Entretien réalisé le mercredi 6 novembre 2013 à Alger par Abdelatif Rebah.
Professeur Samir Amin, le Forum mondial des Alternatives dont vous êtes le président vient de tenir à Alger une rencontre sous le thème : Sud-Sud : quelles alternatives ? Peut-on dire que cette rencontre se situe dans le prolongement, en même temps qu’elle le renouvelle, de l’esprit anti- impérialiste de la Tricontinentale ?
Samir Amin : Oui, effectivement, mais encore faut-il préciser dans quelles conditions nouvelles. Ma lecture de l’histoire du capitalisme est que le capitalisme historique qui s’est imposé en Europe occidentale et en Amérique du Nord puis ensuite s’est mondialisé à travers le XIXème siècle. Sa période florissante est courte, c’est le XIXème siècle. Dès le début du XXème siècle, ce système capitaliste mondialisé et, par nature donc, impérialiste est remis en question par des révoltes, des révolutions, à partir des périphéries de ce système. Le XXème siècle s’amorce par la révolution de 1905 en Russie, périphérie du système, qui annonce 1917, la révolution de 1911 en Chine qui annonce la longue série des révolutions qui conduira à 1949, la révolution iranienne de 1905 qui est la première révolution moderne dans un pays de l’Orient musulman, la révolution de 1919 en Égypte qui exprime le rejet par le peuple égyptien de son statut de pays dépendant, occupé militairement et dépendant de la Grande Bretagne. Et le XXème siècle, c’est précisément l’éveil des périphéries. C’est d’abord, l’éveil de la Russie et de la Chine. Après la Deuxième guerre mondiale et très rapidement, cette vague de révoltes et révolutions des peuples et des nations des périphéries se cristallise dans le programme et le projet de Bandoeng, à partir de 1955, qui accélère la reconquête de leurs indépendances par les peuples d’Asie et d’Afrique, notamment le peuple algérien à travers sa glorieuse, longue et dure guerre de libération. Elle se traduit également en Amérique latine par une nouvelle vague, à partir de la révolution cubaine, d’ambitions de sortir de la dépendance impérialiste et peut être même de sortir du capitalisme, à cette occasion. C’est la Tricontinentale. Mais la page de Bandoeng et de la Tricontinentale a été tournée. De par ses propres limites historiques, ses contradictions internes, tant dans ses formes les plus radicales des socialismes historiques soviétique et maoïste que dans ses formes du nationalisme populaire des modèles comme par exemple le modèle de l’Algérie de Boumediene ou de l’Égypte nassérienne et d’autres. Par suite de ses insuffisances et de son incapacité à se dépasser lui-même pour aller plus loin cette page, la page de Bandoeng et de la Tricontinentale, a été tournée. Elle a été tournée, l’impérialisme reprenant l’offensive et rétablissant dans des formes nouvelles sa domination à l’échelle mondiale par les programmes d’ajustement structurel, le libéralisme mondialisé imposé unilatéralement et fonctionnant d’une manière asymétrique au bénéfice exclusif des monopoles et, derrière les monopoles, des sociétés du Nord impérialiste. Mais, ce triomphe apparent de la remise en place d’une domination impérialiste dans des formes renouvelées a été de très courte durée. On se souvient du discours triomphaliste du capitalisme après l’effondrement de l’Union Soviétique, en 1990, après que la page du maoïsme semble avoir été tournée, au même moment. Il n’y a pas de perspective, disait-on, autre que celle du capitalisme, le capitalisme est la fin de l’histoire et d’autres stupidités du même genre. L’encre avec laquelle on avait écrit ces stupidités n’avait pas encore séché que déjà ce système était remis en cause dans les périphéries dans une variété de formes. Soit par la recomposition d’un projet souverain dans un certain nombre de pays du Sud, notamment ceux qui disposent de l’avantage d’être dans des pays continents, la Chine, l’Inde, le Brésil mais aussi des pays de taille plus modeste. Sans véritablement remettre en cause le capitalisme ou même d’une certaine manière l’ordre impérialiste à l’échelle mondiale, ces pays ont amorcés la remise en cause des formes de domination de cet impérialisme à travers la cristallisation de ce que j’appelle des projets souverains. Particulièrement en Chine. C’est le pays le plus avancé et c’est la raison pour laquelle c’est le pays qui connait non pas seulement le taux de croissance le plus élevé, remarquable à l’échelle d’un pays gigantesque, mais également parce que ce projet renforce la construction d’un système industriel moderne intégré et articulé à une modernisation de l’agriculture. La remise en cause de cet ordre impérialiste n’est pas seulement mise en œuvre par les classes dirigeantes des pays dits émergents et des pays véritablement émergents mais également par les peuples victimes dans les pays qui ne sont pas émergents ou qui sont même submergés comme par exemple les pays arabes, la Tunisie et surtout l’Égypte. Mais on a eu aussi des explosions populaires ailleurs, même antérieures. On les avait vu une dizaine d’années plus tôt au Mali mettant fin à la dictature de Moussa Traore, en Indonésie mettant fin à la dictature de Suharto, aux Philippines mettant fin à la dictature de Marcos sans que ces explosions qui ont obtenu gain de cause sur quelques points importants au plan politique aient permis la démocratisation. Elles ont mis un terme à des dictatures épouvantables. Elles n’ont pas été capables d’amorcer précisément un projet souverain et ce dont on a besoin aujourd’hui c’est précisément de projets souverains.
Mais qu’est-ce qu’un projet souverain ? La notion a été au centre des travaux du Forum
Samir Amin : Il n’y a pas une formule toute faite valable pour la Chine, l’Algérie, le Mali, le Congo, le Brésil et l’Équateur, bien entendu. Les projets souverains ne méritent cette qualification que s’ils permettent aux sociétés concernées de s’engager dans des transformations, des avancées révolutionnaires, je ne dirai pas la révolution avec un grand R, mais des avancées révolutionnaires dans trois directions :
- Sortir ou amorcer la sortie de la privatisation à outrance, de l’ouverture incontrôlée au commerce, de l’ouverture incontrôlée aux mouvements de capitaux, de la soumission à la flexibilité des taux de change et par conséquent aux razzias du capital spéculatif international. Sortir de ce carcan parce que c’est ce modèle néolibéral, le modèle par nature du capitalisme qui est à l’origine précisément du désastre social, de la paupérisation et par conséquent des explosions populaires. La Chine n’est pas sortie de la mondialisation certes mais elle contrôle sa participation à la mondialisation. Il y a en Chine une sorte de capitalisme d’État qui contrôle, oriente très largement, une sorte de planification, même si elle est indicative, qui oriente l’ensemble du système économique vers la construction d’un système industriel moderne, modernisé, productif, largement autocentré même s’il est ouvert et même si, à certaines étapes, une certaine priorité est donnée aux industries d’exportation et même s’il accepte et s’associe à des capitaux étrangers, à des capitaux des multinationales étrangères, il reste un capitalisme d’État. Et puis articuler cette mise en place d’un système industriel auto-centré cohérent avec un développement agricole et alimentaire qui est fondé sur l’objectif de la souveraineté alimentaire.
- La dimension économique du projet souverain n’est pas la seule. Un projet souverain est aussi un projet qui, à travers cette construction économique et un partage des bénéfices de ce développement économique qui n’exclue pas les classes populaires, crée les conditions, mais seulement les conditions, d’une démocratisation ou d’une avancée démocratique possible. Un partage des bénéfices qui ne sera pas égal, avec une inégalité, peut-être même avec une inégalité croissante dans la répartition des revenus mais qui n’exclue pas, n’est pas accompagné par une paupérisation des classes populaires. L’avancée démocratique possible ne peut pas être réduite au pluripartisme électoral parce que le pluripartisme politique s’il est accompagné de la paupérisation des classes populaires devient une farce sans portée ouvrant la voie à toutes les possibilités de dérives comme on le voit avec l’islam politique ou l’hindouisme politique en Inde, etc. Créer les conditions mais seulement les conditions cela veut dire que si, du côté des classes populaires et des classes moyennes, il n’y a pas une prise de conscience plus fine, plus précise et une organisation avec des programmes d’institutionnalisation des avancées progressives dans la démocratisation de la société, c’est à dire dans l’affermissement de la séparation des pouvoirs, dans l’affermissement des pouvoirs de négociation des organisations populaires notamment des syndicats et des organisations de travailleurs, s’il n’y a pas tout cela le projet souverain n’avance pas.
- Lorsque ces deux conditions sont remplies, alors sont remplies également les conditions qui permettent de remettre en cause non pas « La Mondialisation » mais la mondialisation asymétrique, inégale, la mondialisation telle qu’elle est réellement existante, fonctionnant au bénéfice exclusif de l’impérialisme. C’est donc permettre la reconstruction d’une mondialisation négociée permettant aux pays des périphéries de sortir de leur situation subalterne et de devenir des agents et des sujets actifs participant au façonnement de la mondialisation.
À partir de ce que vous venez de dire, Professeur Samir Amin, on voit se dessiner la question des alliances. Quels enseignements peut-on tirer des travaux de ce Forum pour de nouvelles alliances anti-impérialistes à la fois Sud-Sud et Nord-Sud ?
Samir Amin : La question des alliances Sud-Sud et Nord-Sud est une question extrêmement complexe avec des facettes multiples. Les projets souverains ne sont pas naturellement, spontanément et intégralement complémentaires. Ils peuvent rentrer en conflit les uns avec les autres. On le voit à l’occasion du renforcement des relations économiques mais inégales entre le Brésil et un nombre de partenaires d’Amérique Latine notamment les pays comme la Bolivie et même l’Argentine, le Paraguay, l’Uruguay. Il faut trouver une réponse qui renforce tous les partenaires c’est-à-dire qui leur permette d’être tous ensemble et chacun tout seul plus capables de résistance à l’impérialisme, plus capable de faire reculer la stratégie impérialiste.
Mais la question comporte de nombreux volets sur le plan politique. La stratégie de l’impérialisme, dans ces conditions, est une stratégie extrêmement agressive. Les États-Unis et quand on dit les États-Unis on a dit aussi l’Europe puisque l’Europe n’existe pas, qu’elle est alignée inconditionnellement sur les États-Unis à travers l’OTAN, à travers la construction libérale en béton armé du système européen. Cette stratégie a pris conscience que l’ordre impérialiste ne pourrait plus être imposé à travers seulement le fonctionnement des processus économiques de la mondialisation libérale et financière. Et par conséquent que le contrôle militaire de la planète était la condition de la reproduction de la domination de ce que j’appelle la Triade : États-Unis, Europe, Japon. Il y a donc tout un volet politique : comment résister, comment faire reculer cette politique agressive des États-Unis. Et on l’a vu, on le voit en ce qui concerne, par exemple notre région arabe particulièrement avec les dévastations antérieures, la destruction de l’Irak et, en cours, le projet de destruction de la Syrie. Là, c’est le volet politique qui a fait quelques progrès. On l’a vu par le véto de la Russie et de la Chine au Conseil de sécurité de l’ONU contre l’intervention militaire en Syrie, mais aussi au G20, à Saint Petersburg, il y a quelques semaines. Là, à l’exception du G7, c’est-à-dire de l’impérialisme collectif de la Triade, États-Unis, Europe, Japon, et de leurs alliés traditionnels représentés par l’Arabie Saoudite, tous les pays du Sud, pas seulement la Russie et la Chine mais aussi l’Inde, le Brésil et l’Afrique du Sud ont imposé au cours du G20 la discussion préalable et prioritaire de la situation en Syrie en rejetant toute solution militaire de soutien à la soi-disant résistance-opposition militaire.
Mais pour ce qui est, disons du Nord-Sud, y a-t-il des passerelles ?
Samir Amin : Oui, je suis un internationaliste et universaliste et je conçois le socialisme et même le communisme comme une étape supérieure de la civilisation universelle. Elle n’exclue pas les peuples du Nord elle ne peut pas les exclure. Mais c’est une étape fort lointaine. Il s’agit d’avancer dans cette direction, de construire des stratégies qui donneront ce qu’elles donneront comme toujours dans l’histoire, des résultats qui ne sont jamais définitifs et parfaits mais qui permettent de construire les conditions favorables à d’autres avancées révolutionnaires ultérieures. Ce programme, il est valable pour les peuples du Nord comme pour les peuples du Sud. Les problèmes se posent dans des termes très différents en ce qui concerne les États-Unis, l’Europe – et là je dirais les Europes ou les deux Europes – et le Japon. Commençons par l’Europe. Il n’y a pas d’Europe, il y a des Europes. Nous avons d’une part, les puissances dominantes de la construction européenne, c’est-à-dire la France, l’Allemagne, la Grande-Bretagne, pour autant que celle-ci se considère comme européenne et, derrière eux, bien entendu, les pays qui sont de plus petite taille démographique, mais qui sont non moins développés, les pays scandinaves, les Pays Bas, la Belgique, la Suisse et d’autre part, les semi périphéries, l’Espagne, le Portugal peut-être, l’Italie et les périphéries c’est-à-dire, l’Europe de l’Est. En dépit de la Constitution européenne qui prétend placer toutes les nations européennes sur un plan d’égalité, la réalité est très différente. Les rapports entre les puissances dominantes de l’Europe de l’Ouest d’une part, avec l’Amérique Latine et l’Europe de l’Est sont des rapports très analogues à ceux des États-Unis avec l’Amérique Latine. C’est-à-dire l’Europe de l’Est intégrée à l’Europe de l’Ouest comme l’est l’Amérique Latine avec l’Europe de l’Ouest. Cela pose problème. Il faut que les Européens, les peuples européens, les gauches, en commençant par les gauches radicales héritées de la longue histoire du socialisme et du communisme européens ne capitulent pas intégralement devant ce mythe du projet européen tel qu’il est. On en est encore loin. On en est encore très loin.
Aux États-Unis, c’est pire par certains aspects Les États-Unis sont un pays de parti unique, le parti démocrate et le parti républicain sont les deux faces du même parti qui est le parti du grand capital des monopoles, il n’y en a pas d’autres. Que le peuple américain, que les travailleurs américains prennent conscience des limites et du caractère fondamentalement antidémocratique de ce qu’ils conçoivent comme la démocratie américaine. On en est encore loin, on en est encore très loin.
Je ne dirai pas grand-chose du Japon. Ce pays est également dans une situation où le consensus derrière la domination du capital impérialiste japonais n’est pas jusqu’à présent remis en cause.
Cela met en exergue la grande responsabilité des peuples du Sud, si c’est de là que doit se déclencher…
Samir Amin : C’est de là que cela doit se déclencher. C’est l’histoire. Qu’est ce qu’il y a eu comme grands changements au XXème siècle ? La révolution russe, la révolution chinoise, la révolution, vietnamienne, la révolution cubaine, la révolution algérienne, le Nassérisme, la reconquête de leurs indépendances par les peuples africains, c’est ça les grands changements du XXème siècle.