Joseph Stiglitz
New York, 5 novembre 2013
Les traités internationaux sur l’investissement sont de nouveau dans l’actualité médiatique. Les États-Unis tentent d’imposer un pacte contraignant sur l’investissement dans les soi-disant accords de partenariat, l’un concernant les relations trans-atlantiques[1], l’autre les relations trans-pacifiques[2], qui sont actuellement en cours de négociation. Mais une opposition croissante se manifeste à de telles initiatives.
L’Afrique du Sud a décidé de bloquer le renouvellement automatique des accords qu’elle a signés au début de la période post-apartheid, et elle a annoncé que certains seront abandonnés. L’Équateur et le Venezuela ont déjà clôturé les leurs, l’Inde déclare qu’elle ne signera un accord sur l’investissement avec les États-Unis que seulement si le mécanisme de résolution des conflits est modifié. Pour sa part, le Brésil n’en a jamais signé.
Il y a une bonne raison à ces résistances. Même aux États-Unis, les syndicats et les organisations non gouvernementales concernées par l’environ-nement, la santé, le développement et autres sujets ont mis en cause les accords proposés par le gouvernement américain.
Ces accords affaibliraient significativement la capacité des gouvernements des pays en développement de protéger leur environnement des sociétés minières et autres, leurs citoyens des fabricants de tabac qui commercialisent des produits qui causent des maladies et la mort, et leurs économies des produits financiers ruineux qui ont joué un si grand rôle dans la crise financière globale de 2008. Ils empêchent même les gouvernements de mettre en place des contrôles temporaires sur ce type de mouvements de capitaux déstabilisants et à court terme qui a si souvent fait de grands dégâts dans les marchés financiers et alimenté des crises dans les pays en développement. En plus, ces accords ont été utilisés pour s’opposer à des décisions gouverne-mentales allant de la restructuration de l’endettement jusqu’aux politiques de « discrimi-nation positive » dans tous les domaines.
Quant aux garanties des droits de propriété, il n’y a pas de raison que les propriétés possédées par des étrangers soient mieux protégées que celles des propres citoyens d’un pays. Bien plus, si des garanties constitutionnelles ne sont pas suffisantes pour convaincre les investisseurs de l’engagement sud-africain à protéger les droits de propriété, les étrangers peuvent toujours se protéger des expropriations par l’assurance que procure la Multilateral Investment Guarantee Agency[3] (une division de la Banque mondiale), ou souscrire une assurance auprès de l’Overseas Private Investment Corporation[4].
Mais de toute façon, ceux qui sont partisans des accords sur l’investissement ne sont pas réellement concernés par la protection des droits de propriété. Leur véritable objectif est d’affaiblir la capacité des gouvernements à réguler et à taxer les grandes entreprises, c’est-à-dire de leur imposer des responsabilités et pas uniquement de respecter la loi. Les grandes sociétés sont en train d’essayer d’obtenir à la dérobée, au moyen d’accords commerciaux négociés en secret, ce qu’elles ne peuvent pas obtenir dans un débat politique ouvert.
Même l’idée qu’il s’agit de protéger les sociétés étrangères est une ruse: les sociétés basées dans un pays A peuvent installer une filiale dans un pays B pour poursuivre en justice le gouvernement du pays A. Les tribunaux américains, par exemple, ont toujours décidé que les grandes sociétés ne peuvent pas recevoir une compensation pour une perte de profits causée par un changement de législation. Mais dans le cadre d’un accord-type sur l’investissement, une société étrangère (ou une société américaine agissant sous le déguisement d’une filiale étrangère) peut exiger des compensations !
Pire, les accords sur l’investissement permettent aux grandes sociétés de poursuivre en justice les gouvernements à propos de changements de réglementation parfaitement raisonnables et justes, par exemple lorsque les profits d’une société qui vend des cigarettes sont abaissés par un règlement restreignant l’usage du tabac. En Afrique du Sud, une entreprise pourrait attaquer en justice si elle croyait que ses intérêts financiers peuvent être lésés par des programmes conçus pour mettre en cause l’héritage du racisme officiel…
Il existe depuis longtemps une présomption d’« immunité de souveraineté » : les États ne peuvent être poursuivis en justice que dans un nombre limité de circonstances. Mais les accords sur l’investissement comme ceux promus par les États-Unis exigent que les pays en développement renoncent à cette présomption et permettent l’ouverture de procès en vertu de procédures qui se déroulent beaucoup plus rapidement que celles auxquelles on s’attend dans des démocraties du XXIème siècle. De telles procédures ont démontré leur caractère arbitraire et capricieux, sans aucune possibilité prévue par ce système pour réconcilier des jugements incompatibles produits par différents tribunaux. Alors que leurs partisans prétendent que les accords sur l’investissement réduisent l’incertitude, les ambiguïtés et les interprétations contradictoires des clauses de ces accords ont accru l’incertitude.
Les pays qui ont souscrit à de tels accords sur l’investissement l’ont payé très cher. Plusieurs ont été la cible de procédures démesurées, et ont dû payer d’énormes indemnités. On a même vu exiger que des pays honorent des contrats signés par d’anciens gouvernements non démocratiques et corrompus, même lorsque le FMI et d’autres organisations multilatérales avaient recommandé que ces contrats soient abrogés.
Même quand les gouvernements de pays en développement gagnent leurs procès (qui se sont beaucoup multipliés au cours des 15 dernières années), les frais de justice sont considérables. L’objectif recherché est de décourager les efforts légitimes des gouvernements pour protéger et servir les intérêts de leurs concitoyens en imposant aux grandes sociétés des règlements, des taxes et des responsabilités.
En outre, pour les pays en développement assez fous pour signer de tels accords, il est évident que les bénéfices, s’il y en a eu, ont été insuffisants. L’évaluation effectuée par l’Afrique du Sud a montré qu’elle n’avait pas bénéficié d’inves-tissements significatifs de la part des pays avec lesquels elle avait signé des accords, mais en revanche que des investissements importants étaient venus de ceux avec qui elle n’avait rien signé.
Il n’est pas surprenant que l’Afrique du Sud, après une évaluation soigneuse des accords sur l’investissement, ait décidé qu’en définitive ils devaient être renégociés. Agir ainsi n’est pas contre l’investissement mais pour le développement.
Et c’est une démarche essentielle que le gouvernement d’Afrique du Sud veuille mettre en œuvre des politiques qui servent au mieux les intérêts de l’économie du pays et de ses citoyens.
En réalité, lorsque l’Afrique du Sud clarifie par sa législation nationale les protections offertes aux investisseurs, elle démontre une fois de plus, comme elle le fait systématiquement depuis l’adoption de sa nouvelle Constitution en 1996, son attachement à l’état de droit. Ce sont les accords sur l’investissement eux-mêmes qui menacent le plus sérieusement les processus décisionnels démocratiques.
L’Afrique du Sud devrait être félicitée. Les autres pays, nous l’espérons, vont suivre sa voie.
Notes:
Texte publié sur le site : <http://www.project-syndicate.org >
[1] Voir sur le site : <http://www.ustr.gov/ttip>
[2] Ibid.
[3] Voir le site : <http://www.miga.org/>
[4] Voir le site : <http://www.opic.gov/>