François PERROUX et le bestiaire arachnéen des firmes multinationales

Jean-Simon TABOURNEL

162Il y a presque 50 ans, en 1967, paraissait l’Encyclique Populorum progressio, dont François Perroux avait été, avec Louis-Joseph Lebret, l’un des inspirateurs.

Il y a presque 40 ans, en 1974, était présenté le projet de nouvel ordre économique international, visant à instaurer une autre régulation des relations entre États, et entre États et Firmes Multinationales (F.M.N.). François Perroux y avait tenu une place décisive, épaulé par des économistes et hommes d’État latino-américains en particulier, qui avaient été à son école du développement de l’homme et de tous les hommes.

Dans les deux cas, outre les critiques d’intention scientifique adressées au libéralisme doctrinaire et à un capitalisme prédateur, étaient visées particulièrement les firmes multinationales qui avaient, depuis près d’un demi-siècle déjà, pris un poids considérable dans les Pouvoirs effectifs animant un marché  en voie de mondialisation et de globalisation financière.

L’objet de cette étude est de présenter la pensée de François Perroux appliquée aux FMN, et de montrer comment, à travers une analyse rigoureuse de leur nature et de leurs stratégies, et grâce à une recherche sans concessions sur les implications de leurs activités, il a su poser à leur sujet des questions qui sont encore aujourd’hui pleinement d’actualité et indispensables à notre réflexion et à notre action.

En ce sens, François Perroux est bien l’économiste qui nous permet de mieux comprendre les grandes forces à l’œuvre dans  « un monde privé de sens »[1] et qui, par ses propositions courageuses et empreintes d’espérance, peut nous ouvrir la voie d’une reprise en main de notre destin collectif. Pourvu que nous le voulions.

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Étudiant les structures nationales et les échanges internationaux, Raymond Barre analyse le concept économique de Nation et l’influence des structures sur la position économique internationale de la Nation (2).

En référence à François Perroux, il précise bien que les Nations ne sont pas des ensembles économiques, donnés une fois pour toutes mais des ensembles plastiques sous l’effet des décisions et des options des groupes et de l’État, sachant que la Nation est un centre de forces dont la portée et le périmètre d’influence débordent l’espace géographique et politique de la Nation[2].

Dans ce contexte ouvert, le poids et la spécificité des structures politiques, économiques et socio-culturelles sont incontournables. Que dire du niveau de développement, du rythme de croissance, de la nature des activités économiques, de l’organisation de ces activités ? Ils sont autant de phénomènes concrets et prégnants qui peuvent aider à mieux comprendre ce qu’est la vraie puissance économique d’une Nation ou d’un Acteur économique, qui se décline au travers de l’influence exercée et de la domination plus ou moins intense imposée tant à l’intérieur des frontières qu’à l’extérieur[3].

C’est au cœur de ce type de raisonnement qu’apparaissent dès les années 1945-1950, (mais reprenant souvent des idées exprimées dans les années 1935-1939), les concepts de « firmes dominantes » (François Perroux) et de « grandes unités interterritoriales » (Maurice Byé)[4].

À l’époque, huit grandes sociétés (cinq américaines et trois européennes) se sont attribué la part du lion dans la production mondiale de pétrole et pratiquent les prix américains pour la vente de ce pétrole, en raison de la prépondérance des firmes américaines. Ce système de prix leur permet des bénéfices maxima pour un niveau donné des prix américains (étant entendu que les sources d’approvisionnement se trouvent au Moyen-Orient avec des coûts d’exploitation relativement bas). Surtout ces sociétés ont constitué de vastes empires industriels inter-territoriaux qui échappent aux lois et aux indications du marché international. Au surplus, ces grandes unités parviennent à s’autofinancer et à créer à l’étranger des succursales ou des filiales. Elles réalisent une intégration verticale et développent ainsi des échanges internes en se trouvant des sources d’approvisionnement et des débouchés substituables. Résultat : elles montent ainsi un véritable meccano articulé, de type monopolistique ou oligopolistique, qui leur permet d’échapper en partie aux fluctuations des marchés (pour ce que ces dernières pourraient leur coûter) ou d’en profiter pleinement (pour ce que ces dernières pourraient leur rapporter, en particulier dans le champ de la spéculation).

À cette même époque, l’United Fruit Company crée en Amérique centrale un empire de la banane avec quarante compagnies subsidiaires et une flotte de plus de cent vaisseaux.

Autre exemple, étudié spécialement par François Perroux : l’Anglo-Iranian Oil Company (AIOC), dont les actions appartenaient à l’État britannique depuis 1913, ce qui montre la collusion souvent évidente entre ces firmes et un État dominant. La production de pétrole s’effectuait en Iran, au Koweït, en Irak, au Qatar et au Royaume-Uni. Le raffinage a lieu à Abadan, à Haiffa et au Royaume-Uni. Cette société prospecte dans divers pays du Moyen-Orient, en Sicile, au Nigéria, dans la Trinité britannique. Cent cinquante-trois tankers assurent le transport. Abadan est-il menacé ou perdu ? L’AIOC s’approvisionne au Koweït, ou en Irak, ou au Qatar et accroît sa capacité de raffinage en dehors de l’Iran.

Dans cette description remarquable, nous trouvons, dès l’origine de ce phénomène, les grands traits de ce que vont devenir les Firmes Multinationales (FMN), comme on les appellera ultérieurement. Ce sont des unités économiques, ou économico-financières, ou financières, tissant un espace propre au-dessus et au-delà des économies nationales dans lesquelles elles ont implanté des filiales. Elles cherchent à échapper aux contraintes de marchés et des politiques des États par une stratégie d’intégration, de concentration des décisions dans une décentralisation des activités. Le tout est soumis à un contrôle de gestion rigoureux, impliquant des stratégies d’autonomisation et d’internalisation qui traduisent l’effort que font les FMN pour pratiquer une veille globale permanente et tous azimuts qui leur permet ainsi de conduire de véritables stratégies arachnéennes en se servant -et en se jouant- des damiers et des échiquiers que constituent les structures des économies nationales dans la géo-économie mondialisée. Du même coup, nous sommes ici, avec l’action d’influence, l’action d’imposition ou de coercition, l’action de subordination et la dynamique de l’emprise de structure au cœur du pouvoir (macht ou power) tel que Max Weber et François Perroux l’ont volontiers analysé.

L’essence du pouvoir se trouvant dans une relation d’asymétrie (ou dissymétrique) entre un Acteur politique ou économique et un autre. Le premier impose sa volonté au second sans que ce dernier puisse effectivement réagir et rééquilibrer cette relation : asymétrie et irréversibilité sont les deux mots clés inséparables qui constituent le concept de pouvoir[5].

L’immense mérite de François Perroux aura donc été de montrer l’importance des phénomènes de pouvoir, les inégalités, les emprises de structure qui caractérisent l’ensemble des relations internationales, interterritoriales et interfonctionnelles, ce qui pose la question de l’indépendance des nations dans des conditions d’interdépendance de plus en plus dictées par les volontés affirmées (ou dissimulées) des grands pouvoirs étatiques ou « multinationaux »[6].

C’est d’ailleurs pour tenir compte de ces réalités que François Perroux va soulever le problème de la terminologie employée couramment au sujet des firmes multinationales.

Sans négliger les aspects descriptifs qui permettent de saisir certaines caractéristiques de ces entreprises, il préfère mettre l’accent sur leur dynamique, leurs stratégies, tout ce qui en fait des acteurs privilégiés d’une économie souvent prédatrice en voie de mondialisation et de financiarisation. Où est le marché parfait ?

Jugeons-en par quelques réflexions de notre auteur, glanées dans des écrits des années 1975-1978 :

« L’étude des sociétés multinationales comporte une difficulté connue de définition. Ce n’est pas pour le plaisir de changer la terminologie usuelle mais pour signaler un point de fond et marquer les limites de cette étude que nous choisissons : unités transnationales (UTN).

Unités : non point compagnies, sociétés ou firmes ; on suggère ainsi dès le début qu’il s’agit d’unités privées, simples ou complexes macro-unités, groupes, éventuellement en relations durables avec des unités publiques et bénéficiant en tous les cas d’infrastructures et d’organisations collectives.

Celles qui nous occupent sont caractérisées par leur dimension : chacune d’entre elles a une part du marché importante dans le débit total du produit (ou de la gamme de produits) considéré ; elle est en régime d’oligopole ; une précision numérique supplémentaire ne serait qu’une commodité de repérage empirique.

Elles se présentent comme des organisations comportant une hiérarchie entre un centre et des éléments périphériques : filiales ou unités associées.

Enfin, leur stratégie, quand on l’examine en profondeur, se dessine toujours par référence à plusieurs États nationaux. Le centre est en symbiose avec l’État national émetteur ; les éléments périphériques en symbiose avec l’État national récepteur. La première et la seconde de ces symbioses sont de formes différentes et produisent des effets différents.

On s’attachera ici, à titre principal, aux unités transnationales des U.S.A. (…) c’est, (…) pense-t-on, concentrer l’attention sur un (des) aspects essentiels (du phénomène des multinationales) : la symbiose des plus grandes unités économiques avec l’économie prépondérante en Occident (…).

L’épithète transnational signale avec une certaine insistance que de telles unités « dépassent » la nation vont « au-delà » de la nation, non point, sans plus, au sens d’une extension territoriale, mais dans les mouvements d’un conflit-concours, d’une lutte-coopération avec les centres publics qui représentent (ou sont censés représenter) les populations nationales[7] ».

Ce dernier point est très important. Il est toujours présent dans les travaux de François Perroux : une stratégie économique, certes, mais quelles sont les retombées non seulement pour « l’État » ou « la Nation » mais (aussi) pour les populations concrètes concernées par les activités des firmes transnationales ? Nous allons retrouver ce souci un peu plus loin dans notre étude.

Après avoir indiqué dans les articles de référence comment ces grandes firmes « structurent selon leur logique propre qui est celle du profit privé, les nations-hôtes » et dit que « les gouvernements de celles-ci ne peuvent se dispenser d’avoir leurs propres préférences de structures, selon la logique de l’action des pouvoirs publics qui est de mettre l’appareil de production au service du peuple », il ajoute la réflexion suivante : « Les firmes transnationales (FT), unités éminemment actives, se créent à elles-mêmes le milieu de leur expansion à l’échelle du monde. Les maintenir dans leur rôle légitime ne peut être l’œuvre ni d’un seul État, ni d’un groupe d’États seulement. Ces initiatives et ces stratégies partielles ne prennent pleine efficacité que dans et par une action politique conçue et organisée à l’échelle mondiale où il est à souhaiter que les FT et l’économie prépondérante éprouvent, ensemble, les limites de leur pouvoir ».

C’est en effet un souhait, que l’on a le droit et la légitimité de présenter comme souhait, mais quand pourra-t-il se concrétiser quand l’on sait que les FT « sont des monopoles qui ont la faculté de mettre en concurrence les nations » (Pierre Uri). En réalité, pour reprendre François Perroux, « l’économie du monde ne se forme pas comme l’annonçaient les classiques, puis les marxistes, à la manière d’un grand marché unitaire qui ferait tâche d’huile. Elle se coagule en de vastes ensembles organisés, dans lesquels les centres et les pays-foyers rassemblent des satellites sur lesquels ils exercent des effets durablement asymétriques. C’est dans ce trafic mixte, dans cette combinaison complexe d’échanges et de rapports de force qu’opèrent les FT ».

À l’évidence, dans un tel contexte, il apparaît vain d’attendre que les FT soient un jour illuminées par on ne sait quel éclair d’éthique du Bien commun et de philosophie de l’intérêt général. Ce sont des « forces qui vont » (Victor Hugo) et qui ne s’arrêtent que lorsqu’elles rencontrent en face d’elles un Pouvoir capable de leur tenir tête, et ce faisant, de les limiter, de les réglementer, de les réguler et de leur proposer une incurvation de leurs stratégies qui leur impose de sortir de la pure logique du profit et du « nothing for nothing, the most important economic law » (R.F. Harrod).

Dans cet esprit, retrouvons François Perroux :

« Pour qui ne souhaite pas s’aveugler, il devient clair que ce n’est pas l’idéologie du marché et du profit privé qui remplacera les options politiques et suffira à mettre la planète en œuvre et en valeur.

Dans un avenir prévisible ne disparaîtront ni les FT ni les nations. Les premières, dans des zones entières, ont acquis un tel poids que nous pouvions écrire, il y a quelques années déjà, une étude intitulée “structures et échange dit international”. “Trafic entre grandes firmes ou trafic entre nations”, c’est-à-dire entre centres de production reliés régulièrement à toute leur population pour sa promotion matérielle et culturelle. Équilibres des firmes géantes, ou équilibre des nations ?

Ce n’est ni un dilemme, ni une opposition factice.

C’est le point critique où peut s’opérer la libération des peuples, seule forme concrète et opportune en cette fin de siècle, des libéralismes et de l’idéal de la Liberté ».

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C’est avec l’ouvrage « Justice économique internationale », dans lequel François Perroux intervient sur « Les Droits et les Devoirs économiques des États dans le domaine financier et monétaire », que nous trouvons des réflexions qui prolongent celles que nous venons de rappeler et qui ouvrent – aussi – de nouveaux horizons :

« L’étude d’un seul homme ne saurait suffire à analyser et définir d’une façon exhaustive, profonde et précise, les droits et des devoirs des États en matière financière et monétaire ; elle ne peut que proposer des éléments de discussion aux autorités compétentes :

L’auteur désire, en terminant, leur soumettre deux idées-forces.

Il convient de distinguer deux aspects du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.

En tant qu’ils sont formés d’hommes, ter-ritorialement groupés, ils ont le droit de se doter d’États économiquement efficaces et volontaire-ment soumis à la morale internationale.

Mais ils ont aussi le droit de s’adresser à ces États pour que les centres de développement, implantés sur leur territoire, ne soient pas entièrement extravertis et orientés au bénéfice des populations extérieures.

Volontiers nous dirions qu’il y a un droit des peuples à disposer, sous conditions et réserves, des richesses de leurs territoires et un droit des peuples à disposer de leurs pôles de développement[8]. »

Nous étions alors au cœur des débats et des études initiés autour du thème du Nouvel Ordre Économique International. Les propositions du 1er mai 1974, suivies d’une charte des droits et des devoirs économiques des États en date du 12 décembre 1974, avaient fait naître l’espoir qu’en effet, il était possible de concevoir et de faire advenir une autre cybernétique planétaire, c’est-à-dire une autre manière de réguler les relations internationales et interfonctionnelles même si ces réformes devaient être mises en place par petits pas. Dans la même étude de « Justice économique internationale », François Perroux poursuivait et concluait :

« La crise pétrolière a mis en évidence la distinction entre le commerce inter-fonctionnel et le commerce international. Il n’est pas douteux qu’une Charte inter-fonctionnelle, dans tous les domaines économiques et particulièrement dans le domaine financier et monétaire, doit compléter et doubler une Charte interterritoriale.

On prendra garde à un point : l’organisation inter-fonctionnelle peut, elle-même, obéir à deux règles très différentes et même, en un sens, opposées : ou bien les fonctions seront progressivement organisées au bénéfice du capitalisme, ou bien elles le seront au bénéfice des populations ; l’option est décisive.

La Déclaration des droits et des devoirs financiers et monétaires des États vient à une heure où une très grave récession en cours (mars, avril 1975) pourrait se transformer en une grande dépression qui, différente de la crise de 1929-1933, n’en serait pas pour autant moins redoutable.

Personne n’est disposé, nous en sommes sûrs, à négliger les occasions que ce moment de l’Histoire procure pour une prise de conscience des droits et des devoirs financiers (et) monétaires des États et à la mise en train des premières réalisations qui en découlent ».

L’ensemble de cette réflexion, parue en 1976, montrait par son intitulé l’étroite interdépendance existant entre les dimensions économiques, monétaires et financières de la Charte des Droits et des Devoirs des États. Elle mettait l’accent sur un certain nombre d’acteurs incontournables pour comprendre l’économie planétaire des années 1970 : « les grandes unités de production dans leurs rapports avec le marché national, supposé contrôlé par un État national lui aussi (…) les firmes que l’on appelle multinationales et qui sont l’une des caractéristiques marquantes de l’économie présente (…) les centres financiers (en distinguant les États qui disposent de places financières et ceux qui en sont dépourvus) (…) les centres monétaires (avec les politiques menées par les Banques Centrales en relation avec la Trésorerie) ».

Dans ce concert inégalitaire des divers acteurs, François Perroux distingue toujours explicitement les enjeux du Pouvoir, et, au sein des problématiques qu’il soulève, il énonce clairement des questions qui peuvent fâcher : Quel est le vrai pouvoir de négociation d’un État face aux stratégies des firmes transnationales ?

Ce pouvoir de négociation est-il fondé sur une simple technostructure étatique séparée de la population ou bien a-t-il le soutien actif d’une population structurée par une « société civile » informée, responsable, organisée, ayant elle-même son bargaining power lui permettant d’être tout à la fois force de contestation et force de proposition ?

Dans les négociations et dans les arbitrages, veiller à ne pas oublier les intérêts légitimes des populations concernées et à ne pas remettre en cause les éléments fondamentaux de leur Bien commun :

« L’implantation des grandes firmes sur le territoire des pays sous-développés lèse les structures traditionnelles sans susciter rapidement des structures de remplacement.

En transparence de  cette analyse, se dessinent des droits et des devoirs généraux des nations émettrices et des nations réceptrices. Une esquisse se forme, du droit des États de défendre leurs populations et du devoir des nations riches de respecter la relation vitale, existentielle, entre les populations territorialement fixées et l’organisation politique qu’elles ont choisie ou reçue de la tradition »[9].

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Commentant, en 1967, l’Encyclique Populorum progressio, « L’Encyclique de la Résurrection », François Perroux note : « L’impérialisme international de l’argent est une réalité. Pour en limiter les méfaits et en exploiter les vertus en vue du bien commun, trois politiques sont possibles ; l’esprit de l’Encyclique les soumet à des conditions de justice, d’équité et de prudence.

La nationalisation des entreprises implantées a pour condition la présence de techniciens compétents, la disposition de débouchés et de moyens de transports, la capacité de mobiliser des capitaux pour une indemnité raisonnable. La nationalisation, couronnée de succès, procure au pays plus de liberté à l’égard du capitalisme étranger, lui assure tout ou partie du bénéfice de transformation et peut stimuler le processus d’industrialisation. En revanche, une nationalisation sans préparation et sans moyens ramène le capitalisme étranger dans la place et l’y réinstalle aussi solidement que jamais.

Une internationalisation d’un groupe d’entreprises implantées, c’est-à-dire leur transformation en service public plurinational ou international, serait une solution de vaste portée. Une haute autorité plurinationale (…) pourrait changer les conditions de leur industrialisation et de leur développement (…) la qualité de la haute autorité déciderait de son succès (…). Cette solution suppose des préparations minutieuses et longues, une stratégie hardie et une grande habileté tactique. On peut faire confiance aux puissances dominantes : elles mobiliseront toutes leurs ressources pour faire échouer un plan de cette sorte, s’il vient à se former.

Reste la ressource d’amener, par voie de persuasion et de pressions politiques, la grande firme implantée à modifier son attitude au bénéfice du pays d’accueil. Déjà, elle y crée des infrastructures et y forme des hommes pour servir sa propre expansion. Il serait opportun qu’elle employât une partie des capitaux qu’elle forme et des profits exceptionnels qu’elle touche au développement du pays d’accueil même et de ses populations. Il est naturel de le lui demander si elle souhaite éviter quelques accidents sociaux, mais cette exigence est insolite pour le droit et les mœurs capitalistes. Le bon sens et la largeur de vues des grands chefs d’industries, la revendication ferme et pacifique des populations, la force et le talent de négociation des gouvernements du pays d’accueil devront se coaliser pour obtenir que les grandes firmes implantées acceptent les charges logiquement corrélatives à leur statut[10] ».

Cette réflexion n’est-elle pas fondamentalement stratégique et politique, et n’a-t-elle pas – aujourd’hui – d’étranges résonances ?

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C’est une idée identique que l’on trouve dans divers articles de François Perroux réunis dans un recueil paru à Lyon en 1980 à l’initiative de l’Université Catholique, du Centre Croissance des Jeunes Nations et de l’Institut de Sciences Sociales Appliquées, et intitulé « Les entreprises transnationales et le nouvel ordre économique du monde »[11].

Parlant de l’ouverture irrésistible de l’économie à de nouveaux terrains d’intervention, il distingue les espaces des nouveaux empires, les espaces des nouvelles « frontières », c’est-à-dire les espaces encore inexplorés, outer space et la conquête des espaces extra atmosphériques et les espaces de la nouvelle communication. Abordant le phénomène de transnationalisation, il écrit :

« La transnationalité concerne, outre la production, le crédit et la spéculation financière. En tous les cas, des organisations privées en quête du maximum de profit engendrent des effets qui débordent la sphère commerciale et rencontrent des organisations publiques dont la raison d’être est la garde des peuples (…). Dans un style original, les unités transnationales engendrent leurs marchés qui dépassent les marchés nationaux et, à eux tous, ne constituent pas cependant le marché mondial relativement homogène cher aux Classiques et à Karl Marx. Un circuit clos de marchandises, de services et d’information s’établit entre le centre et les organes périphériques.

Les firmes transnationales exercent, sur le milieu d’implantation, des emprises de structures. Elles ont opéré des transferts massifs de technologie et largement contribué à réduire la distance entre les États-Unis et l’Europe (…). Il n’est pas douteux que les États nationaux, dans les pays d’origine et dans les pays récepteurs, bien qu’ils ne soient pas démunis, doivent composer avec ces  unités originales et fortes (…).

Les dangers que court, en pur fait, la souveraineté nationale, limitée par les pouvoirs informels des puissances privées, donnent le goût d’une tout autre souveraineté explicitement et légalement subordonnée à l’avantage collectif de toutes les nations du monde. Elle comporterait une division internationale du travail conçue et organisée par régions mondiales et dans l’intérêt de l’humanité (…).

Nous en sommes loin, mais on ne peut comprendre les aspirations actuelles sans les éclairer par cette « utopie ». Les réseaux des transnationales ordonnés à des intérêts communs deviendraient un remarquable instrument de mise en valeur de la planète par grandes régions du monde. Sans aller jusque là, si elles consentaient à orienter une part de leurs investissements et de leurs activités au progrès des défavorisés, elles seraient déjà un puissant levier du développement mondial ».

Nous sommes ici, sans bien nous en rendre compte, dans une réflexion de philosophie politique :

  • Que peuvent apporter au développement, des firmes qui, au départ, ne se soucient pas de ce développement et ne désirent que créer de la valeur actionnariale pour les actionnaires majoritaires ?
  • Par quels moyens de persuasion et de négociation, par quelle voie de régulation peut-on les amener à coopérer à une dynamique sociétale de développement ?
  • Par quelles normes, dans divers domaines, les convertir progressivement à mettre leur énergie au service des biens collectifs et des besoins essentiels ?

Nous sommes ici dans la sphère du Politique selon François Perroux. Pour lui, la politique commence au point où la violence cesse. C’est un énoncé anti-weberien, et, ajoute-t-il « la destruction d’énergies effectives ou potentielles, propres au service de la vie et de la liberté, n’est jamais économique. La contrainte a toujours à faire la preuve de son efficacité économique et très étendu est le domaine où l’avantage économique d’un ensemble humain s’évalue par la minimisation de la contrainte qui y est obtenue ».

Le moyen royal de s’orienter en ce sens est le dialogue car, ainsi que le dit le philosophe Jean Lacroix, « C’est par le dialogue que nous nous faisons sans cesse. Les consciences sont réciproques. La réciprocité consiste à vivre les uns des autres dans un échange et un enrichissement naturels[12] ».

Dialogue, négociation, régulation contractuelle, autant de voies capables d’humaniser l’économie, de la tendre vers une coopération entre acteurs responsables :

« Le contrat, la voie contractuelle, vu la diversité des situations des individus et des groupes, est un mode de régulation spécifique, qui complète, affine et assouplit la régulation par l’ordre social et politique.

La régulation contractuelle peut faire l’économie des changements brusques et violents, toujours générateurs de pertes économiques et sociales élevées. Si elle passe dans les mœurs et imprègne les esprits, elle doit même réduire la virulence des conflits et éliminer ceux qui, rationnellement et pratiquement, peuvent l’être (…).

La convergence de l’analyse économique la plus  récente et d’une politique de régulation contractuelle semble bien signaler l’une des virtualités les plus prometteuses des sociétés industrielles d’Occident. Si la violence s’y déchaîne en toute occasion, une réflexion en revanche s’y précise et s’y approfondit : notre avenir dépend d’une interprétation renouvelée de l’économie et de l’invention de règles nouvelles du jeu social[13] ».

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Imaginer des structures d’innovation et construire des « cités nouvelles », telle est la dynamique dans laquelle nous entraîne François Perroux. Le Pouvoir, les pouvoirs, le Politique sont au cœur de cette dynamique. Mais cette dynamique ne peut se concrétiser et se bâtir que sur le dialogue, forme suprême et la plus complète de la libération de l’espèce humaine.

« L’ordre entre les hommes – occasionnel ou durable – découle d’une image commune de leur destinée et d’un projet acceptable par tous[14] ».

Addendum

Dans d’autres œuvres de F. Perroux, on trouvera des réflexions et des exemples proches de ceux que nous avons cités. Mais il nous fallait faire des choix dans l’optique qui était la nôtre. On peut donc consulter avec fruit, du même auteur :

La coexistence pacifique, Presses universitaires de France, 1958 ;

L’entreprise et l’économie du XXème siècle, Presses universitaires de France, 1966 ;

Industrie et création collective, Presses universitaires de France, 1964-1970 ;

Masse et classe, Casterman, 1972 ;

Pour une philosophie du nouveau développement, Aubier – Les presses de l’Unesco, 1981.

Notes:

[1] Zaki Laïdi, Un monde privé de sens, Fayard, Paris, 1994.

[2] Raymond Barre, Économie politique, Tome 2, « Structures nationales et échanges internationaux », Presses universitaires de France, Paris, 1956.

[3] François Perroux, « Esquisse d’une théorie de l’économie dominante », Économie appliquée, avril-septembre 1948.

[4] Maurice Byé, « La grande unité inter-territoriale dans l’industrie extractive et ses plans », Cahiers de l’ISEA, Série F, n°2.

[5] François Perroux, Pouvoir et économie, Bordas, Paris, 1973.

[6] François Perroux, Indépendance de la nation, Aubier-Montaigne, Paris, 1969.

[7] François Perroux, Dialogue des monopoles et des nations, Titre 2 : Les grandes firmes et leurs espaces, Presses universitaires de Grenoble, 1982 ; ce titre reprend deux articles parus dans la revue Mondes en développement, n°12, 1975 et dans la revue Défense nationale, avril 1978. Dans mes citations, les mots soulignés l’ont été par l’auteur.

[8] François Perroux et Alii, Justice économique internationale, Gallimard, Paris, 1976 ; la contribution de F. Perroux à cet ouvrage se trouve aux pages 195 à 211.

[9] François Perroux et Alii, op. cit. 1976.

[10] François Perroux, Le pain et la parole, Édition du Cerf, 1969.

[11] Revue Informations et commentaires, supplément au numéro 29, quatrième trimestre 1979, mai 1980.

[12] Jean Lacroix, Le personnalisme, Chronique sociale, 1981.

[13] François Perroux, « L’équilibre des unités passives et l’équilibration générale des unités actives », Économie appliquée, tome 31, n°3, 1978.

[14] François Perroux, Dialogue des monopoles et des nations, Presses universitaires de Grenoble, 1982.