Regards croisés de femmes musulmanes, d’origine libanaise, de trois générations au Brésil : l’image de soi et la construction de l’identité

Abla Antoinette Safadi[1]

 

159Partant d’une recherche réalisée en 2006, à Foz do Iguaçu, (dans l’État du Paraná, au sud du Brésil), cet article a pour objectif de présenter les résultats de l’enquête réalisée auprès de vingt femmes musulmanes, d’origine libanaise, immigrantes, sur trois générations (même quatre, dans un cas de la même famille) de mères et filles. En outre, le cas de cette famille avec quatre générations a beaucoup enrichi l’étude.

Les résultats et leur analyse sont basés sur les problématiques communes dans tous les récits, réparties sur quatre grands volets, qui sont : l’immigration, l’image de soi, la transmission et les projets. Ces volets visent à montrer comment se passe la transmission culturelle de certains éléments, d’une génération à l’autre et, comment la dernière génération a construit le croisement entre les deux cultures : arabe et brésilienne. Cette recherche éclaire aussi une question importante : comment ces jeunes filles arrivent-elles à gérer ce conflit socioculturel avec elle-même, leur famille et la communauté brésilienne. Celle-ci est une question qui permet d’ouvrir de nouvelles réflexions et recherches. Je voudrais expliquer que, à partir de cette recherche, j’ai orienté mon regard vers la possibilité d’approfondir l’expérience vécue avec ces femmes qui ont participé à cette recherche.

J’ai débuté cette recherche en me demandant comment les femmes d’origine libanaise trouvent leur place en tant que musulmanes[2] et immigrantes[3] au Brésil, où elles sont membres d’une communauté minoritaire dans une ville et dans un pays où la religion nationale est chrétienne, donc différente de la leur, et comment elles ont vécu ici l’expérience de l’immigration.

Comment le savoir, sans aller sur place, sans oser plonger dans la réalité de cette culture si inconnue pour nous, les Brésiliens, qui habitons cette terre d’accueil, ce pays d’une extraordinaire diversité culturelle, où tous cohabitent au mieux dans cette réalité complexe, malgré les différences que chacune porte avec elle, avec son histoire personnelle et ses espoirs. On peut, en effet, penser que chacun a la possibilité de parvenir à se reconstruire dans cette nouvelle vie et à continuer sa vie propre en se faisant le partenaire des autres, brésiliens et étrangers, et même en contribuant lui-même à édifier le Brésil, sa terre d’accueil.

Nonobstant la réalité toujours présente à l’heure actuelle, presque tous les 200 000 000 d’habitants du Brésil, persévèrent dans l’effort de trouver une vie plus digne, sont imprégnés d’espoir et construisent positivement des projets pour l’avenir.

L’objectif de la recherche est d’examiner l’influence des facteurs psychosociaux qui ont joué durant l’immigration et de voir comment s’est déroulé le processus de l’assimilation et de l’acculturation pour les femmes arabes musulmanes de la première génération. Il s’agit aussi d’approcher la manière dont l’identité sociale se construit ou se reconstruit, chez les personnes de la première génération, mais également chez celles des générations suivantes. En d’autres mots, il s’agit d’observer comment se passe la transmission d’une culture[4] d’une génération à l’autre[5]. Cette recherche porte un regard attentif sur ce qui peut favoriser une articulation entre la richesse culturelle que ces femmes, apportent avec elles[6] quand elles arrivent au Brésil et la réalité brésilienne à laquelle elles sont confrontées : à savoir la culture du pays d’accueil et le contexte particulier des relations qu’elles nouent au sein de la société brésilienne.

En second lieu, l’attention se tourne vers les relations intergénérationnelles, entre trois, voire quatre générations, et en particulier vers ce qui se transmet de mère à fille, c’est-à-dire, le rapport qui s’établit entre elles, mais aussi entre grands-mères et petites-filles. Pour aller encore plus loin, peut se poser la question de savoir quels sont les effets de l’exil sur la réalité féminine ainsi qu’entre les générations[7].

Foz do Iguaçu et la population libanaise

La population d’origine libanaise est fortement concentrée à Foz do Iguaçu (la plus forte concentration du Brésil). Cette ville est la quatrième plus grande ville de l’État du Paraná. Elle compte 309 113 d’habitants. En ce qui concerne la population originaire du Liban dans son ensemble, celle-ci est passée de 3 000 000 en 2006 à environ 3 920 000 en 2007 et, en juillet 2010, cette population atteignait 4 125 247 habitants. D’autre part, si on considère qu’au Brésil, la population émigrée du Liban et ses descendants compte environ 9 000 000 de personnes sur un total de 191 506 729 habitants, selon l’estimation faite par l’Instituto Brasilieiro de Geografica e estatistica (IBGE), cela revient à dire qu’elle représente 10 % des habitants du Brésil, en septembre de 2010. Je rappelle que ma recherche porte sur les Libanais musulmans immigrés au Brésil et de leurs descendants. Selon des statistiques récentes, cette population est estimée à un million de personnes en 2001[8].

Les Arabes au Brésil

 Pour mieux comprendre l’immigration arabe à Foz do Iguaçu, il est important d’avoir un aperçu historique plus large de cette immigration arabe vers le Brésil. Dans cet État, le Paraná, les Arabes sont arrivés vers 1890 et, en 1920, il y avait 1 625 personnes, syriennes et libanaises, dispersées dans cet État. [9]

Une question semble également importante : pourquoi les Arabes ont-ils choisi l’État du Paraná, et précisément Foz do Iguaçu ? L’explication pourrait être la suivante : la grande ville de Foz do Iguaçu est située à la frontière de deux autres pays, l’Argentine et le Paraguay, où le commerce a toujours été très développé. C’est dans les années 1970 que ce phénomène migratoire a connu son plus grand essor. Deux contingences importantes ont contribué à favoriser la migration vers Foz :

– la construction de l’Usine Hydroélectrique de Itaipu, qui a multiplié par quatre la population de la ville, et donc, de facto, a permis l’expansion du commerce local[10] ;

– le début de la guerre civile au Liban, en 1975[11].

C’est à ce moment plus particulièrement que s’est constituée, à Foz do Iguaçu, la grande colonie arabo-musulmane du Brésil. Une autre donnée explicative importante est le fait qu’à Foz do Iguaçu se trouvent les chutes du Cataratas do Iguaçu, point touristique le plus visité du Brésil, surtout par les étrangers.

Les apports de population musulmane au Brésil

Le premier grand contingent de musulmans arrivés au Brésil a été celui d’Africains importés comme esclaves. En 1835, ils ont participé à la Révolte des Malês, dans l’État de Bahia : la rébellion contre l’esclavagisme. Vaincus, les Malês se sont dispersés. C’est pourquoi, la première mosquée islamique n’a été fondée qu’en 1956, à Sao Paulo, alors que sa construction avait commencé en 1940. L’affluence d’immigrants arabes par la frontière de l’État du Paraná du Paraguay a fait que la région et plus particulièrement Foz do Iguaçu, est devenue une des plus importantes concentrations de musulmans du pays. La plupart des familles sont arrivées de la Vallée de la Bekaa, au sud du Liban[12].

Dans le recensement démographique de 1991, effectué par l’Institut brésilien de Géographie et de Statistiques (IBGE) et par l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD), l’islam en tant que religion, n’a pas été traité de façon isolée : les musulmans sont inclus dans la catégorie « autres religions » à savoir dans un groupe qui englobe un peu plus de 50 000 habitants. Les autorités islamiques du Brésil estiment qu’environ un million de musulmans vivent dans le pays[13].

 Les migrations vues du point de vue du Liban

 Du côté du Liban, plusieurs incitations ont contribué à pousser les Libanais à migrer vers un autre monde, vers l’Amérique du Sud et le Brésil plus particulièrement. Leur choix ne résultait pas d’une délibération consciente des personnes, mais plutôt d’un inconscient collectif, pour reprendre l’idée de Jung. On peut, en effet, parler d’un choix collectif et non de décisions individuelles bien réfléchies, car il suffisait d’embarquer sur un de ces nombreux gros bateaux qui ont transporté tant de Libanais au Brésil.

Dans un premier temps, l’immigration s’est développée dès 1860 en raison de la crise économique qui touchait l’ensemble de l’Empire ottoman. Entre 1865 et 1878, un premier groupe est parti de Syrie[14]. Bien après cela, il s’agissait de fuir les combats que le Liban a connus après 1939-1945 et lors de la guerre civile de 1975[15] et ensuite de trouver une solution devant la crise économique qui s’est installée dans le pays, sans grandes perspectives pour la population des plus jeunes en particulier. Ils sont partis de Haiffa, de Tripoli ou de Beyrouth. Selon Sakalha[16], les Arabes seraient actuellement 18 millions en Amérique Latine.

La méthodologie et les analyses

Les aspects les plus significatifs de cette recherche seront exposés ci-après. Une première partie reprend les questions méthodologiques en précisant les caractéristiques les plus importantes de la démarche suivie. La deuxième partie présente les conclusions essentielles qui résultent du « corpus » à partir des éléments qui sont apparus comme les plus évidents pour orienter cette recherche. Pour les analyser, ces éléments, issus de différents entretiens, sont classés en fonction du statut générationnel des groupes de témoins, à savoir : horizontalement, les groupes intra-générationnels (les femmes de la même génération) et, verticalement, les groupes intergénérationnels.

La réflexion se porte d’abord sur la construction de l’identité sociale de genre de ces femmes musulmanes, qui est à la fois très riche et problématique puisque plusieurs facteurs, inévitablement reliés entre eux, agissent : par exemple, le vécu de l’immigration et ses effets. Cela implique la culture libanaise d’une façon générale : la langue, la façon de s’habiller, les habitudes à table, la famille et la religion musulmane d’origine. C’est aussi la culture et la religion qui définissent une appartenance et des devoirs particuliers.

L’approfondissement a été le but de cette recherche et des réponses ont été trouvées à l’issu d’une méthode d’approche biographique. Le terme de biographie est, de fait, porteur d’une ambiguïté constructive et féconde : la biographie, c’est la vie même d’un individu singulier entendu dans son parcours temporel, historique, mais c’est aussi — et d’abord, si l’on s’en tient à l’étymologie — l’écriture de cette vie, sa reconstruction narrative, son récit[17].

En assumant une méthodologie empirique, il a été possible de structurer le travail avec la flexibilité nécessaire pour récolter les meilleurs résultats sans risquer de perdre l’objectivité, qui est la base de la connaissance et, principalement, de la fiabilité des résultats. À la réussite de cela, l’attitude de « chercheur en mouvement » contribue énormément, c’est-à-dire une attitude qui s’appuie sur des réflexions méthodologiques, une attitude qui conçoit que les récits ne seront pas écoutés sans que le chercheur accède à une perception de la dynamique propre de la vie en train de se raconter. De cette façon, j’ai vu que les femmes libanaises ont eu beaucoup à raconter et que mon rôle a pu se limiter, « seulement » à les motiver, avec l’espoir de faire venir à la surface, le « matériel » le plus significatif qu’elles ont gardé de toute leur expérience d’immigrante. Mais la recherche a encore été au delà, car elle a fait s’éveiller, au cours de plusieurs entretiens, la volonté d’une reconstruction, se donnant comme paradigme l’interprétation que la « construction de vie se fait en la reconstruisant ».

Principaux résultats et discussion

Après avoir analysé les récits des femmes rencontrées, séparément et individuellement, l’analyse intergénérationnelle et intra-générationnelle, montre que, malgré des histoires de vie différentes, l’immigration se ressent comme étant un facteur central au sein de chaque famille (en tenant compte de toutes les générations) ; elle se présente comme une nécessité économique pour la survie personnelle et familiale. Son acceptation, et par conséquent le départ effectif du Liban, est commune à toutes ces femmes en dépit des conditions particulières qui se sont produites en raison, soit de choix personnels, soit d’impératifs familiaux.

Une évolution claire est apparue, notamment, dans la construction de l’identité en rapport avec la culture brésilienne. On la décèle dans les quatre vecteurs de l’analyse qui sont : l’immigration, l’image de soi, la transmission et les projets. Ainsi, des hypothèses ont pu être énoncées au fur et à mesure de l’avancement des analyses. Une curiosité scientifique s’est éveillée ainsi peu à peu, venant se greffer sur la question initiale qui portait sur les différences culturelles et religieuses. Cette curiosité a mis à jour les différents éléments qui sont énoncés ci-après.

–  Nonobstant le dilemme vécu, les femmes ont une haute estime d’elles-mêmes, même si, dans certains cas, cette estime peut être masquée par un mécanisme d’auto apitoiement et de compensation.

–  Chez les femmes de la troisième génération, principalement, plus encore que les valeurs, il apparaît que c’est l’image de soi qui se transmet aux générations suivantes, cette image étant caractérisée par l’ambivalence, l’auto préjugé et les sentiments de culpabilité et de frustration.

–  La famille à une valeur principale pour la population concernée : la transmission des valeurs culturelles et religieuses remplit la fonction d’un repère qui soutient la condition personnelle d’immigrante et de musulmane.

–  La peur et, par conséquent, la soumission sont présentes dans toutes les générations, bien que parfois dissimulée par la foi et la sublimation.

–  La profession, comme les études et leurs conséquences, favoriseraient une plus grande indépendance financière, ce qui modifie les liens à la culture d’origine.

À l’issue de ces analyses, la volonté personnelle de ces femmes de s’identifier à la culture brésilienne est motivée par une question de survie financière. Par contre, l’auto-préservation de l’identité de femme libanaise, est exprimée comme un besoin de préservation psycho-sociale.

Quant aux études, ces femmes partagent le fait de leur attribuer de l’importance, les percevant essentiellement comme un vecteur de transformation, quoique les regards et les postures soient différenciés. Si la troisième génération n’a pas hésité à s’engager positivement dans cette voie, pour les premières et deuxièmes générations, la peur de cette transformation a fini par mettre un terme à l’initiative et à la détermination d’étudier, principalement dans une école brésilienne. Poursuivre des études au Brésil représente une forme de rejet de toutes les interdictions auxquelles elles ont été soumises, le choix d’étudier étant perçu, en effet, comme une alternative qui va ouvrir la possibilité de mener une vie libre et autonome. Il en va de même pour la profession. Il est commun à toutes d’accepter le rôle classique des femmes : être responsable des activités de base dans la maison ; mais, au rôle d’aide familiale dans les affaires de leur mari (ce qui est le plus souvent le cas), elles préfèrent généralement exercer un métier différent ; c’est là le but ultime de toutes.

La transmission de mère à fille est plus forte qu’entre les générations plus distantes ; c’est là que les similitudes sont les plus nombreuses. Ce sont aussi les femmes qui portent la mission de transmettre les bases culturelles et de faire adopter un ensemble d’éléments significatifs et constitutifs de la culture arabe et musulmane à la génération suivante. De même, cette transmission est fortement ancrée dans la culture arabe et s’oppose aux habitudes culturelles brésiliennes, strictement refusées par la famille. De cette façon, concernant cette transmission[18] dans la famille, la question est d’assumer le maintien et l’universalité du collectif, ce que renforce les expériences fréquentes consistant à envoyer les filles sur la terre natale, excluant ainsi quelques possibilités de penser et de sentir autrement. En poussant ainsi les jeunes filles à penser, sentir et décider à la manière arabe, cela finit par provoquer un obstacle à l’affirmation claire d’une identité : grâce à cela, en effet, qui sont-elles ? Ni libanaise ni brésilienne[19] au mieux « brésilienne et libanaise » ou mieux encore, une personne, une identité privilégiée qui a rempli ses désirs et ses capacités en se transformant en citoyenne de l’humanité. Un élément important pour la transmission d’une culture, est le fait de parler l’arabe avec les enfants, et bien entendu aussi, avec les adultes de la même origine[20]. Cependant, dans le cas des générations les plus jeunes, cela ne s’avère pas tout à fait aussi important que pour les grands-parents et les parents. Et même si les enfants, tout comme les femmes, sont envoyés au Liban, pour apprendre la langue[21] en même temps que d’autres éléments de la culture, quand les enfants reviennent, ils ont du mal à dialoguer en arabe avec les parents. Même s’ils comprennent bien l’arabe, ils répondent en portugais.

Pour les nouvelles générations, la place centrale de l’identification ethnique et religieuse dans la culture demeure encore faible, malgré les efforts des parents. En effet, les premières générations ont été confrontées à plusieurs éléments, vécus comme négatifs, de la culture brésilienne, éléments qui leur sautaient aux yeux en contradiction avec les valeurs arabes. Subséquemment, il apparaît que ce résultat provient du fait que la référence à la religion[22] dépasse celle de la question de la foi : elle évoque, en effet, l’imposition des restrictions faites à la femme pour qu’elle ne soit pas source de tentation pour les hommes. Ainsi, l’image de soi chez ces femmes, incite à se dénigrer, à son propre regard et au regard des autres, notamment au regard des femmes des générations précédentes[23]. Sur ce point, un sentiment révélateur est celui de la peur qui engendre une attitude de soumission. C’est un sentiment fort perceptible dans toutes les générations, malgré les efforts faits pour le dissimuler par un discours caché derrière la foi et par une habitude généralisée de le sublimer.

Le symbole du voile est extrêmement révélateur de l’identité libanaise[24]. Indépendamment de son lien à la religion[25], il manifeste surtout le besoin de correspondre à une présentation vestimentaire attendue de la femme libanaise[26]. Des traces de personnalité et d’une certaine liberté revendiquée parviennent à se manifester, mais sans vouloir que cela puisse constituer un affront. D’un côté, elles jugent qu’elles ne sont pas dignes et, de l’autre, d’une façon ambigüe, elles trouvent des justifications variées, comme par exemple : « le voile donne mal à la tête », « avec la chaleur qu’il fait à Foz do Iguaçu, le voile dévient insupportable » ou bien « ne pas utiliser le voile pour ne pas risquer de devoir changer d’avis après, sinon, fini la possibilité de vivre dans la communauté arabe » etc. Ces justifications ont été avancées par plusieurs femmes qui n’utilisent pas le voile.

La fidélité à la cuisine arabe chez les femmes de la première et de la deuxième génération, est claire et nette. Rien n’est imposé, rien n’est exigé par personne, c’est juste la passion de le faire[27], et de le faire toujours, tous les jours. Le plaisir d’être tous ensemble à la table. Un plaisir commun à toutes les femmes, elles ont pris en charge une tradition millénaire dans le monde arabe[28], où la cuisine occupe une place centrale, au cœur de la famille. C’est à elles, les femmes arabes, artisanes des saveurs, odeurs et couleurs, de faire plaisir à leur famille[29]. Par contre, selon les résultats de mes collectes d’informations, la dernière génération s’est déjà éloignée de cette habitude. Les plus jeunes aiment bien manger les spécialités arabes bien entendu, mais elles ne sont pas douées pour faire la cuisine. Pour les jeunes filles, c’est plutôt, le fast-food, les pizzas, et d’autres tentations du monde moderne occidental.

Elles expriment de l’espoir ; elles formulent des projets, pas à long terme, mais pour un futur le plus proche possible. Des projets chantés à une seul voix : même si ces projets, au départ, ont été des projets imposés par la famille, le temps est en train de changer et les projets aussi. Pourtant, pour qu’un projet devienne réalité il faut en avoir les moyens. Ainsi, mon regard se tourne vers le futur, et je perçois une direction par laquelle la psychologie peut participer et notamment contribuer à un changement possible. Ici, il faut que je le dise, mon regard reste toujours tourné vers le Brésil, là où j’ai développé ma recherche, et vers les Libanais qui partagent leur vie quotidienne avec les Brésiliens.

En ce qui concerne ces projets, au moins pour la première et deuxième génération, les femmes croient qu’elles vont finir leur vie dans la cuisine pour le plaisir de la famille ; mais elles ont découvert qu’il y a aussi du plaisir en dehors des casseroles : celui de faire des études. Au-delà du plaisir du savoir-faire, on trouvera le plaisir de savoir lire. Pour les plus jeunes de ces femmes, déjà plongées dans les savoirs du monde des lettres, le projet est de transformer les choix imposés par les autres en volonté personnelle, et leur souhait est de pouvoir accéder à la capacité de s’auto-déterminer, de vivre la vraie liberté, en s’ouvrant ainsi la porte du bonheur.

Pour finir, s’avère également importante, l’expérience de vivre une double vie : « un pied ici » (au Brésil) et « l’autre là bas » (au Liban), ce qui constitue une indication de la manière dont elles gèrent la relation entre les deux pays.

Conclusion

 Une même méthodologie pourrait être utilisée dans le but d’approcher, par ses résultats, la compréhension de la manière dont se produit la construction/reconstruction de l’identité dans le noyau familial de l’immigrant.

Par ailleurs, on peut envisager utilement la reproduction de cette recherche auprès de familles libanaises qui n’ont jamais migré. Partant du fait qu’elles ne sont jamais sorties du Liban, il serait possible, en comparant les résultats, d’approfondir la connaissance de l’identité culturelle et de la transmission. Cela éclairerait la mise en œuvre d’une approche psychosociale et permettrait de mieux savoir comment gérer cette question dans les pays qui reçoivent une forte immigration.

Par extension, il semble qu’on puisse mettre en œuvre une manière de reconnaître intrinsèquement ce qu’est, de fait, la population brésilienne et, à partir de là, de formuler des politiques publiques qui définissent les termes d’une intégration psychosociale des immigrants et de la réduction des préjugés[30] ; cela consisterait en la réalisation de recherches inspirées par la méthodologie adoptée ici. On pourrait ainsi reproduire cette recherche en l’adaptant aux communautés d’immigrants, comme par exemple, les Italiens, les Chinois, les Polonais et les Japonais qui se sont installés au Brésil, et qui sont en nombre plus important dans la composition de la population brésilienne[31].

Face à ces communautés différenciées, un nouveau besoin surgit : construire une humanité inter et multiculturelle, comme perspective d’un vivre ensemble, pacifiquement, et suivant les principes éthiques du respect de la différence de l’autre. Selon Jodelet, « Cette approche de l’altérité s’est faite du point de vue de ceux qui, à partir de leur identité, élaborent et posent la différence en altérité, non de l’expérience vécue de ceux qui y sont enfermés »[32]. Il faut absolument faire le mouvement contraire, pour aller jusqu’à cet horizon souhaité, et certainement aller vers l’autre, vers celui qui est différent de soi, là où il se trouve. Il est de l’autre côté du miroir. Et là, il peut se passer l’expérience humaine d’un travail de construction sociale de la réalité.

Une suggestion ressort encore de ces réflexions : à partir de nos connaissances, de notre volonté de transformer, dans un climat de confiance, mais aussi en faisant la preuve de notre force et de notre courage, il est possible d’engager tous nos efforts et de transformer ceux-ci en bénéfices pour l’homme et pour la femme, leur offrant ainsi des conditions favorables pour construire et reconstruire leur vie et pour être heureux.

 

Notes:

[1]  Abla Antoinette Safadi, brésilienne, d’origine palestinienne, est diplômée en Psychologie à l’Université Fédérale d’Alagoas (Brésil) et Maître en Psychologie de la Religion et Docteur en Sciences Psychologiques et de l’éducation à l’Institut d’Analyses du Changement dans l’Histoire et les Sociétés Contemporaines, de la Faculté de Psychologie et des Sciences de l’Éducation de l’Université catholique de Louvain-la Neuve, Belgique. L’auteur participe au programme de formation continue de l’Université de Louvain-la-Neuve sur le thème de : « Santé mentale en contexte social : multi-culturalité et précarité ».

[2]  Samira Adel Osman, « Sociabilidades e valores », 1998 ; André Castanheira Gattaz, « Um olhar sobre a familia arabe Muçulmana em Sao Paulo », 2001, repris en 2008 par Oswaldo Truzzi sur le site : <http://remi.revues.org&gt;.

[3]  Marie-Andrée Ciprut, Migration, blessure psychique et somatisation, Médecine et hygiène, Quebec et Association Pluriels, Suisse, 2007.

[4]  Boris Cyrulnik, 1999, repris par Marie-Andrée Ciprut, op. cit., 2007.

[5]  Jean-Léon Beauvois, Willen Doise et Nicole Dubois, La construction sociale de la personne, PUG, Grenoble, 1999.

[6]  V. Brustlein, P. Waniez, « Os muçulmanos no Brasil : elementos para uma geografia social », Revista de comunicaçao cultural e politica, Vol. 1, n° 2, Rio de Janeiro, 2001.

[7]  Jean-Luc Brackelaire, Anabelle Klein, « Les blogs : essais de domiciliation virtuelle pour une nouvelle transmission ? », in N. Burnay, Transmission, mémoire et reconnaissance, à paraître aux Presses universitaires de Fribourg.

[8]  V. Brustlein, P. Waniez, art. cit., 2001.

[9]  Fronteiras, “do Paraná com as Aràbias”, Gaseta do Povo, Curitiba, PR, 31 mars 2002. Disponible sur le site : <http://www.gazetadopovo.com.br&gt;.

[10]  anuario  estatístico, Perfil 2001 : Foz do Iguaçu, Prefeitura Municipal de Foz do Iguaçu, 2001.

[11]  Fronteiras, Ibid.

[12]  V. Brustlein, P. Waniez, art. cit., 2001.

[13]  V. Brustlein, P. Waniez, Ibid.

[14]  J. Sakalha, « Los musulmanes en Latino America. Historia e immigraçao », 2006, disponible sur le site : <http://islamica.br&gt;

[15]  André Gattaz, op. cit., 2001 et Samira Adel Osman, op. cit., 1998.

[16]  J. Sakalha, Ibid.

[17]  Michel Legrand, L’approche biographique, Hommes et perspectives, Paris, 1993.

[18]  Annick Pecheron, « La transmission des valeurs », in J. Commaille, F. de Singly et M. Kaluszinski, La famille : l’état des savoirs, La Découverte, Paris, 1991.

[19]  Fethi Benslama, « Épreuves de l’étranger », in L. Bastiannelli, F. Benslama et J. Menechal, Le risque de l’étranger : soins psychiques et politiques, Dunod, Paris, 1999.

[20]  Vincent Teixeira, « L’étrangement de la langue dans l’étrangeté de l’humain », communication au colloque outre langue, Louvain-la-Neuve, 4-6 mai 2009, disponible (en langue japonaise) sur le site : < http://resweb2.jhk.adm.fukuoka-u.ac.jp>

[21]  Vincent Teixeira, Ibid.

[22]  Fethi Benslama, La psychanalyse à l’épreuve de l’Islam, Flammarion, Paris, 2004.

[23]  Jean-Claude Kaufmann, L’invention de soi. Une théorie de l’identité, Armand Colin, Paris, 2005.

[24]  Eva de Vitray-Meyerovitch, Islam, l’autre visage, Albin Michel, Paris, 1995.

[25]  Fabienne Brion, Féminité, minorité, islamité. Questions à propos du Hijab, Académie-Bruylant, Bruxelles, 2004.

[26]  Bouhdiba Abdelwahab, La sexualité en Islam, Presses universitaires de France, Paris, 1975.

[27]  Roberto Damatta, O que faz o brasil, Brasil ?, Rocco, Rio de Janeiro, 1986.

[28]  Marc Guiraud, Philippe Meirieu, L’école ou la guerre civile, Paris, 1997.

[29]  Jean-Claude Kaufmann, Casseroles, amour et crise : ce que cuisiner veut dire, Armand Colin, Paris, 2005.

[30]  Abla Antoinette Safadi, « Valeurs, religion et perceptions stéréotipiques des catholiques et des musulmans au Brésil », Mémoire (non publié), UCL, Louvain-la-neuve, 2003.

[31]  Abla Antoinette Safadi, Regards croisés de femmes musulmanes de trois générations au Brésil : l’image de soi et la construction d’identité, Thèse à paraître aux Presses universitaires de l’UCL, Louvain-la-Neuve.

[32]  Denise Jodelet, L’autre : regards psychosociaux, Presses universitaires de Grenoble, Grenoble, 2005.