des pointes de production, les grandes exploitations associent la masse de ces travailleurs précaires aux quelques permanents encore en place, tandis que des sociétés prestataires de services et des clandestins assurent la flexibilité requise. Ainsi, les salariés OMI ont supplanté les salariés permanents sur les exploitations, grâce à une prolongation systématique de la durée des contrats à 8 mois et au recours au chevauchement des périodes, certains étant établis de janvier à août, les autres de mai à décembre. Selon un rapport d’enquête d’inspecteurs généraux[41], longtemps resté d’un accès réservé, cette situation dans les Bouches-du-Rhône « tend à transformer un système de dérogations exceptionnelles en faculté générale, en contradiction avec le cadre réglementaire ». Pourtant, « l’agriculture des Bouches-du-Rhône ne se distingue de celle des régions voisines ni par l’ampleur de ses productions qui requièrent de la main-d’œuvre salariée, ni par les tendances, qui restent dans les moyennes nationales et régionales ». De ce fait, ces saisonniers « par leur savoir-faire et leur bonne connaissance de la pluriactivité, remplissent et saturent les besoins de plus longue durée ». Le rapport pointe la complicité des services de l’État dans la mise en place de ces pratiques : « aucune initiative n’a été prise pour (…) mettre en place une doctrine d’instruction des demandes inhabituelles ou exorbitantes et pour tenter de conserver (…) la maîtrise de la situation ». Les auteurs constatent que « l’effectif d’inspecteurs et de contrôleurs (…) se révèle insuffisant » et soulignent « l’insuffisance du nombre de véhicules et la vétusté de l’un d’entre eux, également patente et anormale ». Trois années plus tard, deux inspecteurs du travail étaient abattus par un agriculteur lors d’un contrôle. Loin d’y voir un contournement des règles du droit du travail, la plupart des analyses plébiscitent le recours à ce type de contrats : « les OMI sont la survie des grandes, petites et moyennes exploitations ; supprimer cette main d’œuvre efficace, endurante, disponible et assidue, c’est rayer une grande partie de notre secteur économique »[42].
Avant leur émigration, les travailleurs saisonniers OMI, qui viennent principalement de Tunisie et du Maroc, signent à la mission de l’ANAEM un engagement au retour dans leur pays à l’expiration de leur contrat. Ils doivent d’ailleurs faire constater leur présence à cette occasion au siège de la mission, à Casablanca ou à Tunis. Même pour ce type spécifique de contrats, les pratiques illégales usuelles ont été constatées à l’identique de manière systématique par le Collectif de défense des travailleurs saisonniers étrangers dans les Bouches-du-Rhône : non respect des dispositions du code du travail et des conventions collectives comme le dépassement d’horaires, l’absence de repos hebdomadaire, le paiement des heures au plus faible taux de qualification fixé par la convention collective, sans rapport avec la qualification de l’employé ou des missions confiées, les heures supplémentaires obligatoires, non déclarées, sous-payées ou non payées, le manque de protection lors des opérations d’épandage de pesticides, la non déclaration d’accidents du travail, le non respect des avenants au contrat de travail (logements insalubres…), le remboursement illégal par les salariés de la redevance forfaitaire que les employeurs versent à l’ANAEM… [43] . S’y ajoutent le plus souvent, pour les nouveaux recrutés, l’achat du droit à signer leur premier contrat entre 5000 et 10 000 euros, trafic générant des sommes que vont se répartir l’employeur et le chef d’équipe chargé du recrutement.
Là encore, à l’image de la situation observée en Espagne, les contrats sont nominatifs. Une telle clause permet aux employeurs satisfaits par le travail des saisonniers de les faire revenir sur plusieurs cycles de production ou à l’inverse, de ne pas renouveler le contrat en cas de mésentente. Le paiement partiel du salaire en fin de mois avec versement du solde à la fin du contrat – évidemment sans versement d’intérêts – oblige les travailleurs qui auraient des velléités d’indépendance à rester dans l’exploitation. D’autant que les saisonniers souhaitant dénoncer les abus sont, en France comme en Espagne, sous la menace conjointe de l’absence de recrutement d’une période sur l’autre et d’une reconduction immédiate à la frontière, avant même l’aboutissement des actions en justice, puisque le droit au séjour est assujetti à l’existence d’un contrat. « Cette loi du silence repose aussi largement sur un contrôle social de type communautaire lié au mode de recrutement local de la main-d’œuvre, fondé sur l’interconnaissance et la proximité des relations familiales ou villageoises »[44].
Plus récemment, ces saisonniers sous contrats OMI ont été confrontés à la venue d’autres travailleurs temporaires extracommunautaires, en particulier latino—américains, recrutés par des agences de travail temporaire dont la plupart ont leur siège en Espagne. Dès 2009, un millier d’Équatoriens ont remplacé dans les Bouches-du-Rhône près d’un tiers des contrats OMI. « Comme les fraisiculteurs andalous de la région de Huelva, les employeurs de la Crau vont mettre en concurrence la main d’œuvre en fonction de son origine et segmenter ainsi le marché du travail. (…) L’opacité est de mise sur la rémunération effective des salariés ou leur couverture médicale. Comment l’Inspection du travail pourrait-elle faire respecter les règles minimales en matière de droit du travail ? Un tiers seulement des déclarations initiales obligatoires sont effectives »[45].
Ainsi, l’UE, en mettant en place ces accords de partenariat fondés sur le principe de migration circulaire basé sur la discontinuité et le caractère nominatif des contrats, pose les conditions d’un système d’exploitation des travailleurs immigrés des pays du Sud. « Les systèmes d’importation de force de travail ajustent la migration aux stricts besoins des exploitants, tout en les empêchant de basculer vers un autre secteur d’emploi, d’accumuler du temps de présence continue sur le territoire et donc, in fine, de bénéficier des droits attachés à celle-ci »[46]. C’est bien la discontinuité de la présence sur le territoire européen qui permet d’effacer les effets positifs qui pourraient résulter de l’ancienneté des relations de travail entretenues par les migrants (qualification supérieure, droits à une retraite décente, à une assurance chômage…). La finalité de ce type de contrats réside dans le maintien dans la légalité de travailleurs sans droits sociaux, malgré l’ensemble des cotisations auxquelles ils sont assujettis. Ceci infirme totalement la perception de la migration circulaire qu’ont certains chercheurs, identifiée comme « un cadre fluide, à long terme et continu, de mobilité humaine entre pays, lesquels sont de plus en plus reconnus comme un seul espace économique »[47]. À l’inverse de cette analyse, reprise dans les publications des institutions internationales – à l’image de l’OIM qui, dans son Rapport sur l’état de la migration dans le monde de 2008, définit la migration circulaire comme « le mouvement fluide de personnes entre pays » –, le monde, loin d’être un « village global », se caractérise par des ruptures et discontinuités (fiscalité, droit du travail…) mises à profit par les firmes et les États.
Migration circulaire et effets sur le développement
La migration circulaire ne présente pas uniquement des effets négatifs : dans le cas de l’Espagne, contrairement à la situation observée en France et plus encore en Italie, ces programmes se concentrent sur les femmes, en particulier celles dont les charges de famille supposent le retour. Ils ont alors eu pour effet de permettre à des milliers de Marocaines de se rendre en Espagne pour travailler, alors qu’elles n’avaient auparavant jamais pensé à émigrer. Une étude de terrain[48], analysant l’impact des programmes de migration circulaire sur les femmes marocaines, en montre les effets positifs au niveau individuel. « Pour la plupart d’entre elles, la migration a été bénéfique sur leurs conditions de vie et sur leur ascension sociale. Ceci les a changées à jamais au plus profond d’elles-mêmes. (…) Elles ont toutes dit avoir pris plus d’assurance, d’autorité sur elles-mêmes et sur les autres, développé leur sens des responsabilités »[49]. Ainsi, « franchir la frontière leur a permis de s’affranchir d’abord socialement et économiquement, mais aussi au sein de la famille »[50]. Elles se sont en particulier affranchies de la domination masculine qu’elles subissaient : « certaines, qui n’étaient jamais sorties du village sans être accompagnées d’un homme, font aujourd’hui le tour du Maroc sans difficulté, travaillent ailleurs que dans leur région d’origine, sont capables de réaliser des procédures administratives qu’elles laissaient auparavant aux hommes, peuvent leur tenir tête librement et échanger avec eux »[51].
Mais ces avancées en termes de développement humain relatives aux questions de genre, si elles peuvent être porteuses de développement sur le long terme, sont sans effet sur la situation à court ou moyen terme. « Les économies faites durant le processus migratoire ne sont pas suffisantes pour être consacrées à des investissements qui pourraient avoir une répercussion clairement identifiable sur leur entourage (…). Il y a peu de ressources et les perspectives d’avenir de leur village sont loin d’encourager des investissements à moyen ou long terme »[52]. Ainsi, la migration circulaire ne permet d’améliorer les conditions de vie que de manière temporaire et superficielle. « Tant que ces femmes partent, elles peuvent envoyer de l’argent à leur famille restée au Maroc. Mais quand elles ne pourront plus partir, qu’est-ce qu’elles auront gagné ? »[53]. C’est bien cette interrogation qui est à l’origine de l’angoisse exprimée par une migrante rencontrée au cours de cette enquête : « cette année, il y a la crise ; l’année prochaine, autre chose. On ne peut pas être les pantins de ces contrats. Ils nous disent de rentrer ; comme ça, on pourra revenir l’année suivante ; mais ils nous ont menti. On est rentré et cette année ils ne nous ont pas pris. On est comme des poupées entre leurs mains. Quand ils ont besoin, ils nous appellent et quand ils n’ont plus besoin, ils ne nous appellent pas. Mais nous, nos besoins, qui y pense ? »[54]. De tels propos, qui résultent directement de la mise en concurrence des Marocaines avec des ressortissants d’autres nationalités recrutés par des entreprises de travail temporaire, illustrent bien l’asymétrie fondamentale de la relation induite par ce type de contrats, et les retombées limitées qu’ils amènent en termes de développement.
« Délocalisation sur place » et droits des migrants
Cette exploitation des migrants ne concerne bien évidemment pas que l’agriculture. On retrouve les mêmes formes de rapports de travail dans différents secteurs dans lesquels les étrangers en situation irrégulière occupent une place tout-à-fait importante : Le bâtiment/travaux publics, l’hôtellerie et la restauration, la confection et les services à la personne. Dans tous ces secteurs, les employés illégaux ne se retrouvent pas la plupart du temps dans les grandes entreprises, mais auprès des sous-traitants : les effets de domination pratiqués à leur encontre par les grandes firmes dans l’ensemble de la filière leur imposent d’écraser les prix de vente et donc leurs coûts. Ainsi, les petits employeurs doivent nécessairement, pour conserver une rentabilité suffisante, recourir à des formes d’exploitation de leur main d’œuvre qui s’apparente à une « délocalisation sur place »[55].
Par rapport à un processus de délocalisation traditionnel, la « délocalisation sur place » apporte des avantages considérables : la minimisation des coûts de transport puisque les sites de production sont identiques aux lieux de consommation, ou plus proches de ceux-ci ; l’absence de risque liée à la disparition d’un investissement dans un contexte socio-culturel différent, la disparition du coût d’expatriation du personnel d’encadrement ou des missions d’évaluation ( défraiements) ainsi que la possibilité d’obtenir des conditions de coût identiques pour des secteurs dont la délocalisation physique ne peut pas être matériellement organisée (chantiers dans le bâtiment, restauration…). « L’idée même de délocalisation sur place consiste à dire que précisément le recours au travail des étrangers en situation irrégulière permet de reconstituer dans nos propres villes, dans nos propres pays les conditions qui sont celles de la main d’œuvre dans les pays du Tiers-Monde »[56]. Les analyses qui précèdent montrent effectivement que le même résultat peut être obtenu avec des travailleurs ayant émigré en toute légalité selon ce principe de migration circulaire.
En s’appuyant sur l’exemple de la France, Emmanuel Terray démontre de façon claire que le stock de main d’œuvre immigrée précaire se reconstitue de manière permanente. Selon les évaluations du Ministère de l’Intérieur, il y aurait environ 300 000 à 400 000 sans papiers en France. Que ces estimations s’avèrent fondées ou non n’est pas un problème. Il est en revanche important de constater que les chiffres fournis n’ont pratiquement pas varié depuis 25 ans. Or, pendant cette période, deux régularisations importantes ont été menées. En 1981, plus de 150 000 sans-papiers ont vu leur situation régularisée, puis, en 1997, entre 80 000 et 90 000 travailleurs ont eu la même opportunité. De plus, chaque année, entre 12 000 et 15 000 personnes sont expulsées, et la tendance actuelle est à l’augmentation de ce chiffre. Ainsi, puisque les travailleurs régularisés ou expulsés sortent des évaluations, pour que le nombre de sans-papiers puisse rester constant, il faut nécessairement qu’arrivent de nouveaux entrants. « Il y a donc là en réalité un volant de main d’œuvre dont le volume est incompressible. Il est donc aussitôt reconstitué, de manière permanente. Si l’on réfléchit à ce caractère permanent, on en tire la conclusion que les sans-papiers jouent un rôle fonctionnel dans l’économie française. Que leur présence fait partie des mécanismes et des structures mêmes de cette économie »[57].
L’organisation du travail dans une entreprise quelconque d’un des secteurs recourant à la « délocalisation sur place » combine ainsi les différentes formes de travail légal et illégal. Pour une entreprise de restauration, les responsables (de salle, de cuisine ou le personnel d’encadrement), souvent nationaux, sont recrutés selon des contrats à durée indéterminée, la préparation de la nourriture et le service en salle sont assurés par des employés disposant d’un contrat à durée déterminée, et la plonge est effectuée par des travailleurs immigrés, le plus souvent clandestins. Dans une exploitation d’agriculture intensive, les contremaîtres bénéficient d’un contrat à durée indéterminée, le personnel d’ensachage ne dispose que d’un contrat à durée déterminée et les saisonniers relèvent donc de la mobilité circulaire ou sont dans l’illégalité. Cette fonctionnalité du travail illégal dans les économies européennes est confirmée par l’absence de sanctions réelles prises la plupart du temps à l’encontre des employeurs recourant à la main d’œuvre clandestine, sauf en cas d’atteintes graves à la sécurité relevant du domaine pénal.
Migration circulaire et marché du travail par cercles concentriques
Toujours selon Emmanuel Terray, il est nécessaire d’opérer une distinction entre la politique affichée et la politique réelle d’immigration. La politique affichée consiste à éradiquer l’immigration illégale à travers des expulsions systématiques, de manière à pouvoir stabiliser et intégrer une immigration légale. La politique réellement pratiquée repose sur deux volets. Le premier assure la vulnérabilité administrative des travailleurs et fait en sorte qu’ils ne puissent bénéficier d’aucune protection, qu’ils soient expulsables à tout moment, et donc exposés aux chantages, à l’extorsion et à la délation. Une telle situation reste valable aussi bien pour les migrants illégaux que pour les saisonniers soumis à la migration circulaire, puisque la rupture du contrat pour ces derniers entraîne la disparition de leur droit au séjour et en fait des délinquants. En France, le séjour irrégulier est punissable d’un an de prison et de près de 4 000 euros d’amende, et près de 5 000 sans-papiers se retrouvent chaque année dans les prisons françaises avant de connaître l’expulsion. Mais la répression de l’ensemble des personnes en situation irrégulière entraînerait l’arrêt de la « délocalisation sur place ». Le deuxième fondement de la politique d’immigration repose donc sur le caractère modulé et complaisant de l’application de la répression. Ainsi, le flux de 15 000 à 20 000 reconduites à la frontière par an ne représente qu’un pourcentage relativement restreint du stock des 400 000 travailleurs illégaux présents en permanence sur le territoire, d’autant que la perte de force de travail qu’elles induisent se renouvelle dans l’année qui suit avec les nouvelles entrées. « Ce n’est pas grand-chose, mais c’est juste suffisant pour maintenir les gens dans la peur (…). Il en reste toutefois assez pour que le mécanisme puisse fonctionner. (…) La politique proclamée n’est pas du tout la politique appliquée. La politique appliquée ne vise pas à renvoyer les gens, elle vise à les terroriser (…) en renvoyant quelques-uns, (…) elle ne vise pas à les renvoyer tous à la fois »[58]. Ainsi, le schéma mis en place par les autorités organise l’absence de stabilité. Les cartes de séjour sont délivrées selon deux modalités différentes : l’obtention d’une carte de séjour au titre du travail effectué suppose l’obtention d’un contrat de travail à durée indéterminée. Si le travailleur ne bénéficie que d’un contrat temporaire, il ne pourra disposer que d’une carte de séjour temporaire, ce qui signifie que le renouvellement de son titre de séjour nécessite de bénéficier d’un nouveau contrat de travail. Sans cela, il risquera l’expulsion.
La prise en compte de la migration circulaire permet de compléter les analyses d’Emmanuel Terray portant sur le système d’organisation du marché du travail. Ce système est basé selon lui sur la multiplication de cercles concentriques dont la différenciation repose sur la situation particulière de la main d’œuvre employée. Le premier cercle correspond à celui des citoyens de plein droit. Le deuxième regroupe les étrangers, ressortissants de l’UE, qui peuvent circuler librement à l’intérieur de l’Union mais qui n’ont le droit de vote qu’aux élections municipales et européennes. Vient ensuite celui des étrangers en situation régulière possédant un permis de résidence selon les pays, pouvant circuler librement sur le territoire de l’Union, sans disposer toutefois du droit de vote. Puis suit le cercle des étrangers en situation légale ne disposant que de cartes de séjour temporaires. Ils ne peuvent circuler librement et sont astreints au système des visas Schengen qui autorise les déplacements dans un territoire autre que celui dans lequel ils ont été enregistrés pendant seulement 3 mois. Disposant de cartes de séjours dont la validité est limitée à une année, ils ne peuvent obtenir de contrats à durée indéterminée, ne peuvent signer de baux de 3 ans, contracter un prêt dans une banque… La catégorie qui suit regroupe les travailleurs des pays de l’Est de l’Europe qui sont rentrés récemment dans l’UE et qui disposent de contrats conclus avant leur départ avec des agences de placement locales. Ces contrats, entre légalité et illégalité, sont rédigés en tenant compte des failles du droit européen, et ouvrent la voie à une exploitation importante. Le cercle suivant concerne les travailleurs saisonniers extra communautaires recrutés dans le cadre de la migration circulaire : ils ne peuvent quitter leur pays d’émigration et doivent retourner dans leur pays d’origine dès la fin de leur contrat. Le caractère discontinu de leur activité les prive donc de leurs droits essentiels. La catégorie suivante d’émigrés concerne les demandeurs d’asile, qui, en France, ne sont pas autorisés à travailler. Assignés à résidence, ils sont directement reconduits à la frontière si leur demande d’asile est refusée. Enfin viennent les travailleurs étrangers illégaux.
La fonction véritable de la migration circulaire est donc de rendre le recours à la main d’œuvre illégale moins nécessaire. Elle permet de franchir une nouvelle étape dans l’exploitation de la force de travail. Ainsi se trouvent réalisées à l’heure actuelle les prévisions suivantes : « du jour où les travailleurs étrangers en situation légale auront peu d’ « avantages » par rapport aux travailleurs en situation illégale, c’est-à-dire qu’ils seront également précaires, ils seront à la merci de leur employeur pour obtenir un nouveau contrat de travail et c’est l’employeur qui décidera de leur séjour ou non. Les travailleurs seront alors en mauvaise position pour revendiquer. (…) Si la marge entre travailleurs légaux et illégaux – les conditions des travailleurs légaux s’alignant sur celle des illégaux – se réduit, il n’y aura plus d’intérêt à employer des travailleurs illégaux »[59]. D’où la possibilité d’un durcissement des lois concernant l’immigration, à l’image de la situation observée en France après la promulgation des deux lois Sarkosy et de la loi Hortefeux concernant la délivrance de titres de séjour, particulièrement payantes au niveau électoral.
Conclusion
La migration circulaire constitue donc une forme d’immigration qui se révèle essentiellement à l’avantage des pays européens. Loin d’être le produit de véritables politiques de coopération, équitables et porteuses de développement, elle s’avère un outil de contrôle de l’immigration favorisant une exploitation des travailleurs qui s’apparente à une « délocalisation sur place ». Elle induit une insertion discontinue des migrants qui les prive de leurs droits fondamentaux, et conduit à une structuration du marché du travail « par cercles concentriques » qui optimise les conditions de production dans l’espace européen.
Cette organisation du travail dans les pays européens entraîne au niveau interne une stratification de la société. La hiérarchisation de cette structuration sociale répond au niveau externe à la logique centre/périphérie de l’espace géopolitique et géoéconomique européen. Le centre de cet espace est constitué d’un noyau dur de pays européens déjà présents dans l’Union avant les années 2000 (Allemagne, pays de l’Europe du Nord, France…) ; l’anneau suivant est composé de pays européens nouvellement intégrés (Pologne, Roumanie, Bulgarie…) ; puis viennent les États qui se situent dans la périphérie proche, ayant conclu des accords de coopération en vue du contrôle de l’immigration clandestine et des accords de partenariat organisant la mobilité circulaire (Ukraine, Maroc, Tunisie, Libye…) ; le dernier stade concerne les pays périphériques lointains (Afrique subsaharienne, Équateur…).
Une telle structuration du marché du travail montre en définitive la finalité des dernières phases d’élargissement de l’Union Européenne. Elle explique également la raison de l’abandon du projet de partenariat Euromed, lancé dans les années 90 malgré les difficultés relatives au conflit israélo-palestinien, au profit d’une ouverture en direction des pays de l’Est de l’Europe. Il s’agissait en réalité de réunir les conditions d’une Division Internationale du Travail à l’échelle européenne favorable aux pays les plus puissants de la zone : les nouveaux pays intégrés devenaient des bases de délocalisation privilégiées pour le noyau dur européen. La politique migratoire européenne menée à l’heure actuelle s’adapte parfaitement à cet objectif en l’étendant aux secteurs non délocalisables.
Notes:
* Université Stendhal, Grenoble.
[1] Yves Achille, « Les politiques migratoires dans la forteresse Europe : entre exclusion, discrimination et dualisme », Informations et commentaires, n° 164, juillet-septembre 2013.
[2] L’article 13 de la Déclaration adoptée par l’Assemblée Générale des Nations Unies le 10 décembre 1948 dispose que « toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un État ; toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays ». En revanche, le droit de libre circulation n’apparaît pas dans l’énoncé des libertés fondamentales figurant dans la Convention européenne des Droits de l’Homme.
[3] Propos tenus dans sa déclaration à la Conférence euro-africaine de Rabat de juillet 2006 et repris par Khadija Elmadmad, « Migrations circulaires et droits des migrants : le cas du Maroc », CARIM AS, Notes d’analyse et de synthèse 2011/52, Robert Schuman Center for Avanced Studies, Institut universitaire européen, San Domenico di Fiesole, 2011.
[4] Serigue Mansour Tall et Aly Tandian, « migration circulaire des Sénégalais : des migrations tacites aux recrutements organisés », », CARIM AS, Notes d’analyse et de synthèse 2011/52, Robert Schuman Center for Avanced Studies, Institut universitaire européen, San Domenico di Fiesole, 2011.
[5] Serigue Mansour Tall et Aly Tandian, op. cit.,2011. Toutes les citations de ce paragraphe proviennent de cette source.
[6] Khadija Elmadmad, op. cit.,2011.
[7] Ibid.
[8] Le Figaro, 15 janvier 2014.
[9] Aurel et Pierre Daum, « Et pour quelques tomates de plus », Le Monde Diplomatique, mars 2010.
[10] Ibid.
[11] Frantz Fischill, Porte-parole du Syndicat autrichien des transports, cité dans : « Des routiers roulés d’Est en Ouest », Libération, 22 janvier 2002.
[12] Ouafae Ben Abdennebi, Elin Wrzoncki, « Main d’œuvre importée pour fraises exportées : conditions de travail dans les plantations de fraises à Huelva », Fédération internationale des droits de l’Homme (FIDH), Paris, 2012.
[13] Junta de Andalucia, « Estadisticas agrarias : superficies y produccion », juin 2011.
[14] Les exportations du Maroc sont presque totalement destinées aux pays européens (en particulier l’Espagne, la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni). En 2009, 61 entreprises andalouses opéraient au Maroc et produisaient 80 % des fraises de ce pays.
[15] FIDH, rapport cité, 2012.
[16] Antonino Inuso, Président de la Confédération italienne des agriculteurs de la province de Reggio di Calabria, cité par Christophe Ventura, « Immigrés dans les rets de la Mafia calabraise », Manière de voir, Le Monde Diplomatique, août-septembre 2013.
[17] Giuliana Paciola, Responsable de l’Institut national d’économie agraire, citée par Christophe Ventura, art.cit., 2013.
[18] Rapport MSF « Les fruits de l’hypocrisie. Histoire de ceux qui font l’agriculture… Dans l’ombre », repris dans « Travailleurs saisonniers en Italie : stop à l’hypocrisie », communiqué MST du 13 août 2007.
[19] Jean Duflot, Marc Ollivier, « En Italie, les migrants africains surexploités se révoltent », Informations et Commentaires, n°153, octobre – décembre 2010.
[20] L’Unita, 7 janvier 2010.
[21] Jean Duflot, Marc Ollivier, art. cit., 2010.
[22] Philippe Ridet, « Racisme : le syndrome de Rosarno », Le Monde, 2 février 2010.
[23] « Les « esclaves » de Rosarno ne sont toujours pas affranchis », La Stampa, 10 janvier 2013.
[24] Forum Civique Européen, El Ejido, terre de non-droit, Éditions Golias, Villeurbanne, 2000.
[25] Béatrice Mesini, « Flexi-insécurité dans un secteur en tension : processus de segmentation statutaire et ethnique du marché des saisonniers étrangers dans l’agriculture », Asylon(s), n°4, mai 2008.
[26] Nicolas Duntze, « Travailleurs agricoles : toujours plus flexibles ! », Altermondes, Dossier n°12, décembre 2007.
[27] Collectif de défense des travailleurs étrangers dans l’agriculture (CODETRAS), « Les omis, livre noir de l’exploitation des travailleurs étrangers dans l’agriculture des Bouches-du-Rhône », septembre 2005.
[28] Domenico Bagnato, Commissaire extraordinaire de Rosarno, cité par Christophe Ventura, op. cit.
[29] Giuseppe Creazzo, Procureur de la République, juridiction de Gioia Tauro, cité par Christophe Ventura, art. cit., 2013.
[30] European Federation of Food, Agriculture and Tourism Trade Unions, « Le travail au noir dans l’agriculture », Bruxelles, 1997, cité par Béatrice Mesini, art. cit., 2008.
[31] Doug Henderson, Rapporteur, « La situation des travailleurs migrants dans les agences temporaires », Conseil de l’Europe, Rapport de la Commission des migrations, des réfugiés et de la démographie, Royaume-Uni, 15 décembre 2006.
[32] Le trafic de migrants se définit comme l’organisation de l’entrée clandestine d’une personne dans un État moyennant un avantage. Il se distingue de la traite des personnes, dont la migration n’est pas entièrement volontaire, et qui sont ensuite exploitées, le plus souvent par ces mêmes trafiquants.
[33] Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC), Crime organisé et migration clandestine de l’Afrique vers l’Europe, Nations unies, New York, juillet 2006.
[34] Commission des Communautés Européennes, « Communication relative aux migrations circulaires et aux partenariats pour la mobilité entre l’Union Européenne et les pays tiers », Bruxelles, 16 mai 2007.
[35] Ibid.
[36] Commission des Communautés Européennes, art. cit., 2007.
[37] Commission des Communautés Européennes, « Un dialogue pour les migrations, la mobilité et la sécurité avec les pays du Sud de la Méditerranée », COM (2011) 292, Bruxelles, 24 mai 2011.
[38] Ibid.
[39] Ibid.
[40] FIDH, Rapport cité, 2012.
[41] Guy Clary et Yves Van Haecke, « Enquête sur l’emploi des saisonniers agricoles étrangers dans les Bouches-du-Rhône », Rapport N° 2001 118, novembre 2001 ; extraits repris dans Patrick Herman, « Trafics de main-d’œuvre couverts par l’État », le Monde Diplomatique, juin 2005.
[42] Propos cités par Béatrice Mesini, art. cit., 2008.
[43] Collectif de défense des travailleurs étrangers dans l’agriculture (CODETRAS), « Les omis, livre noir de l’exploitation des travailleurs étrangers dans l’agriculture des Bouches-du-Rhône », Septembre 2005.
[44] Béatrice Mesini, art. cit., 2008.
[45] Patrick Herman, « Travailleurs saisonniers, la ronde infernale », Le Monde Diplomatique, février 2013.
[46] Frédéric Decosse, « Le nouveau serf, son corps et nos fruits et légumes », Plein droit, 3/2008 (n° 78), 2008.
[47] Dovelyn Rannveig Agunias, Kathleen Newland, « Circular Migration and Development », Migration Policy Institute, Washington, avril 2009. Voir également Kathleen Newland, « Circular migration and human development », United Nations Development Programme, Human Development Reports Research paper, 2009/42, octobre 2009.
[48] Chadia Arab, « La migration circulaire féminine, vecteur de développement », Initiative conjointe de l’Union Européenne et des Nations Unies sur la Migration et le Développement – Centre d’Initiatives et de Recherches en Méditerranée (CIRM) – Fondation Orient-Occident (FOO), projet MO – 290, Barcelone, 2011.
[49] Ibid.
[50] Ibid.
[51] Ibid.
[52] Ibid.
[53] Ibid.
[54] Ibid.
[55] Selon le terme proposé par Emmanuel Terray. Voir sa contribution dans l’ouvrage collectif : Etienne Balibar, Jacqueline Costa-Lascoux, Monique Chemillier-Gendreau, Emmanuel Terray, Sans papiers : l’archaïsme fatal, La Découverte, Paris, 1999.
[56] Emmanuel Terray, « Délocalisation sur place, libre circulation et droits des migrant(e)s », À l’encontre, 26 avril 2008, article disponible sur alencontre.org/societe/migration/delocalisation-sur-place-libre-circulation-et-droit-des-migrant.e.s.html
[57] Emmanuel Terray, op. cit., 2008.
[58] Emmanuel Terray, op. cit., 2008.
[59] Emmanuel Terray, op. cit., 2008.