Editorial: Faut-il parler de croissance ou bien de développement ?

Patrice Allard, rédacteur en Chef de Informations et Commentaires

 

159Confrontés à une situation de crise qui se prolonge, les pays des Centres placent aujourd’hui le retour de la croissance au cœur de leurs objectifs économiques et sociaux. Plusieurs raisons justifient ce choix. La première tient en la mollesse de la reprise qui a suivi la récession de 2009. De part le rôle moteur joué par les pays de la Triade dans les circuits économiques et financiers mondiaux, la faiblesse de leur activité économique interne ne peut manquer d’affecter la planète entière, à commencer par les pays émergents sur lesquels était fondé l’espoir d’une rapide sortie de crise. Il s’y ajoute le niveau élevé du chômage que connaissent ces pays centraux, accompagné par la crainte des effets cumulatifs de récession que produit le chômage de masse ainsi que des conséquences sociales qu’il entraîne. Par ailleurs, pour les pays de la zone euro, la question des dettes souveraines qui les affecte, ne peut trouver de solution dans le cadre d’un produit intérieur brut (PIB) et de revenus stagnants ou même abaissés par les politiques d’austérité appliquées à ce jour. La pression exercée sur les revenus des ménages serait trop forte et ne saurait manquer de croître au fur et à mesure que ces revenus se réduiraient, rendant le paiement du service de cette dette impossible. L’augmentation du PIB qui est la caractéristique même de la croissance économique,  accompagnée mécaniquement par la hausse des revenus, apparaît alors comme une condition sine qua non de la crédibilité de chaque secteur public et de sa solvabilité.

La croissance, telle que nous l’entendons communément, est un chiffre, le taux de variation annuel du PIB, exprimé en termes réels (hors des variations de prix). En ce sens elle ne se décrète pas mais se constate après coup. Certes des politiques (les politiques de relance) peuvent être mises en œuvre pour la stimuler mais leur effet précis (une croissance forte ou réduite) ne sera constaté qu’ensuite[1]. Parler de croissance invite ainsi à traiter de la conjoncture en délaissant le moyen ou le long terme, c’est-à-dire en ne s’intéressant pas aux conditions qui rendraient possible sa poursuite sur une période plus longue. Pourquoi ne pas lui préférer l’emploi du concept de développement ?

Le développement peut être défini par opposition au sous-développement. Il s’agit alors d’un processus économique et social au cours duquel les différentes activités d’une économie (branches et secteurs) s’articulent les unes aux autres, les différents centres de décision gagnent en autonomie en s’affranchissant des effets de domination exercés sur eux depuis l’extérieur et est améliorée la satisfaction des besoins essentiels de la population[2]. Croissance et développement ne sauraient se confondre. S’il est justifié de penser qu’une croissance économique se doit d’accompagner le développement pour que celui-ci soit possible, en facilitant une production apte à améliorer la satisfaction des besoins de la population par exemple, rien ne permet d’affirmer que toute croissance entraîne le développement (d’où le concept de croissance sans développement). Ceci signifie donc que toute croissance ne créé pas forcément les conditions de son prolongement dans le temps.

Développement ou croissance révèlent des états économiques distincts qui peuvent être convergents ou contradictoires. Pour nous en convaincre, l’examen des effets de la récession de 2009 sur les pays périphériques serait digne d’intérêt. De manière générale, la récession des pays des Centres se transmet aux Périphéries par la diminution des recettes d’exportation et la baisse des ventes de produits locaux, par la contraction des transferts de revenus des migrants et la chute des apports de capitaux venant des Centres et allant vers ces Périphéries. Suivant ce schéma, chaque pays des Périphéries deûait connaître, en 2009, un taux de croissance nul ou négatif. Pourtant, si cela se retrouve bien dans un grand nombre de cas, en Amérique latine par exemple, il est des pays du sud, en Afrique par exemple, qui connaissent, en 2009, une croissance non négligeable. Il serait alors pertinent de porter le regard sur ces derniers en essayant de comprendre comment la persistance d’une croissance est possible chez eux.

Nous pouvons ainsi relever le cas de 14 pays[3] dont le taux de croissance de l’année dépasse 4 %, en 2009, auxquels nous pouvons ajouter deux autres pays, la Bolivie et le Panama, non parce que la croissance qu’ils obtiennent soit remarquable (respectivement 2,8 et 1,8 %) mais parce que ces chiffres tranchent de manière évidente avec les résultats constatés pour les autres pays du continent sud-américain. De manière générale, les taux de croissance obtenus par ces différents pays sont plus réduits en 2009 qu’ils ne l’étaient l’année précédente. Il y a pourtant des exceptions notables, celles de pays qui constatent une croissance plus forte en 2009 qu’elle ne l’était en 2008. C’est le cas du Congo, du Mali, du Maroc, de l’Ouganda et du Liban ; ce qui pourrait traduire une situation opposée à la conjoncture mondiale.

Comment a pu être obtenu une telle croissance[4] ? Trois schémas explicatifs peuvent être dégagés. Le premier repose sur une conjoncture heureuse. Il s’agit le plus souvent de récoltes abondantes que connaissent certaines économies à dominante agricole (au Mali ou en Tanzanie par exemple) mais pas seulement. Le Maroc offre ainsi l’exemple d’une double conjoncture favorable puisqu’à de bonnes récoltes s’ajoute une diminution des tensions inflationnistes, liés surtout à l’évolution des prix de certaines importations. Dans ce cas le revenu réel marocain s’accroît et la demande intérieure suit. Cet exemple est d’autant plus notable que ce pays connaît en 2009 un taux de croissance supérieur à celui de 2008 (5 % contre 2,3). Le Liban est aussi ici un exemple qui paraît exceptionnel en ce que sa croissance (passée de 2 % en 2008 à 7 % en 2009 s’explique par le niveau élevé des transferts de revenu des migrants libanais (surtout depuis les Etats du Golfe) et de booms économiques concernant le tourisme, les services financiers et le bâtiment. Une conjoncture heureuse peut aussi résulter d’investissements directs extérieurs (IDE) dans le pays qui résultent du mûrissement de projet. Ainsi doit être citée l’influence d’un investissement indien sur l’économie malienne.

Les matières premières, surtout minières ou énergétiques, sont au centre du second schéma. Qu’il s’agissent de l’évolution favorable de leurs prix (au Ghana ou en Zambie), d’un accroissement substantiel des quantités produites (cas du gaz naturel au Qatar) ou bien de l’afflux d’investissements nouveaux qui accompagnent la découverte de nouveaux gisements (au Ghana encore ou en Ouzbékistan), l’effet de « boom » ainsi produit affecte pleinement le PIB du pays qui en bénéficie.

 Le troisième schéma se combine le plus souvent à d’autres. Il s’agit de politiques économiques ou sociales qui ont été pratiquées, souvent depuis plusieurs années, et qui commencent à porter leurs fruits. Ainsi en est-il du Malawi où la politique de soutien agricole (politique de subvention pour l’achat d’intrants) s’ajoute aux bonnes récoltes de tabac ainsi qu’aux recettes issues de l’exploitation de gisements d’or, de diamants et d’uranium pour permettre une croissance qui reste élevée (5,9 % contre 7,4 l’année précédente). On peut également citer la politique d’endettement menée en Ouganda qui a permis une politique de relance de grande ampleur (qui s’accompagne cependant de la croissance des productions agricoles et minières), mais aussi de la politique de hausse des salaires (hausse de 12 % du salaire minimum) conduite par la Bolivie qui, avec l’évolution heureuse des cours du gaz naturel, de l’argent, du zinc et du soja, ont permis à ce pays d’être, sur ce continent, le pays le moins touché par la crise économique. De même la situation presqu’heureuse du Panama (une croissance qui reste positive mais au prix d’un ralentissement spectaculaire, le taux de croissance passant de 11,2 % en 2008 à 1,8 en 2009) ne saurait être cité sans évoquer le chantier d’agrandissement du canal et des nombreux investissements qu’il implique.

En examinant la performance de ces différents pays sous l’angle du développement et non sous celui de la croissance, des résultats bien différents se constatent. En effet de bonnes récoltes ou bien une évolution favorable des termes de l’échange ne sont gages d’aucune articulation nouvelle des secteurs d’activité du pays, pas plus qu’elles ne garantissent une plus grande autonomie des centres de décision du pays. Il en est de même de la croissance tirée par les activités extractives, lorsqu’elle ne s’accompagne pas de la transformation sur place d’une partie du produit brut extrait ou lorsque l’activité reste sous le contrôle d’entreprises dont le champ d’activité déborde largement du pays. Tout au plus est-il permis d’espérer que le partage des « fruits de la croissance » pourra améliorer la satisfaction des besoins essentiels de la population. Toutefois une telle conclusion ne serait possible la plupart du temps qu’à partir d’une diminution des inégalités de revenu. Ainsi pour un grand nombre de ces pays les bons résultats de 2009 restent-ils éphémères, n’offrant aucune assurance de la perpétuation de cette conjoncture heureuse pour les années suivantes, pas plus que d’un progrès en matière de niveau de développement. En effet les conditions climatiques qui ont permis le plus souvent de bonnes récoltes n’ont que peu de chance de se reproduire de même que l’amélioration des termes de l’échange, produite par l’évolution des cours des produits bruts sur les marchés internationaux, reste bien aléatoire.

Ces conclusions pessimistes ne peuvent cependant s’appliquer à tous ces pays évoqués précédemment. Dans le cas du Mali, les progrès de la production agricole s’accompagnent d’une certaine diversification des cultures. On ne peut en déduire une meilleure intégration des activités productives, pas plus qu’une moindre dépendance de l’économie malienne. Pourtant cette diversification, en réduisant la sensibilité de l’agriculture à différents aléas augmente les chances d’un futur développement. Le Malawi présente une situation un peu différente : les bonnes récoltes obtenues sont aussi redevables d’une politique de subvention au bénéfice des agriculteurs pour leurs achats de fertilisants et de diversification des productions. La première de ces politiques ne fait que remettre en place des actions des pouvoirs publics démantelées par le tournant libéral qui a accompagné les politiques d’ajustement structurel. Ici encore il est difficile de trouver  en cela des preuves irréfutables d’un développement en cours ou futur. Cependant ce pays assure depuis 2006 sa sécurité alimentaire, un des résultats attendus des politiques pratiquées. En cela il est permis de dire que sa capacité à satisfaire les besoins alimentaires de sa population, donc de supporter  certains des « coûts de l’homme », se trouve accrue puisqu’échappant aux aléas de marché[5].

Dans d’autres des pays cités, des politiques volontaristes ont été mises en œuvre sans attendre la crise de 2009. Ce sont alors ces politiques qui doivent être examinées sous l’angle du développement. Le Mozambique constitue un bon exemple. Ce pays conduit depuis la fin des années 1990 des politiques de développement, principalement tournées vers la construction d’infrastructures, orientées au profit des activités touristiques, minières et de la production d’électricité. Le volet agricole de ces politiques vise à assurer l’auto suffisance du pays en matière de céréale de base (ce qui est à la fois ambitieux et logique après la quasi famine que connut le pays en 2007-08). Si juger de l’efficacité de cette politique de développement tout azimut reste par trop précoce, il n’en demeure pas moins que celle-ci met en place des bases à partir desquelles une meilleure intégration des activités productives et une moindre dépendance deviennent possibles. De manière inverse, la question de la satisfaction des besoins essentiels de la population reste incertaine : la moitié des Mozambicains vit sous le seuil de pauvreté, en dépit des efforts faits en matière d’éducation et de santé, qui, de leur côté, améliorent partiellement leurs conditions de vie. D’autres politiques volontaristes menées se distinguent par leur dimension sociale. Il est permis de citer ici encore une fois le Mali[6] qui a vu en cinq ans la part de sa population vivant sous le seuil de pauvreté diminuer, passant de 55,6 % en 2001 à 47,4 en 2006. La Bolivie est un autre exemple de telles politiques volontaristes à vocation sociale. En dépit d’une conjoncture internationale défavorable, ce pays a poursuivi son action de lutte contre la pauvreté et de réduction des inégalités. En 2009 le salaire minimum bolivien a été augmenté de 12 % (parallèlement les prix n’ont augmenté que de 3 % au cours de la même année). De semblables politiques à dimension sociale contribuent directement à améliorer la couverture des besoins essentiels des populations et pour cette raison vont dans le sens du développement. Le contraste des chiffres devient alors évident si nous comparons ces deux pays à la situation du Congo, pays qui connaît en 2009 un des taux de croissance les plus élevé d’Afrique (7,4 %), dont le produit par habitant (2 298 dollars) le classe à la treizième place des 52 Etats du continent, mais dont l’état de pauvreté, lui, ne change pas : plus de la moitié de sa population vit sous le seuil de pauvreté.

Comme le montrent ces exemples de pays périphériques, croissance et développement sont complémentaires dans les analyses qu’ils permettent. L’un s’applique à la conjoncture, l’autre à la moyenne période. Le premier désigne un état au sein d’une dynamique, le second permet de fixer les objectifs de politique à moyen terme. Mais ceci ne concerne-t-il que les pays périphériques ?

Comme le remarquait Gilbert Blardone, reprenant François Perroux, « Ni le développement, ni le sous-développement ne sont pour une société des états permanents, il n’y a pas à proprement parler de société développée ou sous-développée une fois pour toutes. Chaque société vit un processus historique de structuration, déstructuration, restructuration qui, selon les politiques menées, c’est-à-dire les décisions prises par les agents et l’évolution induite des structures, peut alterner phases de développement et phases de sous-développement »[7]. Si nous suivons l’auteur, les pays centraux, les plus avancés en matière de niveau de productivité comme de développement humain, ne sont donc nullement à l’abri de connaître ou d’avoir connu des phases de sous-développement. Envisager leurs dynamiques sous l’angle du développement prendrait alors une double importance.

D’une part c’est sous l’angle du développement que les objectifs de politiques de moyen terme peuvent être précisés, dans les pays avancés comme dans les Périphéries. La grande vague ultra libérale a voulu faire croire que le « jugement du marché » devait se substituer à l’action volontariste des pouvoirs publics. La crise actuelle montre le contraire : le champ de l’action de (des) Etat(s) doit être revu à la hausse. Cette crise, dans sa dimension initiale (financière) par exemple, a montré que la cohérence de l’ensemble des décisions des agents ne pouvait être établie à partir des seules règles de marchés supposés concurrentiels. Par suite c’est aux Etats de construire au plan institutionnel comme au plan de leurs actions directes et quotidiennes une telle cohérence (et c’est ce qu’ils entreprennent aujourd’hui, avec plus ou moins de succès[8]).

D’autre part les processus en œuvre aujourd’hui interrogent lorsqu’il frappe lourdement non plus seulement certains groupes sociaux au sein de pays centraux (les « perdants de la mondialisation ») mais des pays tout entier, comme c’est le cas dans la zone euro de la Grèce, de l’Irlande  ou aujourd’hui de l’Espagne ou peut-être de l’Italie ou d’autres encore. Faut-il, pour désigner ces processus, respecter l’usage habituel du vocabulaire économique politiquement correct en parlant de récession, donc d’un phénomène  certes déplaisant mais provisoire puisque conjoncturel ? Faut-il rendre à ces processus leur dimension structurelle et parler alors de phase de sous-développement, avec toute la portée critique que cela implique pour juger des différentes politiques européennes libérales conduites jusqu’à ce jour ?

Notes:

[1]  Ainsi la mise en œuvre, de manière concertée et plus ou moins massive, de mesures de relance en 2009 par un grand nombre de pays dont les plus développés n’a donné que des résultats souvent restreints (stopper la récession) et peu durables.

[2]   Cette définition est celle de François Perroux. Son intérêt comme son utilisation dans le monde contemporain ont été démontrés par Gilbert Blardone dans l’article, « Le grand jeu du développement selon François Perroux, croissance économique, développement humain, société progressive, bilan du développement : 1975-2010 », publié dans le numéro 154, janvier-mars 2011, d’Informations et commentaires.

[3]  Il s’agit, sur le continent africain, du Congo (7,4), de l’Ethiopie (7,4), du Ghana (4,5), du Malawi (5,9), du Mali (4,1), du Maroc (5,0), du Mozambique (4,3), de l’Ouganda (7,0), de la Tanzanie (4,9) et de la Zambie (4,5) ; au Moyen-Orient, se trouvent : l’Egypte (4,7), le Liban (7,0) et le Qatar (11,4) ; il s’y ajoute l’Ouzbékistan (6,9). Les chiffres entre parenthèses désignent le taux de croissance du PIB de l’année 2009, la source de l’information étant le Fonds monétaire international (FMI).

[4]  Les informations diverses réunies ici proviennent pour l’essentiel du : Bilan économie 2010, atlas de 179 pays, Le Monde, 2010.

[5]  Lors de la précédente crise alimentaire mondiale (2006-07) les difficultés nutritionnelles rencontrées par de nombreux pays périphériques ont été plutôt le fait du renchérissement des produits alimentaires que d’une réelle pénurie d’aliments.

[6]  Ce pays que nous citons ici à de nombreuses reprises pouvait paraître en 2009 comme un des pays africains construisant avec une certaine efficacité les bases d’un futur développement. Il est permis aujourd’hui de déplorer la situation politique nouvelle qui s’est établie au Sahel en suite à la « crise » libyenne et à son dénouement. La déstabilisation de la région et la coupure en deux de son territoire font à ce jour du Mali la principale victime « collatérale » de cette crise politique. Cela ruine les efforts nombreux, bien que très respectueux de l’ordre international libéral, faits par ce pays, enclavé et désertique, pour améliorer le sort de sa population.

[7]  Gilbert Blardone, article cité, 2011.

[8]  On ne saurait trop insister sur le changement profond des interventions des Banques centrales dans la crise monétaire et financière actuelle ainsi que les débats que la concertation entre les actions de celles-ci et celles des pouvoirs publics suscitent aujourd’hui.