Comment comprendre « Le printemps arabe »?

Entretien entre Gilbert Achcar[1] et  Marc Ollivier[2]

(Grenoble, 19 septembre 2011)

 

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Marc Ollivier : Les événements qui bouleversent plusieurs pays du monde arabe, de la Syrie au Maroc, depuis décembre 2010, surtout en Tunisie, en Égypte, en Syrie et en Libye, sont des processus en pleine évolution entraînés par des dynamiques sociales diverses selon les pays, mais qui présentent des points communs. Gilbert Achcar, quels aspects spécifiques pourriez vous mettre en lumière pour caractériser ce « printemps arabe » ?

Gilbert Achcar : Je crois qu’il faut souligner trois aspects communs aux mobilisations dans leur diversité : d’abord le rejet des régimes dictatoriaux, répressifs et corrompus, ensuite la place essentielle de la jeunesse dans ces révolutions, en particulier les jeunes étudiants et diplômés, dont beaucoup sont victimes du chômage, et enfin l’ampleur de ces mouvements, qui rassemblent toutes les couches de la société, notamment la classe ouvrière, tout particulièrement en Égypte, où les ouvriers ont déclenché des grèves massives qui ont joué un rôle décisif dans les jours qui ont précédé la chute de Moubarak. C’est ainsi qu’on voit se consolider et même se créer un syndicalisme indépendant en Égypte et même en Libye à présent.

M.O. : Comment expliquer que ces processus quasi insurrectionnels se déroulent simultanément avec une telle force, depuis le détonateur tunisien, dans la plupart des pays arabes ?

G.A. : L’effet de contagion — outre l’identité des problèmes de fond — est dû au premier chef à la facilité de la communication entre peuples partageant la même langue dans l’information écrite et audiovisuelle, et constituant une aire géopolitique soudée par une histoire commune. Ce facteur avait déjà joué dans l’histoire des peuples arabes, par exemple à l’époque de l’influence acquise par Gamal Abdel Nasser dans l’ensemble de la région.

Depuis leur création, les chaînes satellitaires ont révolutionné les flux d’information dans tous ces pays en permettant aux couches populaires d’élargir considérablement leur perception des événements internationaux et d’accéder à des débats d’idées dont elles étaient privées auparavant. Ces mêmes chaînes satellitaires leur ont permis également de suivre en direct les événements de Tunisie et d’Égypte. Si on ajoute à cela les nouvelles facilités de communication apportées aux jeunes par l’Internet et les réseaux sociaux, on comprend pourquoi ce mouvement s’est propagé comme un feu de forêt en saison sèche.

M.O. : On peut aussi rappeler qu’à la même période où les dictateurs arabes s’installaient au pouvoir avec le soutien des puissances occidentales, Kadhafi en 1969, Assad en 1970, Saddam Hussein en 1972, Moubarak en 1981 ou Ben Ali en 1984, on assistait à la transition vers une nouvelle phase de l’histoire du capitalisme, celle de la dérégulation des mouvements de capitaux et de la financiarisation du système. Ce phénomène s’est traduit par le triomphe des doctrines et des politiques néolibérales, centrées sur le libre-échange, les privatisations du secteur public, le recours aux capitaux étrangers et à l’endettement générateur de corruption à grande échelle. Ces politiques n’ont-elles pas contribué, par leurs conséquences, à rapprocher les peuples arabes victimes de la prédation d’un même système de plus en plus mondialisé sous l’empire des marchés financiers ?

G.A. : Certes les peuples arabes ont été et sont encore victimes des réformes néolibérales, de l’endettement et de la corruption, comme les autres peuples. Le chômage endémique, notamment le chômage des jeunes, la détérioration des niveaux de vie sur fond de hausse des prix et de démantèlement des acquis sociaux s’y observent comme ailleurs. Mais il faut insister sur ce qui a accompagné ces fractures sociales dans le monde arabe : la violence exercée par les forces de l’ordre et les services secrets, sous forme d’arrestations, le capitalisme véreux. C’est pourquoi le ras-le-bol a été plus fort dans cette région que dans le reste du monde.

M.O. : Ces révolutions arabes se poursuivent dans la vaste région que les Américains appellent le « Grand Moyen Orient » et qui s’étend du Pakistan jusqu’au Maroc. Une région qui se trouve sous la domination géostratégique des États-Unis et de leurs alliés, parmi lesquels les dictateurs arabes. Cette domination se manifeste par de nombreuses bases militaires implantées dans toute la région et par les guerres qu’ils ont provoquées pour contrôler la production et le transport des ressources de la région en hydrocarbures : en Irak, en Afghanistan, en Yougoslavie et dernièrement au Bahreïn et en Libye, sans parler des guerres israélo-arabes de 1967, 1973, 1982, 2006 e,t tout récemmetn, de 2009 à Gaza. Les observateurs soulignent que les révolutions arabes d’aujourd’hui ne font aucune référence à cette domination impérialiste, ni plus particulièrement au conflit israélo-palestinien. Comment l’expliquez-vous ?

G.A. : Il faut comprendre que les peuples arabes étaient et sont encore pour plusieurs d’entre eux, victimes de plusieurs strates superposées de domination. Celle de leurs dictateurs, de leurs policiers et de leurs services secrets est la plus immédiate. Ils ne peuvent s’attaquer aux autres, celle des puissances occidentales ou celle des marchés financiers, sans faire disparaître d’abord la première, qui les paralyse. C’est pourquoi ces révolutions arabes ont commencé par un seul mot d’ordre : « Le peuple veut le renversement du régime ». Mais déjà, au-delà des luttes en cours pour remplacer les dictateurs et leurs sbires par un État de droit, on voit s’affirmer des revendications sociales, des mises en cause du paiement de la dette illégitime contractée par les despotes corrompus et une forte critique de l’ingérence des institutions financières internationales : c’est une lutte contre une autre strate de domination qui s’engage ainsi. Il en va de même pour le conflit israélo-arabe qu’on voit maintenant revenir au premier plan dans un pays comme l’Égypte.

M.O. : Le conflit israélo-palestinien dure depuis plus d’un demi-siècle au centre névralgique de ce Grand Moyen-Orient. Alors que les mouvements révolutionnaires arabes n’ont pas fait de références à ce conflit, quel impact ont-ils sur le peuple palestinien ?

G.A. : Les Palestiniens ont suivi le mouvement. Chez eux, la mobilisation s’est concentrée sur la revendication de mettre fin à la division entre les deux territoires, Gaza et la Cisjordanie. Des manifestations ont eu lieu à cette fin en mars. Elles ont été réprimées à Gaza par le gouvernement du Hamas. Toutefois, l’Autorité palestinienne (AP) et le Hamas ont fini par entamer leur réconciliation, donnant ainsi l’impression qu’ils répondent au désir populaire alors qu’ils ne font que répondre aux désirs du Caire où militaires inféodés à Washington et Frères musulmans ont noué des liens de coopération. La démarche de l’AP auprès de l’ONU pour obtenir la reconnaissance du statut d’État pour la Palestine contre le gré d’Israël et des États-Unis est une tentative de la part de cette Autorité de se racheter une nouvelle légitimité après en avoir été dénuée, et de donner à croire qu’elle se met au diapason des évolutions régionales. Il n’empêche qu’en un sens cette initiative confirme l’idée qu’un juste droit ne se mendie pas, mais se revendique.

M.O. : Dans ce contexte israélo-palestinien, comment analyser les manifestations massives des « indignés » israéliens qui occupent les rues de Tel-Aviv et de plusieurs villes israéliennes pour protester contre le coût de la vie, l’aggravation des disparités sociales et l’affaiblissement des liens de solidarité dans la société israélienne ?

 G.A. : Il s’agit évidemment d’un écho aux mouvements sociaux des pays arabes, que l’on peut lire d’ailleurs sur leurs propres pancartes avec des slogans qui font référence aux soulèvements arabes, en particulier aux mobilisations de la Place Tahrir au Caire. Mais cet écho est limité aux conséquences sociales et économiques des politiques néolibérales, que nous avons déjà évoquées, sur les Israéliens. Au plan politique, ce mouvement n’a mis en cause jusqu’à présent ni l’occupation de la Cisjordanie par l’armée israélienne, ni le blocus de Gaza, ni la colonisation des territoires occupés. Il n’a même pas mis en avant la défense des droits et des besoins sociaux des Palestiniens détenteurs de la citoyenneté israélienne, qui sont des citoyens de seconde classe. Les revendications du mouvement de Tel-Aviv sont donc affaiblies par son mutisme sur le terrain de la lutte contre l’oppression des Palestiniens par leur État.

M.O. : Pour terminer cet entretien sur une note prospective, je partirai d’une autre caractéristique remarquable des processus révolutionnaires en cours dans le monde arabe. Il s’agit de la volonté constamment affirmée par ces mouvements, malgré les provocations et la répression parfois meurtrière exercée par les régimes contestés, de manifester pacifiquement et de refuser autant que possible le recours à la lutte armée. En prenant du recul, croyez-vous que ce mode d’action, donnant la priorité à la mobilisation politique, pourrait se montrer efficace à l’échelle du « Grand Moyen-Orient » et faire pièce efficacement au choix de la violence armée qui se dissimule sous les oripeaux de la guerre sans fin au terrorisme ?

G.A. : Je remarquerai d’abord qu’en dépit de leurs modes d’action volontairement pacifiques, les mouvements révolutionnaires arabes n’ont pas totalement évité les actes de colère. En Égypte par exemple, ils ont incendié et détruit quelques bâtiments officiels de la dictature, de sa police et de son parti, à la suite des réactions meurtrières de la police du régime. D’autre part, certains de ces processus révolutionnaires évoluent inexorable-ment vers la guerre civile. Cela a été le cas en Libye, et c’est en cours en Syrie et au Yémen, et peut-être au Bahreïn, où la répression fait de plus en plus de victimes. Mais de telles évolutions ne sont pas le fait des forces populaires : elles sont entièrement le résultat de la volonté des régimes dictatoriaux concernés de conserver leurs pouvoirs et privilèges par tous les moyens, y compris par le massacre de leur peuple. Il me semble que la même analyse peut être transposée à l’échelle géostratégique : ce sont les puissances occidentales qui ont déclenché des guerres au Moyen Orient pour défendre leurs positions dominantes et les intérêts de leurs multinationales, et qui en portent la responsabilité. C’est donc sur le terrain de la politique intérieure de ces pays que peuvent se manifester des forces capables d’empêcher le recours aux armes et à la guerre pour la résolution des conflits. On voit ainsi comment pourraient se constituer des liens de solidarité entre les mouvements révolutionnaires arabes et les forces progressistes d’Europe et des États-Unis. Ce sera certainement plus facile à l’avenir du fait du changement radical de l’image des peuples arabes dans l’imaginaire occidental, où elle est passée de celle qu’incarnait Ben Laden à celle qu’incarnent les manifestants de Tunis et du Caire.

Notes:

[1] Gilbert Achcar, intellectuel franco-libanais, est professeur d’études du développement et des relations internationales à l’École des études orientales et africaines (SOAS) de l’Université de Londres. Parmi ses dernières publications :

La poudrière du Moyen-Orient, en collaboration avec Noam Chomsky, éd. Fayard, 2007 ;

Les Arabes et la Shoah, éd. Sindbad/Actes Sud, 2009.

[2] Marc Ollivier, chercheur CNRS en Sciences sociales, est Membre du Comité éditorial d’Informations et commentaires. Ses dernières publications :

Avec les paysans du Monde (ouvrage collectif), éd. Association pour un nouveau développement, 2007 ;

La Méditerranée entre rives et dérives (ouvrage collectif), éd. Le bord de l’eau, 2011.