Les « Paradis fiscaux modernes ». Un bref historique

Ernest Backes[1]

165En septembre 1988 paraissait « La face cachée de l’économie mondiale »[2], un ouvrage coécrit par le journaliste économique Jean-François Couvrat et par Nicolas Pless, ancien Conseiller auprès de l’OCDE, du GATT et de l’ONU. À l’époque de leur publication, Couvrat et Pless définissaient comme étant « le trou noir de l’économie mondiale », un trou de 300 milliards de dollars, montant que l’on ne retrouvait pas en additionnant les balances des paiements de l’ensemble des pays du Monde. Des balances auxquelles ils ajoutaient un montant estimé à mille milliards de dollars représentés par les trafics de drogue, le trafic d’armes, le commerce via les pavillons de complaisance, etc., toute une économie parallèle mondiale empruntant les chemins de traverse des centres offshore et des paradis fiscaux.

Comment et à partir de quand le « trou noir » s’est-t-il créé ?

 Sans vouloir remonter aux origines historiques du terme de « Paradis fiscal », limitons nous à la recherche des origines récentes qui dans l’après-guerre ont fait éclore autour du globe ce que nous appellerons les « Paradis fiscaux modernes ».

En juillet 1944, en période de guerre mondiale, se réunirent à Bretton Woods dans le New Hampshire aux États-Unis, 750 délégués de 44 pays pour signer les accords dits de Bretton Woods. Voulant éviter qu’une grande dépression économique comme celle des années 30 ne se reproduise, cette conférence internationale avait deux objectifs : éviter les grandes secousses monétaires sur le plan mondial et se prémunir contre les inconvénients dus à l’absence d’une gouvernance financière internationale. Bretton Woods donnait naissance à trois organismes nouveaux : le SMI (Système monétaire international) le FMI (Fonds monétaire international) et la BIRD (Banque mondiale).

Le dollar devint roi lorsque le SMI consacra un système mondial dans lequel tous les taux de change étaient fixes par rapport au dollar des États-Unis, avec une offre faite à tous les pays de pouvoir échanger leurs réserves en dollars contre de l’or déposé dans les coffres de Fort Knox au Kentucky.

Peu à peu cependant, les réserves d’or de Fort Knox fondirent, l’or partant à l’étranger et le 15 août 1971 le président Nixon ferma le guichet de l’or. Le dollar n’était plus convertible en or et dès 1973 le monde passa aux changes flottants, régime ratifié par les accords du 8 janvier 1976 à Kingston, capitale de la Jamaïque.

En parallèle avec cette évolution se créa, dès le début des années 60, un marché à dimension planétaire, appelé Euromarket. Les banques privées actives dans ce nouveau marché commençaient alors à ouvrir des filiales en des endroits exotiques comme les  Bahamas et les Iles Cayman que nous appelons les « Paradis fiscaux modernes ». Dès le 18 juillet 1963, suite à la décision de John F. Kennedy d’introduire un « impôt d’égalisation des intérêts » sur les valeurs mobilières émises jusqu’alors sur la seule place de New-York, apparurent les premiers « Eurobonds », obligations qui n’étaient plus rattachées à Wall Street pour échapper ainsi à la Interest Equalization Tax (IET) de Kennedy.

Alors qu’arrivèrent dans les circuits monétaires de l’époque d’énormes sommes en pétrodollars, investis pour une très large proportion dans ce nouveau type de marché, l’Euromarket prit un essor fulgurant avec :

  • En 1959 200 millions de $
  • Fin 1970 46 milliards
  • Fin 1980 500 milliards
  • Fin 1988 2600 milliards

Depuis cette époque il devient presque impossible d’évaluer raisonnablement la valeur totale du papier émis. Ceci par le fait que les Eurobonds ont ouvert largement la porte vers la création de formes de papier valeur sous une énorme diversité d’émissions. Un site canadien, travaillant à l’élaboration d’un lexique des instruments financiers connus à ce jour, a établi dans le même temps une liste de 1896 instruments différents. De plus, faut-il signaler ici que bien des émissions en valeur-papier, obligations aussi bien qu’actions, ont été « dématérialisées » au fil des décennies ? C’est dire que l’investisseur ne voit plus « son papier-valeur », mais doit se contenter d’une quelconque inscription sur un avis d’achat ou de vente.

La relation entre paradis fiscaux et grandes places financières

 Pour revenir aux origines de l’Euromarket, il convient de souligner que suite aux premiers paradis fiscaux antérieurement mentionnés que sont les Bahamas ou les Iles Cayman, s’est créée très vite une toile d’araignée de lieux exotiques tout autour du globe, toile d’araignée rapidement utilisée pour l’évasion fiscale. De même, le fait d’abandonner la possibilité de garder ses avoirs mobiliers sous dépôt non-fongible (ceci voulant dire que l’investisseur garde le contrôle sur les numéros d’actions et d’obligations qui sont les siennes) a largement contribué à favoriser l’évasion fiscale, en anonymisant à l’extrême les dépôts de la clientèle bancaire.

Les seuls lieux « exotiques » n’auraient pu à eux seuls servir les marchés financiers parallèles et l’évasion fiscale, s’il n’y avait eu derrière eux les grandes places financières déjà établies depuis longtemps avec New-York et Londres en porte-drapeaux de ces nouvelles structures de marchés financiers.

S’ajoutent à cette structure, dirigée à sa tête par les plus grandes banques du monde, une série d’autres places financières figurant en « cache-sexe » entre les grandes banques mondiales logées à Londres et à Wall-Street et les places dites « exotiques ». Il s’agit en l’occurrence de places comme le Liechtenstein, le Luxembourg, Andorre, Monaco etc. Alors que la Suisse avait joué à elle-seule ce rôle avant cette période d’explosion des marchés financiers.

La naissance des chambres de compensation

 L’Euromarket et les volumes énormes de papier-valeur émis dès les années 60 rendaient nécessaires la création des chambres de compensation transfrontalières Euroclear (en 1968) puis Clearstream (créée en 1970 sous le nom de CEDEL).

Avant la mise en place de ces centres de clearing, tout papier-valeur devait circuler physiquement entre acheteurs et vendeurs sur l’ensemble des continents. Cette circulation causait d’énormes pertes en date valeur et frais de transport et d’assurance. Dès la création de Cedel et Euroclear, toutes les transactions entre banques-acteurs du marché furent ramenées à des échanges scripturaux dans les livres des deux organismes, titres et contreparties espèces restant déposées dans les deux institutions.

S’ajoutait ensuite dès 1973, à ces deux chambres transfrontalières pour papier-valeur, le système Swift établi près de Bruxelles. Swift est la chambre de compensation mondiale pour transferts d’argent uniquement. Il fonctionne dans son domaine sans interférence des banques centrales.

Ce qu’il convient de relever avant tout, est que Euroclear, Clearstream et Swift ont été créés tous les trois par les mêmes institutions financières et hors du regard de toute autorité politique. Et au fil des décennies, il faut constater que dans les sphères dirigeantes des trois sociétés alternaient très souvent les mêmes personnes aux postes de dirigeants-cadres.

L’argument de l’autocontrôle

 Prétextant vouloir établir « l’autocontrôle » des marchés qu’ils servaient, les trois entités se montrèrent peu regardantes sur l’intrusion dans leurs systèmes d’acteurs peu recommandables. Lesquels se trouvaient au service des marchés parallèles que sont le trafic d’armes, trafic de drogues, avec des mafias de tout bord, des oligarques russes dépouillant les richesses de leur pays etc. Sur ces secteurs « parallèles » se greffait dès le départ toute l’évasion fiscale, cancer des économies de nos pays.

L’absence d’un « autocontrôle » digne de ce nom au sein des chambres de compensation transfrontalières a fini par nous plonger dans la crise mondiale, depuis l’affaire Lehman en 2008. Le livre « Révélation$ », paru en 2001, avait à mon sens, et aurait dû comme je le souhaitais savoir conserver pour objectif, d’alerter les instances politiques pour les amener à constater la trajectoire suivie depuis la création des chambres transfrontalières. Bien des affaires vécues depuis la chute de Lehman auraient pu être solutionnées et désamorcées, dès avant cette grande crise de 2008, crise qui n’est pas encore arrivée à son point culminant.

On ne saurait néanmoins reprocher aux dirigeants des trois systèmes précités d’avoir laissé s’aggraver les choses, ni même de n’avoir pas tiré les sonnettes d’alarme sur ce qu’ils constataient passer devant leurs yeux. Car les véritables responsables du marasme dans lequel nous plongeons désormais, sont les têtes « supposées pensantes » qui se trouvent (ou se trouvaient) aux plus hautes fonctions des grandes banques mondiales. En tant que propriétaires des chambres de compensation transfrontalières, leur incombait la responsabilité d’une surveillance des flux macro-économiques, sur toutes matières et tous instruments financiers internationaux. De fait, ce sont leurs transactions qu’ils ont confiées pour liquidation à leurs outils de travail (que sont les chambres de compensation Euroclear/Clearstream et Swift). Ils étaient et demeurent en possession de l’information nécessaire, en amont et en aval de leurs transactions. Ce statut les rendait redevables envers les législations de leurs pays, du sérieux de leurs activités.[3]

Conclusion et perspectives

 Faut-il alors désespérer de la situation actuelle ? Peut-on raisonnablement espérer que disparaissent les Paradis Fiscaux ?

La Haute Finance Internationale influe pour faire prévaloir des vues et des intérêts qui lui sont propres, auprès des décisionnaires politiques. Des avocats-conseils, avocats d’affaires de maints pays, continuent à agir en « Méphistophélès ». Ce fut pourtant déjà sur leurs conseils que les banques diversifièrent les instruments financiers, jusqu’à parvenir à cette situation où aucun investisseur n’était plus à même d’interpréter correctement le contenu du prospectus d’une émission de papier-valeur.

Je garde espoir cependant, au vu de quelques estimables prises de position de personnalités politiques qui osent œuvrer pour une réaffirmation de la primauté de la sphère élue sur celle de la haute finance transfrontalière :

– Citons l’idée de mettre sous contrôle d’un haut organisme politique international ces activités transfrontalières, énoncée par Dominique de Villepin lors de son discours devant les Nations Unies en 2003 (notre idée étant ici une OCDE ramenée à son objectif originel, de surveiller la macro-économie planétaire).

– Mentionnons une phrase-clé pour de futurs contrôles : « aucune banque n’est trop petite pour ne pas être contrôlée (…) », formulée lors des discussions récentes autour d’un contrôle des seules plus importantes banques en Europe par Madame Viviane Reding, vice-présidente de la Commission Européenne à Bruxelles, actuellement en charge de la Justice en Europe.

Souhaitons à de telles prises de position, tout comme à l’actuel président du Parlement Européen Martin Schultz, de garder le cap vers une transformation des mondes financiers dans le meilleur intérêt de tout citoyen européen.

Notes:

[1] Essayiste, ancien membre du directoire de Cedel (Clearstream).

[2] Éditeur Hatier.

[3] Nous recommandons aux lecteurs de compléter leur savoir par la lecture du meilleur ouvrage jamais sorti à ce sujet : Nicholas Shaxson, Les Paradis Fiscaux – Enquête sur les ravages de la Finance néo-libérale, André Versaille, éditeur, 2012 ; édition anglaise : Treasure Islands. Tax Havens and the Men Who stole the World, Random House, Londres, 2011.