Jean-Marie Cléry**
Le contexte moyen-oriental
Alors que nous allons commémorer le cinquantième anniversaire de la fin de la guerre d’Algérie, un immense événement parmi les luttes des peuples arabes pour la liberté, il est nécessaire de souligner que depuis l’implosion de l’URSS et sa disparition du champ des équilibres mondiaux en 1990, et surtout depuis l’attentat new yorkais du 11 septembre 2001 et les « guerres au terrorisme » lancées par G.W.Bush, le Moyen Orient a été le siège d’un triple dysfonctionnement du politique.
En premier lieu s’est installé l’unilatéralisme américain, dont la première manifestation a été la militarisation de leur diplomatie pétrolière dans le « Grand Moyen Orient », directement en Serbie, en Irak et en Afghanistan, indirectement à Bahreïn et en Libye.
En second lieu a perduré le dysfonctionnement majeur de la politique régionale, à savoir l’incapacité totale de la communauté internationale à réguler le conflit israélo-arabe, qui est devenu une machine à fabriquer de la violence politique. On commence à savoir à peu près ce que veut et ce que ne veut pas le gouvernement israélien : il ne veut pas la paix, il veut la terre. Si possible la terre et la paix, mais s’il doit choisir, il veut la terre, car la paix le met dans une situation inconfortable pour maintenir ses exigences sur la terre. De plus, il sert à plusieurs titres l’unilatéralisme américain.
Enfin en troisième lieu s’est installé un dysfonctionnement complet de la vie politique arabe, avec l’incrustation au pouvoir des « Pinochets arabes » que les puissances occidentales soutenaient et auxquels elles donnaient les moyens de s’enrichir et d’exercer sur leurs peuples des dictatures féroces. Rappelons nous cette caricature du Canard Enchaîné de 1996 qui montrait un enfant interrogeant le Président français « Pourquoi soutenons-nous tous ces dictateurs dans le monde arabe ? » et le Président de répondre « Mais mon jeune ami, leurs peuples ne veulent plus le faire, il faut bien que quelqu’un s’en charge ! »…
Où en sommes nous vingt ans plus tard ? L’unilatéralisme américain est toujours là avec ses partenaires, en Irak, en Afghanistan et son chapelet de bases militaires dans toute la région. Le dysfonctionnement majeur du conflit israélo-arabe est plus que jamais présent avec la perspective d’un veto américain sur la reconnaissance par l’ONU de l’État palestinien. Et quand les « indignés » israéliens déstabilisent leur gouvernement sur le terrain de sa politique économique et sociale, on voit celui-ci organiser une nouvelle provocation – en tuant quelques gardes frontière égyptiens[1]– pour revenir au terrain sécuritaire, où il a tous les moyens de s’imposer.
Mais le troisième dysfonctionnement est en train de sauter, avec « le printemps arabe ». Porteur d’espoir et de ruptures, il constitue la seule réelle nouveauté depuis le 11 septembre 2001 et diminue effectivement l’attractivité des conduites jihadistes internationales, puisque la vie politique au niveau local redevient crédible. Les jeunes de toute une génération se disent « ça vaut le coup que j’aille sur la place Tahrir, ça va peut être changer quelque chose ». Alors qu’avant ils se faisaient torturer et sortaient de ce tunnel prêt à se faire exploser pour crier leur rage.
Cette nouveauté ne doit rien aux puissances occidentales, au contraire. La France par exemple a été pendant vingt ans en symbiose avec les dictateurs arabes. Elle a pris une gifle en Tunisie, puis une autre en Égypte, avant d’être contrainte de changer sa diplomatie juste avant de prendre une troisième gifle.
Dans ce contexte global, les sociétés arabes nous ont envoyé un message splendide, magnifique de spontanéité. Ce ne sont pas les institutions politiques traditionnelles, prises à contre-pied, qui ont montré des capacités de mobilisation, d’organisation, de coordination pour trouver des réponses immédiates aux besoins des citoyens dans les domaines de l’aide humanitaire, de la centralisation des ressources financières, de la production des images de la répression et de leur diffusion etc… Si nous mettons de côté le Yémen, où le système politique avait un peu de réalité avec une vraie opposition parlementaire, dans les autres pays les partis dits d’opposition étaient des marionnettes. Ils s’étaient peu à peu discrédités et coupés du tissu social parce que les résultats de leurs discours étaient insignifiants par rapport aux besoins populaires.
Que se passe-t-il sur la scène syrienne ?
Entrer dans les printemps arabes par la porte de ce qui se passe en Syrie n’est pas facile car peu de journalistes peuvent s’y rendre, le régime a de grandes capacités de désinformation et il trouve des intellectuels français complaisants pour paraphraser ses discours. Tout l’enjeu est de voir clair dans la responsabilité des violences et de ne pas se laisser déstabiliser par les retournements de veste de ceux qui soutenaient les dictateurs en les présentant comme seuls capables de contrôler les « jihadistes ». Le printemps arabe décoiffe, car certains automatismes analytiques très médiatisés ne fonctionnent plus. Il faut reconstruire, aller voir plus à fond. Que se passe-t-il en Syrie et dans tous les pays de cette région ? Il y a des points communs et il y a des différences.
Parmi les points communs, commençons par le plus connu : l’autoritarisme. Déjà depuis les années 1970 et 80 les systèmes politiques arabes ont été pris en mains par des dictateurs que les puissances occidentales, en premier lieu les États-Unis, ont autorisé à se maintenir au pouvoir sans aucun respect des droits de l’Homme. En échange, ces « Pinochets arabes » ont accepté de faire des concessions politiques et économiques en faveur des intérêts occidentaux. Il s’agit d’un dénominateur commun à toute la région, depuis la Syrie jusqu’au Maroc, à une nuance près : il faut distinguer entre « dictateurs rebelles » et « dictateurs soumis ». En clair si vous êtes le dictateur saoudien ou le dictateur marocain, vous pouvez faire tout ce qui sera interdit au dictateur syrien, classé depuis longtemps parmi les États « terroristes ». L’archétype des aller-retour entre ces deux catégories c’était Kadhafi. Classé comme terroriste et traité comme tel, il est devenu « soumis » en 2003/2004 parce qu’il a eu peur de finir comme Saddam Hussein, qui, lui, avait fait le chemin inverse. Du coup il a été reçu à Paris et est devenu fréquentable pour signer de gros contrats. Le Bachar El Assad des deux dernières années avait été sollicité pour devenir un « dictateur soumis ». Du fait de ce soutien occidental aux dictatures, pour bien comprendre le fonctionnement des régimes en Syrie et dans tout le monde arabe depuis vingt ans, il faut prononcer un mot essentiel : le mot torture. Si on ne le dit pas, on ne comprend pas qu’au bout de toute tension politique avec les pouvoirs en place il y avait une violence absolue. En Syrie on peut citer comme exemple, parmi des milliers, le cas d’un prisonnier arrêté en 1982 en même temps que les islamistes de Hama en rebellion. Il était chrétien et seulement accusé d’avoir ironisé sur le régime dans une soirée à Paris. À son retour, il a été arrêté à l’aéroport et a passé 13 ans sous la torture dans la prison de Palmyre[2]. Il faudra établir un jour une hiérarchie dans la violence des pratiques répressives, et la Syrie sera sans doute au dessus de l’Égypte. Selon les anciens prisonniers égyptiens en effet, dans leur pays on peut être torturé pendant huit ou dix mois, jusqu’à ce qu’on estime que l’on a tout dit. Après quoi on est un prisonnier ordinaire. Tandis que le régime syrien exerce une vengeance continue et la torture se prolonge à l’infini. En Syrie il y a cinq appareils de sécurité, qui la plupart du temps fonctionnent de façon convergente, mais dans certaines circonstances historiques, ils peuvent s’étriper car de tels clans se battent parfois entre eux, comme cela a pu aussi se produire en Algérie. Moyennant quoi, chacun disposant de ses propres médias, on peut avoir l’impression d’un pluralisme institutionnel. Mais il ne faut pas s’y tromper : l’appareil institutionnel politique n’a aucune signification. Ce qui fonctionne à plein régime ce sont les institutions répressives et elles ont une culture de l’impunité. Elles savent qu’elles peuvent faire absolument tout ce qu’elles veulent. Lorsqu’on dit en Syrie qu’il faut lever l’état d’urgence en vigueur depuis 1963, cela fait rire tout le monde : la loi est abolie, mais ça ne change absolument rien. Ce n’est pas la façade « légale » qui détermine le fonctionnement des acteurs mais la règle de l’impunité absolue des multiples forces de répression. Dans cette réalité opaque, les ministres n’ont aucun poids et même la structure partisane n’est qu’un paravent. Car il y a des partis politiques en Syrie : le Baath est le plus connu, mais on y trouve aussi un parti communiste « légal ». Il peut donc y avoir des manifestations avec des drapeaux et des slogans communistes, mais c’est une fiction de pluralisme car la structure partisane n’a aucune prise sur le pouvoir, qui s’exerce uniquement par les moyens des services de sécurité.
Un autre point commun entre la Syrie et les autres pays arabes pourrait se définir comme le « syndrome Trabelsi » du nom de la belle famille du dictateur tunisien, qui accumulait les rapines et les prédations sur l’économie de son pays. En Syrie cette prédation s’effectue également par un clan disposant de liens familiaux avec le Président Assad, dont le symbole est monsieur Rami Ben Makhlouf, son cousin. Ce mécanisme s’est amplifié avec l’ouverture libérale qui s’est opérée en Syrie en 2004 et 2005 : tout le paysage juridique de l’économie a changé et les dividendes de cette ouverture ont été accaparés par ce clan. Cette structure de prédation, jointe à l’autoritarisme évoqué précédemment, est à l’origine du développement monstrueux de la corruption et du clientélisme dans le fonctionnement réel du pays.
Troisième point commun, la désinformation. Lorsque vous roulez en voiture dans les rues de Damas, vous pouvez atteindre deux fréquences radio : celle de la BBC (72) et celle de la radio nationale (95). En passant de l’une à l’autre vous naviguez entre deux univers inconciliables, mis en scène avec talent, conviction et passion, qui représentent deux visions politiques de la réalité. Dans l’une il y a des bandes terroristes armées qui sont déclarées « salafistes », ce qui veut dire en Syrie « sunnites ». Ce vocabulaire est très important et c’est une spécificité syrienne, car on les identifie par ce qualificatif avec la composante confessionnelle majoritaire de la population, qui se trouve ainsi accusée d’attaquer des manifestants pacifistes avec le soutien des étrangers libanais, yéménites etc… et surtout de tuer les soldats du régime en train de protéger ces manifestants. Et la TV diffuse des scènes tirées d’un feuilleton célèbre en Syrie où l’on voit des bandits cachés dans les buissons qui tirent sur des manifestants pacifiques. Dans l’autre univers, celui de la BBC, vous entendez les témoignages de témoins directs qui disent que les manifestants s’époumonent à crier « Le peuple de Syrie est un, un, un, nous ne sommes pas dans une démarche sectaire, nous ne voulons pas égorger les chrétiens, nous sommes tous unis » pendant que les agents des services secrets installés sur les toits leur tirent dessus pour empêcher le développement du processus de mobilisation laïque, pacifique, universel, et essayer de lui donner une dimension radicale et sectaire, dans le but de le confessionnaliser et de le rendre illégitime.
Quatrième point commun : les manifestants. Pour la majorité des observateurs occidentaux, ces printemps arabes sont le fait des jeunes, avec comme armes facebook et tweeter. Il faut cependant relativiser ces deux aspects. D’abord on voit dans les manifestations et parmi ceux qui les encouragent des citoyens de tous les âges qui ont des comportements absolument remarquables et ceux qui avaient un passé politique de résistance se sont inscrits dans cette dynamique, après s’être fait torturer et avoir payé cette résistance au prix fort, en Syrie comme ailleurs. Bien sûr les sociétés arabes sont plus jeunes que les européennes, mais je pense que c’est un réductionnisme de ne voir que les jeunes dans les manifestations, peut être parce qu’ils ont un ordinateur et qu’ils savent s’en servir. Je crois que ce penchant a été amplifié par le regard occidental.
D’autre part les nouvelles technologies de communication ne sont pas l’apanage des seuls manifestants. Certes les réseaux sociaux leur ont été utiles pour s’organiser, mais sait-on que chaque fois qu’une manifestation passe devant une borne des télécommunications, la liste des manifestants peut être instantanément relevée grâce à la géolocalisation des portables ? En Arabie saoudite (comme ce fut le cas en Libye, avec l’aide de la technologie française d’ailleurs), si le printemps tarde à se répandre, c’est également que le régime dispose de moyens de contrôle technologiques très importants. Dire que tweeter est arrivé et que ça a changé le monde arabe est donc une illusion.
En réalité le monde arabe était victime de blocages de tous ordres, accentués par les dictatures, qui n’étaient plus supportables. Effectivement les jeunes et tous les manifestants ont joué un rôle important dans l’explosion de ces blocages parce qu’ils ont réussi à mettre en synergie politique, avec un lexique laïque, des foyers de contestation et de résistance qui avaient leur propre historicité et le cas échéant leur propre vocabulaire. C’est avec un vocabulaire très simple qu’ils ont créé cette synergie – et qu’ils continuent à la créer – parce que « dégage » ne dit pas « on veut un État de gauche » ou « on veut un État islamique », c’est un langage de ras le bol qui a une portée universelle.
Au-delà de ces points communs, il y a aussi des spécificités syriennes, qui tiennent beaucoup à la personnalité du Président El Assad et à ses capacités de manipulateur politique.
Vis à vis des partenaires extérieurs du pays, cette personnalité se fait remarquer par son habileté à communiquer. La différence est réelle avec Ben Ali par exemple, dont Mitterrand disait, après avoir rencontré le dictateur tunisien au début de son règne « Je n’ai pas trouvé le minimum ». Des intellectuels avertis comme Alain Gresh ou Patrice Claude, ainsi que de nombreux journalistes, y compris de gauche, se sont dit « sous le charme » après un entretien avec Bachar El Assad. Après les accords de Doha en mai 68, qui réintroduisaient la Syrie dans la diplomatie régionale, le pays était devenu la coqueluche des milieux politiques européens et les ministres, français notamment, défilaient à Damas tout en découvrant le formidable patrimoine touristique syrien.
En politique intérieure, Bachar El Assad joue également sur des registres spécifiques. D’abord il a conservé quelques dividendes liés à sa posture nationaliste – même surfaite – dans le conflit israélo-arabe. Sa colonne vertébrale nationaliste n’est pas complètement cassée, comme l’était celle de Moubarak par exemple. Sa propagande pouvait légitimement faire valoir que Moubarak empêchait d’entrer à Gaza les convois humanitaires envoyés par la Syrie. En réalité la frontière syrienne avec Israël sur le plateau du Golan est restée parfaitement calme depuis longtemps. Sauf une exception significative : au début de l’été 2011, lorsque le régime a eu besoin de retrouver son aura nationaliste dans le contexte du printemps arabe, il a envoyé pour la première fois une bande de pauvres jeunes manifestants se faire massacrer par les gardes frontière israéliens. Mais il est clair que le potentiel armé syrien a été davantage actif sur la scène intérieure, à des fins purement sécuritaire, que pour mettre la pression sur l’occupant israélien du Golan.
Sur un autre registre intérieur, Bachar El Assad joue la division sectaire, un jeu vicieux et pernicieux mais qui, malheureusement fonctionne, et fonctionne relativement bien. La caractéristique du régime syrien est en effet qu’il est issu d’une petite minorité religieuse, les Alaouites, déconsidérée par la majorité sunnite du pays, qui les regarde comme de mauvais musulmans. Ils étaient aussi d’autant plus mal vus socialement que ce sont eux qui fournissaient la main d’oeuvre domestique à l’aristocratie bourgeoise sunnite. Ils constituaient ainsi une sorte de caste inférieure à laquelle on confiait les sales boulots, comme par exemple le maintien de l’ordre. Et c’est ce qui leur a permis de prendre le pouvoir à la faveur d’un coup d’État. Notons ici que même les chiites ne les considéraient pas comme véritablement orthodoxes au regard de leur croyance. Mais après l’arrivée au pouvoir des Alaouites, les Oulémas du sud Liban et de l’Iran ont accepté de leur donner leurs lettres de noblesse musulmane, ce qui montre que les alliances stratégiques du pays ont également – même si il ne faut pas les surestimer – des dimensions confessionnelles. En définitive, étant assis sur une toute petite minorité sociale et religieuse, le pouvoir syrien a intérêt à jouer les divisions sectaires et à nourrir la peur des Chrétiens, des Druzes et des Alaouites eux mêmes à l’égard de la majorité sunnite de la population. C’est une des raisons pour lesquelles on peut entendre actuellement des déclarations extrêmement favorables au pouvoir syrien, mais très imprudentes, de la part des chefs des nombreuses églises chrétiennes syriennes.
Enfin on peut rappeler qu’en dépit de ces manipulations sectaires, le régime avait en partie réussi une OPA sur la grande bourgeoisie sunnite des principales métropoles en favorisant leurs intérêts et en leur permettant d’accéder aux bénéfices de l’ouverture libérale du milieu des années 2000. C’est ce qui explique sans doute, avec les mesures exceptionnelles de sécurité, que Damas et Alep aient moins manifesté que les autres villes de Syrie. À la différence de l’Égypte, la révolte est venue des villes moyennes et de la province davantage que des grandes métropoles.
Soulignons cependant qu’avec ces spécificités, la Syrie s’inscrit clairement dans le mouvement social global des révoltes arabes.
Quel regard porter sur l’avenir de ces printemps arabes ?
Il est important de comprendre que les manifestants qui ont fait sauter les blocages du monde arabe ne représentent pas une nouvelle force politique alternative qui se substituerait totalement aux modes d’organisation ancrés dans l’histoire des peuples. Il faut donc s’attendre à un nouveau monde arabe qui va s’organiser autour de ces grandes sensibilités. Les observateurs occidentaux, en particulier, doivent l’admettre : « il n’y a pas seulement dans ces pays ceux qui nous ressemblent, et qui nous racontent, dans la seule langue que nous comprenons, ce que nous avons envie d’entendre ». Ils vont devoir accepter, sans verser d’un millimètre dans les impasses du culturalisme cher à Bernard Henri Lévy, que ces peuples puissent mobiliser d’autres références que celles de l’occident pour légitimer des valeurs universelles. Ces valeurs communes en effet, peuvent s’accompagner de différences culturelles ou esthétiques, mais en dernière instance on retrouve l’espèce humaine et ses grandes attentes de liberté, d’égalité, de justice et de démocratie. On les retrouve dans tous les messages qui nous parviennent de Syrie et des autres pays arabes, qui partagent ces valeurs avec nous. Cela n’est pas contradictoire avec le fait que le vocabulaire de la religion musulmane continue à jouer un rôle important comme lexique de mobilisation. Aux Européens de ne pas perdre leur sang froid parce que cette logistique sémantique et ses accessoires linguistiques ne sont pas exactement les mêmes que ceux dont on leur a appris qu’ils étaient les seuls à pouvoir exprimer la modernité.
La réalité des sociétés arabes est en fait qu’elles sont beaucoup plus modernes qu’on ne les décrit en occident et qu’on ne peut rien comprendre à leurs dynamismes si l’on s’en tient aux termes de tribus, de barbus et de voiles. Il faut dépasser les balivernes (en fait très « intéressées ») des courants de pensée qui préfèrent « expliquer » – pour mieux la discréditer – la résistance palestinienne au nom de la culture musulmane : en fait les Palestiniens résistent à une occupation pour les mêmes raisons que les Français l’ont fait, qu’ils aient été chrétiens, israélites, non croyants ou …musulmans[3]. Et sous les voiles noirs, terrifiants pour certains, des femmes yéménites, vous pouvez trouver des jeunes femmes portant casquette, extraordinaires de citoyenneté et de modernité. La militante yéménite Tawakkol Karman, figure emblématique du soulèvement populaire qui vient de recevoir le prix Nobel de la paix, en constitue un bon exemple : cette femme de 32 ans, connue comme « la femme qui vaut mille hommes », vient de jouer un rôle important à Washington pour obtenir le vote d’une résolution du Conseil de Sécurité condamnant la répression meurtrière des manifestations populaires par le dictateur yéménite et l’appelant à quitter le pouvoir.
On trouve les mêmes réalités modernes dans la société syrienne comme dans tous les pays arabes. Après avoir passé plus de vingt ans de travail dans plusieurs de ces pays, je suis optimiste sur la capacité de ces sociétés du sud de la Méditerranée à produire des systèmes politiques où, parce que les valeurs universelles y sont très vivantes, on ne cassera pas plus d’humains qu’on en casse du côté nord de la Méditerranée. Je me demande même si l’Europe est toujours en mesure de sauvegarder ces valeurs lorsqu’on les voit de plus en plus menacées par la montée des populismes d’extrême droite.
Notes:
* Universitaire ayant travaillé plus de vingt ans en Algérie, au Yémen, en Égypte et en Syrie.
[1] Ces meurtres ont provoqué l’envahissement de l’ambassade israélienne au Caire par des manifestants exaspérés.
[2] Selon l’ouvrage de Moustafa Khalifé, La coquille, éd. Actes Sud , coll. Sindbad, 2009.
[3] Effectivement il y a eu des Arabes musulmans dans la résistance française, comme on peut le voir à Grenoble sur les photos des maquisards du Vercors, dans l’ exposition du Musée Dauphinois : « Ce que la France doit à l’Afrique ».