Patrice Allard, Rédacteur en Chef de Informations et Commentaires
Qu’elles soient des Centres ou des Périphéries, nos sociétés sont devenues, deviennent ou sont appelées à devenir multiculturelles. La mondialisation actuelle, c’est-à-dire une vague d’expansion spatiale du capitalisme, est à l’origine de ce phénomène. Comme l’ont connu les vieux pays industrialisés au XIXème siècle, il s’opère un profond réaménagement des espaces géographiques, non plus à l’échelle de chacun des territoires nationaux mais à celle de la planète. Des masses croissantes d’êtres humains ne peuvent plus trouver leurs moyens d’existence que dans le salariat et sont donc amenées à se déplacer vers les lieux où s’offrent des opportunités d’emploi. Certains les trouvent dans leur pays d’origine, d’autres doivent s’expatrier. Ne soyons pas étonnés si les pays qui contiennent de telles opportunités d’emploi deviennent de fait multiculturels, c’est-à-dire voient coexister des habitants de cultures différentes. Déjà en 2004, 44 % des habitants de Toronto, 36 % de ceux de New York, 28 % de ceux de Londres et 23 % de ceux de Paris étaient nés à l’étranger. Il en est de même pour Singapour (33 %) et Abidjan (30 %), ce qui montre que ce phénomène ne peut être limité aux seuls pays des Centres[1].
Face à cette situation nouvelle, les différents pays assument des héritages historiques dissemblables. Certains ont connu, à travers l’édification progressive d’un État nation, une homogénéisation qui a gommé plus ou moins effectivement les différences culturelles antérieures. Pour quelques uns parmi ces premiers, l’héritage assumé se double d’un passé colonial où l’accès du colonisé à la modernité passait exclusivement par l’assimilation à la culture de la métropole. D’autres sociétés nationales se sont construites dans un certain respect des cultures particulières des différents peuples qu’elles ont agrégés, sans qu’en soit affectée l’expression commune d’un « vouloir vivre ensemble ». D’autres en restent aux premières étapes de l’édification d’une société nationale : le projet de construire en même temps un développement économique et social et l’unification de la nation résiste mal à l’ordre international né de la grande vague libérale des années 1980. Quels que soient ces héritages, chacune de ces sociétés doit se construire ou s’est déjà construite dans la perspective nouvelle où le pluralisme culturel de ces membres doit être rendu paisible et constructif. Mais, confrontées à un monde où le fossé entre riches et pauvres ne cesse de s’agrandir, où des processus de développement parfois rapides coexistent avec des processus de sous développement qui affectent aussi bien les pays des Périphéries que ceux des Centres[2], s’agit-il bien d’une chance nouvelle qui s’offre à nous ?
Les réponses habituelles à cette question sont bien connues et le plus souvent positives. Les pays d’accueil, fréquemment mais pas seulement des pays anciennement industrialisés, y trouvent un apport de population jeune et active permettant de réduire leurs coûts démographiques, tels ceux d’une population vieillissante, de stimuler la consommation interne et de provoquer des investissements additionnels, bien que la disponibilité d’une main-d’oeuvre peu exigeante décourage la mécanisation des tâches « sales, dangereuses et mal payées ». Pour les pays de départ, souvent mais pas exclusivement des pays en développement, ce réaménagement de la planète est source de transferts pouvant faciliter le développement. Ils peuvent être financiers, comme le sont les envois d’épargne des expatriés à leurs familles restées dans le pays de départ. Ils peuvent également porter sur des éléments immatériels, comme des transferts de compétence, de savoir faire, d’expérience, de connaissance ou même de l’introduction de nouvelles mentalités, amenés par les expatriés à l’occasion de leur retour ou d’un séjour. Le rôle actif des diasporas dans le développement de pays émergents n’est plus à démontrer. Les réponses positives ainsi apportées mettent toutes en avant le rôle central joué par les migrants dans ces dynamiques de progrès. Cela nous conduit donc à un second questionnement : à quelles conditions ces migrants sont-ils au mieux aptes à tenir ce rôle de vecteur de développement, pour les pays de départ comme pour les pays d’accueil ?
Les migrants peuvent d’autant mieux jouer ce rôle qu’ ils sont en capacité de saisir les opportunités économiques, sociales ou politiques qui s’offrent à eux, donc de disposer de la liberté de s’en emparer ou de les refuser. Pourtant, ces libertés de choix restent rares. Les migrants rencontrent surtout l’exclusion, c’est-à-dire la privation de toutes ou certaines de ces libertés, comme le sont l’accès à des emplois qualifiés ou à l’éducation comme à l’ensemble des services sociaux. Ces exclusions trouvent leurs fondements dans des différenciations ethniques, linguistiques, raciales ou religieuses. Elles se manifestent par le refus d’accepter le mode de vie d’un groupe qui diffère de celui de la majorité des membres d’une société et par les multiples discriminations qui s’opposent à une participation effective d’un tel groupe à la vie économique, sociale ou politique du pays dans lequel il réside. Leur résultat consiste en un très net amoindrissement de l’action positive de ces migrants en matière de développement, aussi bien du côté du pays d’accueil que du pays de départ.
Dans le cas de l’Europe, devenue principalement un continent d’accueil, parler de multiculturalisme évoque l’espoir de voir l’immigration, non plus être limitée à la constitution d’une réserve de main d’oeuvre d’appoint ou de remplacement, facilement mobilisable en cas de reprise de la croissance, mais devenir un authentique facteur de développement pour les pays d’accueil comme pour les pays de départ, d’un développement respectueux « de tout l’homme et de tous les hommes ». Ceci implique la reconnaissance et l’acceptation de l’existence de plusieurs cultures au sein d’une même société. Cela s’oppose, bien sûr, au modèle d’une société unifiée par une unique culture partagée par tous ses membres. Il en découle pour chaque individu des libertés de choix en matière de culture, de mode de vie, de religion etc., dans le respect des choix des autres. Les principes sur lesquels reposent ces libertés n’ont rien de nouveau. Ils figurent, pour une bonne part, dans la liste des droits de l’Homme et présentent ainsi un caractère juridiquement universel. Ces libertés sont également un moyen de libération des individus et, à ce titre, considérées comme un des éléments du développement humain par le Programme des Nations Unis pour le développement (PNUD)[3].
Rendre multiculturelles des sociétés qui ne le sont pas implique également l’élimination des discriminations dont souffrent les individus du fait de leurs différences culturelles. Il s’agit donc ici de la construction d’une égalité réelle en droit entre tous les membres d’une même société. Les expériences passées montrent qu’il est difficile d’établir une telle égalité. Peut-être même s’agirait-il d’une construction trompeuse ? Ces discriminations s’inscrivent dans un champ social caractérisé par des différences profondes de statut comme par une montée des inégalités, voire des antagonismes. Dans ce contexte, à quoi cela peut-il servir que d’établir une égalité réelle entre les plus pauvres, qu’ils soient autochtones ou immigrés, si, dans le même temps, le fossé entre pauvres et riches, de quelques cultures qu’ils soient, ne cesse de grandir ?
Le projet du multiculturalisme s’est développé, en Europe, comme une alternative au modèle du « travailleur invité ». Il rencontre aujourd’hui de fortes oppositions dont la montée des mouvements nationalistes et xénophobes d’extrême droite ne constitue qu’un des aspects. Les déclarations et discours de chefs d’État dressant le constat d’un échec du multiculturalisme en sont un autre. Ce qui frappe dans le portrait du migrant qui est ainsi établi n’est pas tant le refus de prendre en considération les effets développementalistes que sa présence peu induire mais le parti pris de considérer que son « éloignement culturel » rend impossible un « vivre ensemble ». Comment pourrait-on mesurer un tel éloignement ? S’il était possible de disposer d’instruments de mesure adéquats, cela ne serait réalisable qu’à la condition de figer les cultures dans le temps. C’est donc bien un « conservatisme culturel » qui sévit en Europe, la croyance en des cultures nationales ou occidentales immuables, la croyance en la perpétuation aujourd’hui d’une culture, sous la forme qu’elle revêtait hier.
Les cultures ne sont jamais figées, mais sont en constante évolution. Ce serait sans doute un travail énorme et inutile que de recenser ces évolutions, dont les multiples « débats de société », en Europe par exemple, sont une preuve[4]. C’est en ce sens que la coexistence de plusieurs cultures, en fait ou en droit, parce qu’elle rend possible des processus d’acculturation, ajoute une marque positive à ces évolutions. Ainsi la rapide et surprenante diminution de la fécondité dans les familles nord africaines, aussi bien émigrées en Europe que restées au pays est un bon exemple de changements de culture et de société ainsi provoqués et transmis.
Choisir le multiculturalisme, c’est aussi choisir une société plus démocratique, dès lors qu’il s’accompagne des libertés de choix culturels, c’est-à-dire « la possibilité de considérer comment un choix serait exercé s’il se présentait », ce qui implique « la capacité des individus à vivre comme ils le choisiraient, allant de pair avec la possibilité adéquate qu’ils ont d’examiner les autres options[5] ». En effet, ne nous y trompons pas, le plein exercice de ces libertés s’oppose à la construction d’identités sociales et culturelles sur le strict modèle culturel du pays d’accueil ou du pays d’origine. Elles seraient donc un rempart à la fois contre l’uniformisation culturelle qui résulterait de l’assimilation et les pièges d’un communautarisme issu de la juxtaposition de groupes sociaux de culture différente, limitant au minimum leurs rapports et échanges. La dimension démocratique de ce type de société est évidente, de même que le traumatisme culturel subi par les migrants et reproduit (bien qu’amoindri) de génération en génération serait atténué. Mais cette société pourrait-elle connaître ainsi des conditions nouvelles plus favorables à son développement ?
Le Burkina Faso nous offre un exemple apportant des éléments de réponse. Le multiculturalisme de fait de la société burkinabé est assez spécifique en ce qu’il ne s’agit pas d’un pays d’accueil de migrants mais d’une société composée d’un ensemble d’ethnies (Mossi, Mandé…). En matière de scolarisation, construire les bases d’une société multiculturelle en droit, repose sur la reconnaissance et l’usage de plusieurs langues respectant la diversité des cultures de ces ethnies, dans le contexte d’une grande pauvreté (en 2010 l’indice de développement humain s’élève à 0,305, plaçant le Burkina au 161ème rang sur 169). Deux types d’écoles coexistent, les écoles monolingues conventionnelles où l’enseignement repose sur la seule langue officielle et les écoles bilingues où la langue officielle est associée à une langue spécifique à la région et à l’ethnie majoritaire qui l’habite. Les performances comparées de ces deux genres d’écoles, contenus dans le tableau ci-dessous, surprennent par les écarts qu’ils révèlent.
Deux conclusions se dégagent. L’importance de l’échec et des abandons constatés dans les écoles conventionnelles, comparée aux succès obtenus par les écoles bilingues, démontre combien la construction d’une identité sociale et culturelle respectueuse de la culture d’origine de l’enfant conduit à une meilleure intégration d’abord scolaire, se manifestant par l’accomplissement réussi d’un cycle d’étude, puis sociale du fait de l’acquisition d’un diplôme. Compte tenu du coût de l’échec scolaire, l’école bilingue devient plus économe des dépenses d’éducation que l’école conventionnelle. Ainsi, en obtenant une élévation du niveau de la formation de la population et des dépenses publiques plus réduites, le choix d’un multiculturalisme à l’école créé de nouvelles opportunités de développement pour le Burkina Faso.
La situation actuelle de l’Europe, devenue terre d’immigration ne saurait être comparée à celle d’un des pays les plus pauvres de l’Afrique. Pourtant dans ce domaine scolaire, le choix d’un multiculturalisme actif, en facilitant la construction de l’identité culturelle des enfants de l’immigration, limiterait les effets durablement négatifs du traumatisme culturel subi. En améliorant leurs chances d’accès à des niveaux supérieurs d’éducation, ce choix ne saurait manquer d’offrir dans le futur une main-d’oeuvre mieux formée, mieux à même de contribuer au développement du pays d’accueil ou de départ suivant les options que ces enfants devenus adultes pourraient prendre.
Dans le dossier de ce numéro de la revue, un point sur l’état des lieux de cette question en Europe sera l’objectif que nous nous sommes fixés. Kleber Ghimire et Marc Troisvallets en ont été les chevilles ouvrières. Qu’ils en soient pour cela remercier, ainsi que les différents auteurs des articles qui composent ce dossier.
Indicateurs de rendement et de coûts des écoles bilingues et conventionnelles au Burkina Faso:
écoles bilingues | écoles monolingues conventionnelles | |
Proportion d’élèves achevant avec succès le cycle des études primaires (échecs et abandons inclus) |
68 % |
16 % |
Coût annuel / élève | 77,447 Francs CFA | 104,962 Francs CFA |
Source : Mamadou Ndoye reproduit par le rapport sur le développement humain du PNUD en 2004. Mamadou Ndoye, Bilingualism, Language Policies and Educational Strategies in Africa, Institut international de planification de l’éducation, Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture, Paris, 2003.
Notes:
[1] Sources multiples, chiffres donnés par : Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD), Rapport mondial sur le développement humain 2004, Economica, Paris, 2004.
[2] Il est possible de se reporter ici à : Gilbert Blardone, « Le grand jeu du développement selon François Perroux », Informations et commentaires, n° 154, janvier-mars 2011.
[3] PNUD, op. cit., 2004.
[4] Pour en être convaincu, il serait possible d’y ajouter, par exemple, les multiples mots et expressions nouveaux qui paraissent à chaque nouvelle édition des dictionnaires de référence ou bien le suivi des différentes modes de production musicale.
[5] PNUD, op. cit., 2004.