Projets migratoires et projets de vie en Italie

Eliana Peloni*

 

155L’immigration est un phénomène anthropologique qui est en train de transformer les villes italiennes d’une façon significative, tant pour le nombre des étrangers qui y affluent que pour les ethnies qui y sont représentées.

En observant la réalité de près, grâce aussi au prisme de la statistique[1], on s’aperçoit que ce phénomène concerne principalement les ressortissants des aires géographiques pauvres de l’Europe de l’est, du sud de la Méditerranée, de l’Orient et d’Amérique Latine.

Ce phénomène se déploie et s’articule dans un jeu d’ombre et de lumière, où alternent la richesse et la pauvreté, la culture et la religion, les sentiments, les peurs et les curiosités des protagonistes. Tout cela fait penser à un intense murmure qui, par son agitation, provoque des angoisses et sollicite les attentes de ses protagonistes. Dans ces mouvements, il y a un appel fort à l’intention des pays riches pour qu’ils reconnaissent les droits de l’Homme que l’ONU a approuvés[2]. Surtout, il y a une attention particulière portée aux transformations de la famille, en tant qu’organisme fondamental de la plupart des sociétés.

En Italie, comme dans la majorité des pays européens, la « famille immigrée » est un élément démographique important dans les aires urbaines aujourd’hui. Elle forme une sorte de mosaïque réunissant des traits forts et diversifiés qui se recomposent graduellement dans le tissu social. En effet, ce besoin qui pousse tant de monde à rechercher ailleurs des conditions de vie meilleures constitue un apport fondamental à la redéfinition du monde actuel. Celui-ci est marqué par des mutations profondes déterminées par une dialectique d’unité et de division.

Le flux migratoire investit les structures de la famille de façon diversifiée. L’expérience italienne depuis vingt ans, nous apprend que les recompositions familiales des ressortissants étrangers se sont réalisées souvent dans des conditions dramatiques[3]. Ce parcours s’est avéré tourmenté pour les membres de la famille qui doivent repenser et revoir le concept d’identité. Nous savons désormais de façon claire que chaque individu est marqué d’une façon significative par les vicissitudes migratoires, même s’il garde son rôle à l’intérieur du noyau familial d’origine.

Pour développer cette thématique qui touche la définition et le rôle de la médiation, j’évoquerai d’une part l’expérience que les composants d’une famille étrangère vivent lors de leur intégration dans un nouveau contexte socioculturel. D’autre part, je traiterai les témoignages des jeunes qui ont vécu des situations douloureuses lors d’une expérience de migration et d’intégration sociale. J’ai pu recueillir ces récits en Italie, à l’occasion de mon travail, lorsque j’étais responsable d’un service public du Ministère de l’Istruzione pubblica (l’équivalent de celui de l’Education nationale) dénommé Sportello Scuola per l’Integrazione degli Alunni Stranieri[4], dans la province de Bergame. Ce service avait la finalité de gérer la scolarisation et l’intégration des étudiants étrangers ainsi que la formation des professeurs appelés à former les étudiants étrangers.

Au sein du mouvement migratoire, les hommes, les pères et les maris sont les premiers à abandonner leur pays d’origine pour aller chercher un emploi ou de meilleures conditions de vie. Ils arrivent en Italie souvent comme des immigrés clandestins, et cette condition les met tout de suite en marge de la société, avec toutes les humiliations et les déchirements (pas seulement bureaucratiques) que comporte ce statut.

Dans l’illégalité, il est difficile d’obtenir un logement, un travail et un permis de séjour, c’est-à-dire les conditions de base pour s’intégrer, reconstruire une existence et vivre comme des vrais citoyens dans un pays d’accueil.

L’état de crise actuel[5] qui caractérise la Péninsule met en grave difficulté les discours et les nombreuses initiatives concernant le multiculturalisme et l’intégration mises en place depuis plusieurs années par de nombreux intellectuels, sociologues, pédagogues, associations et enseignants. La question de l’intégration ou du développement d’une société multiculturelle se heurte à de graves difficultés de réalisation, – et pas seulement de débats, qui sont très vifs –, dans un pays comme l’Italie qui peine encore aujourd’hui à trouver son identité nationale. Il suffit de rappeler que jusqu’en 1861, elle était divisée en plusieurs États autonomes les uns des autres[6].

Pour revenir à ma réflexion sur le père immigré, il y a d’autres aspects qu’il convient d’avoir à l’esprit. Pour les hommes, la phase qui suit leur installation à l’étranger consiste à y faire venir les autres membres de sa famille. Ce sont les fils qui parfois arrivent les premiers, accompagnés des adultes (oncles…). La famille peut se dire vraiment recomposée lorsque arrive aussi l’épouse, la mère. Mais il existe des cas où la mère et le fils arrivent ensemble. Celui qui les attend n’est plus simplement le père ou le mari, c’est un immigré à part entière. Cette connotation devient pour lui et pour sa famille un trait social qui va marquer profondément leurs identités. Soudain, ils se trouvent confrontés à une culture très différente par rapport à celle d’origine. Ce sont des mondes dans lesquels il faut se recomposer, tout en luttant contre l’exclusion sociale qui guette la famille tout entière.

Généralement, les femmes (mères et épouses) se retrouvent seules et isolées non seulement sur un plan affectif, parce qu’elles ont perdu les contacts avec leurs parents d’origine, mais aussi social, parce qu’elles ressentent la distance, perçue consciemment, qui sépare leur culture de celle du monde occidental. À titre d’exemple, il suffira de rappeler que dans le monde arabe les femmes subissent des restrictions dans leurs déplacements hors de la maison, dans leurs relations sociales ou dans leur participation à la vie publique. Ces conditions constituent un obstacle à l’apprentissage de la langue du nouveau pays, limitant ainsi les connaissances et les compétences indispensables pour leur intégration sociale ainsi que pour celle de leurs enfants.

Ces éléments ne font que renforcer le modèle de famille patriarcale dont elles sont issues dans la plupart des cas, et qui marque le comportement des groupes familiaux qui arrivent en Italie, en provenance de l’Afrique du Nord. Ce modèle est périmé dans les sociétés occidentales, où les femmes sont devenues le pivot et le rempart d’un nouveau système, où elles ne dépendent plus de l’homme, qui n’est plus la seule source de soutien et d’épanouissement de la famille.

Or, dans cette situation, il est clair que les jeunes, garçons et filles, sont obligés de se confronter immédiatement avec le nouveau cadre scolaire et les règles sociales, qui leur apparaissent forcément lointaines de celles qu’ils ont connues et vécues jusque là.

Bien que parmi eux il y ait des individus qui ont eu dans leur pays d’origine des relations sociales et qui ont connu aussi une première phase de scolarisation, la plupart arrivent tout petits dans le nouveau pays, parfois ils y naissent, après la recomposition de leur famille. Ces enfants se trouvent confrontés, et parfois oppressés par des questions d’ordre différent, voire opposé[7].  D’un côté, leur famille leur demande de se conformer aux liens et valeurs d’origine, et de l’autre côté, le contexte de la nouvelle société (école, groupes d’amis, associations de sport…) exige qu’ils respectent de nouvelles normes. S’adapter et avoir la capacité d’intégrer ces aspects est une base qui détermine non seulement leur réussite sociale, mais aussi la formation de leur identité. Dans un premier temps, les jeunes, surtout à l’école, doivent être capables rapidement de comprendre et d’utiliser la nouvelle langue, soit pour communiquer leurs besoins immédiats que pour comprendre et appliquer les nouveaux codes linguistiques indispensables à leur intégration sociale.

Ce changement engendre un dualisme culturel, car les mineurs occupent leurs énergies à concilier des messages et des demandes souvent contradictoires, provenant en même temps de la famille et de la société. Dans ces conditions, il est extrêmement difficile, surtout pour les jeunes de la deuxième et troisième génération[8], de construire la trajectoire de sa propre vie. Par ailleurs, cette nouvelle condition perturbe la vie quotidienne de la famille d’origine, dans laquelle les rôles traditionnels sont ainsi remis en cause par d’autres modèles sociaux.

Parmi les différentes situations qu’il est possible d’observer dans une famille d’immigrés, on rencontre un phénomène dit de bouleversement des rôles. Les fils, en allant à l’école, acquièrent une meilleure maitrise de la langue du nouveau pays et deviennent les médiateurs linguistiques entre l’environnement social et la famille. Ils assument précocement des responsabilités d’adultes qui sont accompagnées d’une perte d’influence des parents, lesquels doivent, seuls, mener le parcours de changement et d’intégration de leur famille.

Dans ce cadre, les conflits et les crises identitaires sont tels que les procès d’acculturation arrivent à modifier profondément les rapports et les relations quotidiennes entre les composants de la famille immigrée.

Avec la recomposition familiale, les équilibres précédents se rompent, les attentes et les déceptions de chacun se manifestent ouvertement, si bien que les rôles et les relations dans la famille doivent être radicalement revus. C’est évident que, pour ses membres, le procès de recomposition du noyau familial représente un événement crucial. Dans ce contexte, les jeunes expérimentent un sentiment d’incertitude, lié au nouveau cadre de vie. Et ils vivent des moments critiques dans la formation de leur identité personnelle et culturelle.

Autant la précarité que les nouvelles conditions psychologiques et sociales constituent un ensemble qui est perçu, par ces enfants, comme une construction terrible relevant du choix de leurs parents, choix qu’ils subissent entièrement. En effet, de leur point de vue, ils n’ont pas tort de considérer que cette intégration n’est pas un fait positif, même si leur père l’a conçue comme une avancée sociale, voire même comme une forme de délivrance par rapport aux conditions difficiles de leur pays d’origine. Il faut dire que dans la plupart des cas, il est bien difficile de parler de choix, puisque les conditions de vie qui poussent les gens à quitter, voire à fuir le pays d’origine s’imposent d’elles mêmes aux parents ainsi qu’à leurs enfants.

Je voudrais évoquer à ce propos, le récit de Milena, une fille d’origine albanaise qui était restée dans son pays avec une tante. Malgré l’attachement qu’elle ressentait à l’égard de son milieu, elle fut obligée par sa mère à monter dans un navire pour aller rejoindre sa famille en Italie, où elle s’était installée les mois précédents[9].

Sur la base de ce témoignage et d’autres que je publie ici en annexe, on se rend compte à quel point la famille est une institution éducative fondamentale qui ne peut pas, d’un point de vue pédagogique, « être considéré comme une réalité statique »[10]. Il est clair que l’immigration met en cause une partie de ses fonctions prioritaires, par exemple, celle d’assurer une demeure stable ou d’éduquer et faire grandir les enfants dans des conditions acceptables.

Les familles se trouvant dans la nécessité de se confronter avec la réalité du pays d’accueil et avec la culture de leur pays d’origine prennent conscience de l’importance des matrices culturelles et ressentent fortement le besoin d’avoir de nouvelles racines. Elles sont donc confrontées à la question essentielle de la transmission de leur culture d’origine, tout en recréant d’autres équilibres familiaux dans un contexte marqué par le changement et la discontinuité. Ce double procès donne la mesure de la difficulté à intégrer, deux cultures différentes, qui sont également importantes dans tous ces cas, dans un espace intérieur et non seulement extérieur.

C’est une tension qui provoque souvent un sentiment d’impuissance profonde, notamment chez les enfants[11]. Une illustration exemplaire de cette situation se trouve dans le récit de Monique[12], originaire du Cameroun, qui évoque la nostalgie poignante de sa terre d’origine.

Les immigrés ressentent de la douleur pour la séparation affective et symbolique de leur contexte d’origine, auquel ils restent souvent très attachés. Cette expérience s’accompagne, en même temps, d’une autre phase dans laquelle ils prennent conscience de la nécessité impérieuse de vivre le présent, en refoulant tout sentiment d’attachement aux origines.

Pour ces gens, la question du choix s’impose : d’une manière ou d’une autre, il faut décider s’il vaut mieux adhérer à la culture du pays d’accueil, hic et nunc, ou rester ancrés au passé et à des racines lointaines. Très probablement, le premier choix se retrouve chez les générations suivantes, qui auront tendance à s’éloigner de l’histoire de la famille et du pays d’origine, tandis que le deuxième choix est fait par la première génération.

Les études psychologiques, psychiatriques et sociologiques ont montré les traumatismes qui se produisent souvent chez les jeunes immigrés[13]. L’objectif de ces recherches est de mettre en évidence les effets de l’immigration, même après le passage de la première à la deuxième génération. Il est facile d’imaginer que les effets psychologiques et culturels de ce « voyage » ou plus exactement de ce « transfert culturel » continuent leur action sur ceux qui l’ont expérimenté en premier et sur ceux qui l’ont hérité des générations précédentes.

Par exemple, on peut parler aujourd’hui en Italie des immigrés de troisième génération, qui continuent de ressentir les effets de l’immigration amorcés par leur grands-parents[14]. Même s’ils sont nés dans le pays où ils vivent, ils sont dans la nécessité de trouver une solution aux tensions entre leur propre vécu et les héritages culturels de leur pays d’origine.

Calamonieri rappelle cette dimension, lorsqu’il affirme qu’aux « enfants étrangers ou d’origine étrangère, à la différence de leurs camarades italiens, il n’est pas permis d’avoir une identité ethnique unique, parce que l’expérience migratoire, directe ou indirecte (c’est-à-dire vécue par leur parents), représente pour les jeunes étrangers, une déchirure identitaire » [15] .

Certains chercheurs ont parlé d’un processus de « réélaboration identitaire », et ont mis l’accent sur un conflit interethnique ou interculturel dans lequel a lieu la formation individuelle. Ils soulignent aussi les vides générationnels liés à « l’amputation » des origines culturelles. Ces recherches ont également rappelé les aspects « positifs » de l’immigration en tant que phénomène qui met à dure épreuve les capacités des individus, tout en les poussant à dépasser les traumatismes et les angoisses engendrés par les changements de statut.

Par ailleurs, il me semble que l’état de bien-être d’un immigré ainsi que ses capacités de réussite ne peuvent pas être déduits simplement de l’entité des traumatismes, des inconvénients et des conflits auxquels il doit faire face. Son intégration relève aussi de la qualité et de la capacité d’accueil de l’environnement dans lequel il se trouve vivre.

C’est pour cette raison que le processus d’insertion scolaire a une forte connotation symbolique. Il accompagne les attentes, les peurs, les motivations et les résistances de celui qui vit au premier chef ce changement. Le fait de pouvoir compter sur un contexte stable est une condition indispensable à l’intégration d’un individu, indépendamment des difficultés qui peuvent surgir dans sa vie, et des problèmes avec lesquels il devra se confronter.

En ce qui concerne les parents, c’est de leur responsabilité et de leur devoir de chercher les solutions éducatives susceptibles d’aider leurs enfants à négocier et à vivre avec les nouvelles valeurs, sans anéantir, refuser et oublier les modèles de leur culture d’origine. La famille a la mission difficile, mais essentielle, d’assurer la continuité dans le changement, la continuité dans la discontinuité. C’est un objectif qui se construit au quotidien[16].

Malheureusement, il y a des familles qui refusent les nouveaux modèles culturels et imposent à leurs enfants le paramètre univoque de la culture des racines. Heureusement, l’environnement joue toujours un rôle d’ouverture qui permet aux institutions scolaires de devenir le premier lieu de sociabilité pour ces groupes familiaux spécifiques.

En effet, l’école est le lieu où les immigrés sortent de leur « limbes », qui impose aux autochtones de se confronter avec l’altérité et la diversité sociale provenant d’autres mondes. Face à ce défi, qui est d’un ordre très complexe, les enfants et les adolescents ont besoin d’obtenir de leurs parents ce que Favaro définit une « double autorisation » [17]. D’un côté, les parents doivent faire une médiation avec leurs propres attentes  et accepter que les enfants puissent être différent d’eux, c’est-à-dire être moins attachés à leurs origines, devenir en partie des étrangers et ressembler un peu à leurs camarades autochtones. D’un autre côté l’école, les agences chargées de la formation, la communauté qui les accueille doivent valoriser et légitimer les appartenances, les savoirs, les compétences linguistiques et culturelles des jeunes d’origine étrangère, en les considérant comme une richesse pour la société dans laquelle ils vivent.

Le récit de Peter met bien en évidence les concepts que je viens d’exposer[18]. Il s’agit d’un enfant russe, qui joue le rôle de traducteur pour les enseignants de sa classe. Les institutions scolaires peuvent donc avoir un rôle fondamental pour orienter l’existence des jeunes, à la condition que les adultes le veuillent. En d’autres termes, les institutions qui ont en charge l’éducation et la formation des individus peuvent contribuer à développer un sens d’identité ethnique suffisamment ancré et capable de permettre aux citoyens de demain, de vivre sereinement dans une société formée par des communautés différentes. On pourrait appeler cela une sorte de multiculturalisme multidimensionnel, ce qui traduit bien la complexité actuelle de l’interculturel. Trop souvent les enseignants, même ceux qui ont accepté le défi d’une autre pédagogie, ont du mal à voir dans l’écolier une personne à part entière avec son expérience spécifique, et ont tendance à considérer principalement les résultats de sa prestation scolaire. Celle-ci reste importante, bien-entendu, mais elle n’est pas le seul élément à prendre en compte dans une relation de ce type. En effet, l’écolier ou l’étudiant étranger n’est pas une tabula rasa, même s’il manque des compétences liées aux savoirs de la langue d’accueil. L’école peut lui offrir les opportunités de formation et d’intégration dont il a besoin. Les enseignants, quant à eux, peuvent mettre en œuvre une didactique interdisciplinaire, capable non seulement de respecter les temps d’apprentissage de ces élèves, mais aussi de les aider à assimiler une langue nouvelle et à s’adapter au contexte nouveau dans lequel ils sont inscrits. L’école peut également programmer des activités destinées à tous les écoliers ou étudiants, indépendamment de leurs ethnies d’appartenance.

Il n’y a guère besoin ici d’entrer dans des détails relevant de l’organisation didactique ou de la pédagogie individuelle ; il suffit de tenir compte que les questions d’identité (ethnique et personnelle) ont un poids non négligeable sur les résultats scolaires d’individus provenant d’un milieu d’immigration. À ce sujet, est emblématique l’expérience faite par deux étudiants immigrés que je propose en annexe[19].

Ces récits rappellent le cas d’autres jeunes, aujourd’hui inscrits à l’université, que certains ont terminée avec succès. Ces jeunes tirent une sonnette d’alarme qu’il faudrait savoir entendre : ils soulignent la tendance de quelques groupes d’enseignants à orienter les étudiants étrangers vers des formations professionnelles. Ce sont des comportements proches des formes courantes de discrimination, car ils condamnent des jeunes à suivre des parcours de bas profil en leur interdisant la possibilité d’évoluer vers des niveaux de formation supérieure, sous prétexte qu’ils sont des ressortissants étrangers.

Avant de terminer, je voudrais rappeler une dernière fois l’importance du contexte social, qui devient souvent l’obstacle principal au processus d’insertion. Les jeunes immigrés ou ceux d’origine étrangère sont fréquemment exposés au risque de discrimination. Cela se manifeste par des signes de type différent : le mépris déguisé mais persistant, un traitement inégal par rapport à la moyenne, le refus explicite de l’autre qui débouche, assez fréquemment, dans des agressions verbales, voire physiques. Ces formes varient selon l’âge, le sexe et les ethnies.

Pour finir je voudrais transcrire un extrait tiré du récit d’une adolescente de seize ans, fille des juifs tunisiens immigrés à Paris. Elle réfléchit sur son expérience d’étranger et sur l’immigration qu’elle a vécue dans sa petite enfance.

« Ce soir-là j’ai vraiment compris pourquoi ma mère, pendant les vacances, ne retourne jamais en Tunisie, comme font d’autres Tunisiennes qui, à son avis, vont prendre le soleil avec des amis à Hammamet comme si rien ne s’était passé.

Pour elle, il y avait beaucoup d’autres endroits où l’on pouvait aller ; elle n’aurait jamais fait la touriste dans son pays d’origine. Elle disait : “quant un adulte émigre, il a le temps de porter dans son esprit et avec lui tout ce qu’il veut et de s’en souvenir quant il veut. Pour un enfant, c’est différent. Lui n’a pas le temps de préparer ses bagages, il amène ce qu’il peut dans un petit paquet ; le reste, il doit forcément se l’inventer” »[20].

 Plusieurs personnes qui ont grandi entre deux cultures ont réussi leur intégration, en s’inscrivant dans le cadre social et culturel du pays d’accueil. Tout cela n’exclut aucunement les difficultés d’adaptation qu’elles ont vécues pour garder leur équilibre identitaire ainsi que la mémoire affective du pays d’origine. Les migrants ont recours à des stratégies différentes pour combiner les deux sources d’acculturation et réaliser ainsi leur projet de vie. Cela peut porter à développer des personnalités plus ou moins ouvertes, dynamiques et composites. Ce qui est sûr, c’est qu’elles seront des personnes prêtes au dialogue et à l’assimilation de différents codes sociaux.

Il est raisonnable de penser que pour nos sociétés actuelles, confrontées à la globalisation croissante, il est important, et peut-être même stratégique, de s’ouvrir à ce type d’approche, dont le mérite principal est de savoir distinguer et respecter les niveaux d’adaptation de ces citoyens. Comme le dit Zolo « il faut garantir aux nouveaux citoyens, aux nouvelles sociétés civiles et politiques, des conditions de bien-être, au sein desquelles les droits de la nouvelle citoyenneté puissent trouver leur place » [21].


 

Annexe: Histoires d’immigration

Les témoignages ont été recueillis à l’Istituto Comprensivo Borgo di Terzo, Bergame, Italie.

 


Récit 1

 Milena, 7 ans, albanaise

 Le choix

« Un jour, ma maman m’a dit qu’il fallait monter sur le navire pour aller en Italie : “Là se trouvent ton père et ton frère, et c’est là que nous vivons maintenant”. Je ne voulais pas quitter mon pays, mes amis, mon école. J’ai lui expliqué que j’avais peur des policiers.

Elle a pris les ciseaux et a coupé mes cheveux : “Comme ça tu ressembles à ton frère et tu peux utiliser ses documents pour voyager : dès maintenait il faut dire que tu es un garçon et pas une fille”. Depuis ce moment-là, j’ai dû m’appeler Saverio au lieu de Milena, avec les cheveux longs et blond. J’ai neuf ans et ma mère m’apprend à être un garçon. On est parti avec un petit sac, rien d’autre. »


Récit 2

 Monique, 13 ans, camerounaise

 Nostalgie de la terre d’origine

« Je m’appelle Monique, j’ai dix ans et je fréquente l’école primaire en Italie. J’ai deux soeurs, Vanessa et Katia, mon père s’appelle Paul et ma mère Félicité. Nous sommes venus en Italie parce que mon père est devenu un dirigeant international et le siège de son entreprise est à Rome. On a fait ce voyage en avion. Nous avons beaucoup de nostalgie du Cameroun et de nos parents. De mes cousins, j’ai oublie le nom. Au Cameroun, on a laissé nos champs de bananes et de cacao. Nous espérons d’y retourner : là-bas, il n’y a pas des personnes qui ne t’aiment pas parce que ta peau a une autre couleur.

Au début de mon arrivée, j’ai été plutôt bien accueillie par mes camardes, donc c’était plutôt sympa. Ensuite, j’ai compris que les maîtresses et les parents avaient dit aux enfants d’être gentils avec moi.

Je pense que ce n’est pas agréable d’être gentil avec quelqu’un d’autre seulement parce que les parents le disent ; être gentil doit être spontané. Maintenant, j’ai des amis mais c’est toujours difficile. »


Récit 3

 Peter, 8 ans, russe

 Étrangers en classe : traducteurs utiles

Un jour à l’école Russe, là où je vivais, arrivent une nouvelle mère et un nouveau père : ils venaient d’Italie, c’est pour ça que maintenant je vis en Italie, parce que eux, ils ont une maison ici.

La Russie est très différente de l’Italie. Là-bas, il n’y a pas d’ordinateur ou des vélos toujours à notre disposition. Il n’y a pas des maîtresses, mais seulement des maîtres. Il y a beaucoup de chiens et de chats, beaucoup de rats et de porcs, les hommes ont la peau de la même couleur et les visages tristes. Ils parlent peu.

Aujourd’hui, j’ai 8 ans, je fréquente l’école primaire en Italie et je parle l’italien.

Je pense qu’un enfant étranger dans la classe peut être très utile ! Je ne le dis pas parce que je suis né en Russie, mais parce qu’il y a une vraie raison. Par exemple, si à l’école arrive un écolier qui parle russe, je comprends tout et je peux le traduire à mes camarades et à ma maîtresse ; en revanche, s’il arrive un garçon espagnol, il y a seulement Jo qui peut le comprendre.

À l’école on apprend l’anglais, même s’il n’y a pas d’écoliers anglais ; je pense que c’est important d’apprendre les langues des autres pays, par exemple pour faire un voyage.

Pour moi il n’y a aucune différence entre moi et Jo et les autres garçons de l’école, ah si….il y a une chose : Jo joue fort bien au foot !

 


Récit 4

Marcus, 19 ans, roumain

S’améliorer

Quand je suis arrivé en Italie l’enseignant me traitait comme un enfant. Il y a des enseignants qui pensent que ne pas savoir parler et comprendre une langue étrangère, c’est être sans culture. En Roumanie, je fréquentais le lycée. Lorsque je dis que je voulais aller à l’université, l’enseignant de lettres me répondit que les seuls établissements supérieurs où je pouvais aller, c’était les instituts professionnels où je pourrais apprendre un métier.

Je veux avoir un diplôme et puis retourner dans mon pays avec ma mère : elle aussi est diplômée de l’Université en Roumanie, et aujourd’hui en Italie elle est serveuse !


Récit 5

Said, 19 ans, marocain

Réussir

Je le dis parce que c’est ce qui est arrivé à l’un de mes amis. Après le collège, l’enseignant lui a conseillé de faire des études professionnelles, mais lui voulait faire davantage et plus. Il s’est inscrit à un institut technique. Au début les professeurs étaient étonnés de voir son niveau de compétences linguistiques. Son père le faisait lire beaucoup à la maison et il lui faisait recopier des pages entières en italien. À la fin, il a été diplômé à l’Université et aujourd’hui travaille comme architecte.

Les étrangers peuvent apprendre comme les autres ! Il faut dire cela à certains enseignants.

 

 

Notes:

* Institut d’études politiques, Grenoble.

[1] Pour tous approfondissements voir : Dossier Caritas Migrantes 2009, “Statistiche presenze immigrati in Italia”, IDOS, Rome ; et les grilles du Rapporto Ismu, (Iniziative e Studi sulla Multietnicità), Franco Angeli ed., Milan, 2010.

[2] L’ONU a promu la Déclaration des droits de l’Homme, signée à Paris le 10 décembre 1948. La déclaration se compose d’un préambule et de 30 articles qui proclament les droits individuels, civils, politiques, économiques, sociaux et culturels de chaque personne. Ces droits sont divisés en deux grandes catégories : les droits civils et politiques et les droits économiques, sociaux, culturels.

[3] Je voudrais signaler qu’à partir de la fin des années 1990 en Italie s’est développée une nouvelle littérature sur le phénomène de l’immigration. Dans ce nouveau filon, on peut trouver différents ouvrages qui réunissent les récits et les autobiographies de plusieurs immigrés. À titre d’exemple, je citerai : P. Khouma, O.Pivetta, Io, venditore di elefanti. Una vita per forza fra Dakar, Parigi e Milano, Garzanti ed., Milan, 1990 ; S. Methnani, M. Fortunato, Immigrato, Edizioni Theoria, Rome-Naple, 1990 ; A. Sayad, La doppia assenza. Dalle illusioni dell’emigrato alle sofferenze dell’immigrato, Raffaello Cortina Editore, Milan, 2002.

[4] Le Sportello Scuola est un réseau d’établissements du Secondaire qui possède sa dimension institutionnelle, selon le Décret du Président de la République italienne, DPR n° 275/1999.

[5] Suite à la nouvelle crise, en 2011, sur les cotes italiennes de Lampedusa (Sicile) arrivent des milliers des navires qui transportent des immigrés clandestins, depuis des pays de la Méditerranée. Voir à ce propos le site internet : <http://www.corriere.it/cronache/11_marzo_22/lampedusa-sbarchi-piano-governo_c8ed7b52-5463-11e0-a5ef…-69k&gt;. Le nombre d’immigrés a désormais dépassé le nombre d’habitants de l’île. Ceux-ci doivent constamment venir au secours de centaines de personnes qui arrivent tous les jours. Voici la taille de cette petite l’île : Habitants : 6.299 (hommes : 3.275, femmes : 3.024); densité/Km2 : 247,2 ; Superficie : 25,48 Km2.        Source : <http://www.comuni-italiani.it/084/020/&gt;.

[6] L’unité Italienne est toute récente, elle a seulement 150 ans. Sources : <http://moderma.altervista.org/Tesina/Storia.html&gt; et <http://www.quirinale.it/qrnw/statico/eventi/150italia-unita/150anni.htm&gt;.

[7] d.Zoletto, Il gioco duro dell’integrazione. L’intercultura sui campi, Raffello Cortina ed., Milan, 2010.

[8] Selon les recommandations du Conseil de l’Europe sont considérés comme migrants de deuxième génération les enfants des immigrés : a) nés dans le pays dans lequel ont migré leurs parents ; b) qui ont immigré avec leurs parents ; c) mineurs qui ont rejoint les parents suite à une recomposition familiale ; d) les personnes nées en Italie de parents immigrés.

[9] Voir Annexe, Histoires d’immigration, Récit 1.

[10] E. Scabini, G. Rossi, (sous la dir.), La migrazione come evento familiare. Vita e pensiero, Università Cattolica-Centro di Ateneo Studi e Ricerche sulla famiglia, Milan, 2008.

[11] M. COHEN-EMERIQUE, « Le choc culturel, méthode de formation et outil de recherche », dans J. DEMORGON, E. M. LIPIANSKY (sous la dir.), Guide de l’interculturel en formation, Retz, Paris, 1999.

[12] Voir Annexe, Histoires d’immigration, Récit 2.

[13] m. r. Moro, In cerca di aiuto. I consultori di psicoterapia transculturale, Utet, Turin, 2001; L. Grinberg,  Psicoanalisi dell’emigrazione e dell’esilio, Franco Angeli ed., Milan, 1990.

[14] G. dalla Zuanna, P. Farina, S. Strozza, Nuovi italiani. I giovani immigrati cambieranno il nostro paese?, Il Mulino, Bologne, 2009.

[15] C. Calamonieri, “Identità personale e identità culturale nel bambino immigrato”, dans O. Filtzinger et C. Sirna-Terranova, Migrazione e società interculturale, Junior ed., Bergame, 1993.

[16] G. BATESON, Verso un’ecologia della mente, Adelphi ed., Milan, 2003 ; M. CERUTI, La danza che crea, Feltrinelli ed., Milan, 1994.

[17] G. FAVARO, “Le famiglie immigrate: microcosmo di affetti, progetti, cambiamenti”, in : La rete spezzata, Feltrinelli ed., 2000.

[18] Voir Annexe, Histoires d’immigration, Récit 3.

[19] Voir Annexe, Histoires d’immigration, Récits 4-5.

[20] M. Hahum., Un weekend a Parigi, Elle ed., Trieste, 1995.

[21] D. Zolo, “Cittadinanza: storia di un concetto teorico-politico”, Filosofia politica, 1/2000, revue juridique en ligne, <http://www.diritto.it/articoli/europa/europa.html&gt;