L’IDE des petites et moyennes entreprises japonaises et le développement durable en Asie orientale

Shigeko N. Fukai*

 

150Au Japon, comme dans la plupart des pays industrialisés, les petites et moyennes entreprises (PME)[1] constituent l’écrasante majorité des firmes du secteur privé, représentant 95 % de l’ensemble des firmes et réalisant 75 % de l’emploi et 60 % du produit intérieur brut (PIB). Un des facteurs clés expliquant la qualité et la compétitivité des produits finis japonais, comme les ordinateurs ou les automobiles, a été la haute qualité et les hautes performances des pièces détachées et des matériaux utilisés, largement fournis par des PME technologiquement avancées et fortement compétitives au plan international. Elles sont reconnues pour leurs capacités technologiques et la sophistication de leurs productions dans des industries amont comme la fonte, le moulage à chaud, le laminage, l’emboutissage et le polissage des pièces. Les PME ont été également une importante source d’innovation. Une innovation sur des produits finis nécessite une innovation sur les éléments et les matériaux qui impliquent une activité de recherche / développement (R-D) intense et hautement spécialisée. C’est ici que les PME ont un rôle vital. Concrètement, en développant une seule technologie, de nombreuses PME ont acquis le statut de « principal compétiteur ou de seul compétiteur dans des « niches » d’activités, étroites mais essentielles »[2].

Pour les décideurs de la politique industrielle japonaise, cependant, les grandes entreprises ont dominé par la constitution de « triangles de fer » avec les administrations et le parti libéral démocrate (PLD), le parti au pouvoir jusqu’à sa défaite aux élections générales de 2009. De nombreuses PME ont été confinées au plus bas niveau de l’économie duale du Japon, comme sous-traitants, fournisseurs de composants pour leurs clients (les grandes entreprises). Après la fin de la période d’occupation par les forces alliées, à l’issue de la Seconde guerre mondiale (1945-1951), de nombreuses PME furent intégrées dans des keiretsu, des organisations pyramidales de la production, dont le sommet est occupé par de grandes entreprises, le premier rang par des sous-traitants de taille moyenne, le second rang et les rangs inférieurs par des sous-traitants de taille très inférieure. Dans ce système de relations contractuelles exclusives, la plus grande part de la production des PME affiliées allait vers un grand « client principal » ou « société mère ». Bien qu’il ait permis une certaine stabilité dans la gestion des PME, ce système a fait l’objet de critiques en raison des pratiques imposées aux sous-traitants comme les livraisons « juste à temps » (par exemple : livrer des produits au client juste avant que celui-ci n’en ait le besoin), les délais de paiement, l’exercice d’un pouvoir de monopsone (des pressions unilatérales à la baisse des coûts dans la situation où un seul acheteur fait face à de nombreux vendeurs) et l’accaparement de brevets portant sur des technologies.

Depuis les années 1990, certains signes de changement sont apparus, alors que la mondialisation a érodé le système des keiretsu centré sur les grandes entreprises et des « villes industrielles fiefs d’une entreprise » (grande entreprise centré sur des régions industrielles). Dans leurs opérations à longue distance, à la fois les entreprises affiliées et les PME sous-traitantes commencèrent à étendre leurs sources d’approvisionnement et leurs clientèles au-delà des relations internes aux keiretsu. Des critiques[3] ont bien accueilli ce changement parce qu’il libérait l’énergie et la créativité des PME, alors qu’il revivifiait leur esprit d’autosuffisance et d’indépendance. Des études[4] ont montré que les PME se tournant vers l’extérieur généralement amélioraient leur productivité et leur capacité d’innovation.

L’autre changement, le déclin des villes industrielles fiefs d’une entreprise, a été observé sur tout le territoire depuis le milieu des années 1980, spécialement après l’accord du Plaza en 1985 (l’accord réalisé en 1985 au sein du G5 pour assurer la dépréciation du dollar américain face aux devises japonaise et allemande au moyen d’interventions concertées sur les marchés des changes). De manière usuelle, ceci fit l’objet de débats opposant les thèses d’une « dépression » industrielle (passagère) à celle d’une désindustrialisation (contraction à grande échelle de la production industrielle intérieure résultant des relocalisations industrielles hors du pays). Les principales causes de ceci furent attribuées à la mondialisation (effet des délocalisations) et aux rationalisations dans l’industrie (substitution capital-travail pour faire face à la concurrence des pays à main d’œuvre bon marché)[5]. Ce phénomène n’a pas concerné que quelques villes mais s’est étendu à tout le Japon. Au cours de la période de croissance accélérée, presque toutes des plus de trois mille villes moyennes du pays ont cherché à créer des emplois et à améliorer leurs ressources fiscales en attirant de grandes entreprises ou des entreprises affiliées et ont constitué des villes fiefs industriels centrées sur une grande entreprise. Ceci reflète les problèmes industriels posés par ce système dominé par un petit nombre d’entreprises géantes.

Confrontées à ces défis et poussées par la forte appréciation du yen après l’accord du Plaza, les PME ont accéléré l’expansion de leurs activités outre-mer, particulièrement en Asie de l’est, afin de suivre leurs clients, ou de trouver de nouveaux acheteurs. Ce déplacement des activités des PME est à l’origine d’un transfert, devenu plus facile, d’un ensemble de technologies du Japon vers l’Asie orientale. Ce transfert, à son tour, a aidé à la stimulation et au développement d’industries amont, activités clés d’une industrialisation autonome dans les pays d’accueil. En Asie orientale, les PME jouent un rôle majeur, représentant plus de 90 % de la production manufacturière et une part comprise entre 60 et 70 % du PIB. Ainsi les transferts de technologie par les PME japonaises ont eu un effet important sur l’édification d’une solide base industrielle dans les économies d’Asie orientale.

Sous la profonde influence des investissements directs étrangers (IDE), en particulier ceux venus du Japon, les économies d’Asie orientale se sont développées, augmentant les niveaux de vie et élargissant leurs marchés. Cependant, les coûts de cette croissance accélérée, l’augmentation des inégalités économiques et les problèmes portant sur l’environnement et le prélèvement de ressources naturelles, ont été énormes. Ces changements constituent de nouveaux défis et de nouvelles opportunités d’action pour les PME japonaises, aussi bien que pour les grandes entreprises et les décideurs politiques.

J’analyserai ces dynamiques dans les trois prochaines sections.

1 – Les stratégies japonaises d’investissements directs à l’étranger et les changements structurels des économies d’Asie orientale

Les effets des IDE des grandes firmes et des PME japonaises

Les IDE japonais en Asie orientale ont augmenté de manière spectaculaire après l’accord du Plaza (1985-1988) et après l’éclatement de la bulle spéculative au début des années 1990. Pour réduire les coûts, ces entreprises japonaises ont développé des systèmes de production par filière complète en Asie orientale. Tout le processus de production, du développement du produit à la fourniture des composants et à l’assemblage final des biens de consommation, pouvait être mené localement et ces entreprises japonaises cherchaient à accroître sur place leur approvisionnement en composants et en matériaux.

En Asie orientale, à l’exception de Taïwan où les PME étaient enracinées, la rapide industrialisation ne s’est pas accompagnée, à ce moment, de la croissance d’un secteur de production de composants fortement utilisateur de technologie. Les grandes entreprises japonaises qui avaient relocalisé là des usines d’assemblage automobile et électronique eurent des difficultés à maintenir la qualité de leurs produits en utilisant des composants produits localement. Certaines demandèrent à leurs fournisseurs japonais de délocaliser à leur tour leurs activités dans la région. D’autres choisirent de se tourner vers des fournisseurs locaux ou des fournisseurs japonais déjà installés dans la zone, sans tenir compte de leur appartenance au même keiretsu.

Bien différemment du Japon, où l’activité des PME déclina fortement en raison des délocalisations opérées par les grandes entreprises, les économies d’Asie orientale offraient de lucratives opportunités. Dans ces conditions, les fournisseurs de premier rang commencèrent à délocaliser leurs bases de production en Asie orientale dans la seconde moitié des années 1980, pour devoir faire face au même problème de devoir assurer la qualité de leurs composants locaux. Pour satisfaire ces besoins, les fabricants de pièces de second rang suivirent le mouvement dans les années 1990, et, de même, suivirent les fabricants des derniers rangs. Ainsi, dans la seconde moitié des années 1990, les activités transfrontalières des PME étaient devenues parfaitement visibles.

Dans ce mouvement, les mesures d’intégration des intrants locaux dans la production délocalisée des firmes transnationales (mesures qui obligent les investisseurs étrangers à acheter aux producteurs locaux une proportion fixée à l’avance des intrants nécessaire à leur production) imposées par les pays d’accueil jouèrent un rôle important en obligeant les grandes entreprises japonaises à rechercher des fournisseurs de composants et de matériaux dans les pays développés, avant que ces mesures ne soient réglementées par l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Dans les pays en développement, cependant, le plus souvent les grandes firmes japonaises recherchèrent une délocalisation dans la région de leurs fournisseurs japonais.

La délocalisation en Asie des PME, poussée par les mesures d’intégration d’intrants locaux, s’est révélée être un des moyens les plus efficaces pour faciliter le transfert des technologies essentielles et pour industrialiser les pays d’accueil. Pour rendre efficace l’utilisation des ressources locales, il est devenu habituel que les PME se délocalisant forment les techniciens et ouvriers locaux, tout en effectuant les ajustements nécessaires pour adapter les technologies et les savoir-faire aux conditions locales. Ces pratiques, adoptées par un grand nombre de PME japonaises industrielles, délocalisées en Asie orientale, ont aidé à élever le niveau technique des entreprises locales et ont contribué à la formation de pôles industriels de fournisseurs dans la région.

Un pôle industriel se caractérise par la concentration en un même lieu d’un grand nombre d’activités industrielles homogènes. Ceci rend possible une assistance technique efficace et effective au profit de chaque PME installée là et facilite l’expansion de bonnes méthodes, puisque les besoins des PME dans un même pôle seront assez similaires. Pour accroître la compétitivité des PME, de nombreux gouvernements dont celui du Japon ont adopté des politiques de constitution de pôles industriels en développant des capacités locales au moyen d’un réseau de différents acteurs (propriétaires de PME / associations d’instituts de recherche / décideurs politiques locaux) et en prenant en charge les problèmes causés par la fragmentation des savoirs et par l’absence de coordination et d’actions concertées souvent rencontrés dans le secteur des PME[6].

Du point de vue d’un développement économique autocentré, il est essentiel pour un pays ou une région de construire une structure industrielle disposant de capacités minimales d’auto industrialisation. Ces capacités comprennent un minimum de combinaisons technologiques qui rendent l’État, la région ou les groupes de régions capable de créer de manière indépendante de nouvelles industries. Elles consistent en trois niveaux de technologie, les technologies spéciales au sommet, les technologies de base au plus bas et les technologies intermédiaires entre ces deux niveaux[7]. Les PME japonaises ont contribué à établir les fondements d’une technologie de base au profit d’un noyau d’industries amont.

Également, les PME des industries manufacturières japonaises ont contribué indirectement aux transferts de technologie à travers leurs exportations de biens d’équipement et de biens intermédiaires, qui constituent, en eux-mêmes, une source majeure de transferts de technologie.

La transformation des structures des échanges extérieurs et l’intégration économique de l’Asie orientale qui en résulte

Grâce à un nombre croissant d’accords économiques de libre-échange, le commerce intra-régional d’éléments et de produits intermédiaires a triplé en dix ans entre 1997 et 2007. Ceci résulte de la formation de réseaux denses permettant une division du travail dans les activités manufacturières, à la dimension de toute l’Asie orientale, sous l’impulsion des industries de biens d’équipement. Bien qu’aucun accord institutionnel d’intégration économique n’ait été conclu, l’intégration économique, de fait, a progressé. Cette intégration repose largement sur la stratégie mise en œuvre par de grands industriels visant à répartir leur processus industriel à travers toute l’Asie orientale pour obtenir une localisation optimale de leur production de demi-produits. Cette stratégie des grandes entreprises japonaises a été un facteur important pour expliquer les délocalisations des PME et de la diffusion de leur technologie à travers la région.

Le changement du « vol d’oies sauvages » à une division horizontale du travail

Le résultat du développement d’une structure industrielle et d’une montée du niveau technologique en Asie orientale a été, pour le Japon, la perte d’avantages comparatifs en matière de produits finis ou demi-finis. Mais pour de nombreux composants clés qui nécessitent des technologies compliquées, l’avantage comparatif du Japon a été amélioré, et l’importance des PME japonaises pour la production et l’innovation dans des composants clés à haute valeur ajoutée a augmenté. Par dessus tout, ce développement est le reflet de l’approfondissement de la spécialisation internationale dans la région.

Jusqu’à récemment, le développement économique de l’Asie orientale a été décrit sous la forme d’un V vertical : un vol « d’oies sauvages ». Il se caractérise par trois vagues de haute croissance économique, partant du Japon dans les années 1960, s’étendant aux nouvelles économies industrielles d’Asie dans les années 1970, puis aux quatre pays de l’ASEAN dans les années 1980. En élevant le niveau technologique de sa structure industrielle, le Japon a déplacé rapidement ses industries à forte intensité de travail vers les pays de la première vague (les nouvelles économies industrialisées d’Asie) qui, en conséquence, ont élevé le niveau technologique de leur structure industrielle et ont déplacé leurs industries à faible valeur ajoutée vers les quatre pays de l’ASEAN.

Ce modèle de « vol d’oies sauvages » dans le plan vertical s’est révélé n’être que transitoire. Ceux qui prirent leur envol plus tard le firent plus rapidement en bénéficiant de l’expérience de ceux qui les avaient précédé, aussi le modèle en V, initialement hiérarchisé, s’est traduit finalement par une intégration horizontale. Le développement récent de l’Asie orientale confirme cette observation.

2 – Un développement durable en Asie orientale et les PME

Des données qui traduisent un développement non durable

Cependant, deux problèmes, (1) la pauvreté et les disparités économiques et (2) les problèmes environnementaux et d’épuisement des ressources, ont rendu le développement économique asiatique non durable. D’un premier côté, en dépit du succès économique bien célébré de l’Asie, ce continent abrite les deux tiers de la pauvreté mondiale. Les IDE lui ont permis de connaître la croissance économique la plus rapide au monde, mais les bénéfices de la croissance ont été partagés de manière inéquitable et l’intégration économique en Asie n’a pas réussi à réduire les disparités entre pays.

Les coûts environnementaux de ce développement sont également énormes. Alors que le produit économique a été multiplié par quatre en l’espace de vingt ans, l’exploitation de la terre, de l’eau, de l’énergie et d’autres ressources s’est étendue à un rythme sans précédent en Asie orientale. Le problème est aggravé du fait de la dépendance de la région en matière de commerce spécifique qui s’est élargi en parallèle avec l’essor des industries lourdes, de la chimie et de l’urbanisation, sans infrastructures suffisantes ni investissements environnementaux. La situation actuelle incite à un réexamen et à un changement de l’actuelle stratégie de développement.

Besoins et ressources complémentaires du Nord et du Sud

Un aspect éclairant des relations Nord-Sud est que celles-ci montrent, de manière conséquente, des complémentarités non seulement en matière de besoins mais aussi en matière de ressources.

  • Un Nord riche en capital, pauvre en travail et un Sud pauvre en capital, riche en travail

Le schéma classique d’un Nord riche en capital a été remis en cause par l’émergence de pays riches en capitaux et en ressources comme la Chine et l’Inde, mais, relativement aux besoins, le Nord reste encore assez riche en capitaux pour répondre aux besoins en matière d’investissements directs productifs. En fait le manque d’opportunités d’investissements productifs rentables, derrière lequel se profilent de fréquentes bulles spéculatives et des crises financières, est un facteur important. A l’opposé, le Sud, en général, manque des capitaux nécessaires pour que les investissements productifs correspondent aux besoins réels. Les relations Nord-Sud désignées ici s’inscrivent clairement dans une complémentarité.

En se tournant du côté des ressources, le Nord en général, à l’exception des États-Unis, devra faire face à un manque de main d’œuvre dans le futur proche qui résulte d’un déclin des taux de natalité et du vieillissement de la population. En outre, tous les marchés devenus matures, incluant ceux du Japon, sont stagnants, et orientés à la baisse, de sorte que les opportunités pour de bons investissements déclinent. Parce que les besoins essentiels ont été satisfaits pour la plupart des habitants du Nord et que les impératifs d’un développement écologiquement durable ont changé les comportements des consommateurs jusqu’à éroder les demandes pour des biens et services superflus, des stratégies commerciales traditionnelles — comme « l’obsolescence pro-grammée des biens et services » ou bien « des consommations à effet de démonstration » —, deviennent de plus en plus obsolètes.

Spécialement dans le secteur des PME, le Japon souffre déjà de perspectives de déclin industriel de nature non traditionnelle : les jeunes ne veulent plus occuper des emplois durs, sales et dangereux (les trois K : kitsui, kitanaï, kiken) dans les industries de base. En raison de ce manque de relève des anciens par des jeunes, un nombre croissant de PME, disposant de compétences spécifiques et de savoir-faire, ont été obligées de fermer, alors que de nombreux jeunes gens, dans les pays en développement, seraient désireux d’occuper de tels emplois qui constituent une formation dure, comme ce fut le cas au Japon dans les années de l’immédiat après guerre. En d’autres mots, il y a un important réservoir de main d’œuvre en excédent, de haute qualité et de haute moralité, dans les pays en développement d’Asie orientale. L’effet dépressif du vieillissement au Japon fournit à terme à ces jeunes des opportunités d’acquérir des compétences et savoir faire appréciables. Ceci devrait accroître l’ensemble des biens publics bénéfiques au Japon comme dans les pays en développement d’Asie orientale qui, en d’autres circonstances, devraient ne pas exister.

  • Sur-consommation au Nord, sous-consomma-tion au Sud

Dans le second domaine, celui des questions des ressources et de l’environnement, les besoins des pays développés, souffrant des coûts sociaux et environnementaux de la surconsommation, d’un côté, et les besoins des pays en développement, touchés par la misère sociale et les difficultés environnementales causées par le sous développement et le manque de technologie, d’un autre côté, sont également complémentaires.

Ce qui est nécessaire ici est un transfert de capitaux et de technologies, les deux ressources-clés demandées par les pays en développement pour parvenir à un développement durable, du Nord vers le Sud. Bien que l’aide publique au développement soit une solution possible, celle-ci est politiquement et financièrement limitée par la base fiscale de ses ressources. Les IDE n’ont pas de telles restrictions et ont été reconnus pour être la cause principale du développement de l’Asie orientale.

3 – La localisation des IDE

Les IDE ont un fort potentiel pour devenir un outil facilitant la redistribution des revenus du Nord vers le Sud et l’amélioration générale du bien-être dans les pays d’accueil en établissant un cercle vertueux : investissement, croissance économique, amélioration du niveau de vie et essor des marchés propice à des investissements plus nombreux. La raison pour laquelle les IDE n’ont pas réussi à réaliser un tel potentiel tient aux règles régissant ces investissements qui n’ont pas pour but le bénéfice des pays d’accueil mais plutôt la maximisation des profits à court terme des investisseurs. Il est encore possible de construire l’ébauche d’une stratégie gagnant-gagnant en révisant la réglementation des IDE sur la base d’un concept de « loyauté » défini à partir des complémentarités en matière de besoins et de ressources entre les pays développés et en développement, décrites précédemment. Le point critique d’une telle stratégie est de lui donner une légitimité. Ses dispositions minimums seraient un partage loyal des profits issus des IDE entre les investisseurs et les communautés d’accueil[8].

La localisation des IDE

Un moyen pour développer une telle stratégie est la localisation des IDE. Il serait basé sur une rationalité écologique et placé sous le contrôle de politiques locales. Pour minimiser les coûts de transport et leurs impacts négatifs sur l’environnement, les biens et les services sont mieux produits là où se situe le marché. Cela rend plus aisé la participation des décideurs locaux et apporte une réponse plus rapide aux changements des besoins et des goûts des consommateurs, minimisant ainsi les inventaires et les gaspillages. Cette localisation pourrait alimenter des affaires détenues par des propriétaires locaux, avec l’usage de ressources durables locales, l’emploi sur place de travailleurs rémunérés décemment et au service principalement des consommateurs locaux ; l’activité économique deviendrait plus autosuffisante et moins dépendante des importations.

L’élément clé est ici la localisation de l’accumulation du capital, c’est-à-dire, l’affectation des profits à la communauté d’accueil, à l’exception d’une rétribution honnête des créanciers étrangers. Cette affectation sur place des profits signifierait soit leur réaffectation dans des activités productives, soit leur emploi dans des infrastructures comme l’éducation ou les services médicaux et sociaux dont bénéficient, directement ou indirectement les investisseurs.

Si cette idée peut paraître idéaliste, en réalité, la réaffectation des capitaux dans les pays d’accueil a constitué, depuis quelques temps, une partie des pratiques habituelles que l’on trouve dans un nombre croissant d’IDE. Ce changement a été perçu positivement par les analystes suivant lesquels les IDE japonais entreraient dans une phase nouvelle de « croissance auto-entretenue » où les filiales étrangères se développent de manière indépendante, sans nouveaux apports de capitaux de leurs sociétés mère[9]. Les raisons immédiates expliquant cette réaffectation vont des systèmes fiscaux des pays d’accueil comme de départ jusqu’au désir des investisseurs d’échapper aux risques de change. Cependant, de manière plus approfondie, cette réaffectation repose sur des calculs raffinés à moyen ou à long terme suivant lesquels les profits seraient accrus de l’élargissement du pouvoir d’achat local, ce qui est semblable à la stratégie « du pied de la pyramide »[10].

Un nouveau consensus issu de la crise financière mondiale : un développement auto centré pour l’Asie orientale

La crise financière de 2008, qui a causé une « contraction massive de la demande » sur les principaux marchés d’exportation des pays d’Asie orientale vers les pays occidentaux développés, a conduit les décideurs politiques à réfléchir sur la faiblesse structurelle du système commercial qui prédomine dans la région. Leur réponse immédiate fut d’abaisser les taux d’intérêt et de dépenser des milliards de dollars pour relancer la consommation.

  • Se diriger vers une économie dont la croissance est tirée par la demande intérieure (et intra-régionale)

Cependant pour surmonter la vulnérabilité de la région à cette sorte de crise « venue de l’occident », une réforme structurelle fondamentale est nécessaire pour en finir avec la dépendance de la région aux marchés occidentaux et délier leurs économies de l’occident, en orientant leurs économies vers la satisfaction de la demande domestique ou intra-asiatique. Cette conclusion a été approuvée de manière consensuelle à la conférence annuelle de la Banque asiatique de développement à Bali en 2009.

Ce nouveau consensus a pris de l’ampleur au regard du « surprenant rebond » des économies émergentes d’Asie en contraste avec la faiblesse actuelle des économies développées.

De manière pratique, les décideurs locaux partagent de nombreuses idées contenues dans ce consensus. Premièrement, ils partagent la même idée sur les effets écologiques de la raréfaction croissante des matériaux sur la production, la consommation et leur gaspillage. La logique de ceci devrait conduire au projet d’une société basée sur le recyclage, construite du niveau global au niveau régional et, au-delà, du niveau national au local, ce qui constituerait une avancée significative vers un développement durable[11]. Deuxièmement, ils ont le même objectif de construire une économie auto centrée. Troisièmement, ils partagent un même idéal de décentralisation, entendue comme le moyen d’achever l’établissement d’une gouvernance démocratique dans laquelle la participation des membres de la société (les citoyens) décide directement des priorités en matière d’initiatives concernant l’économique, le social et l’environnement.

  • Le projet d’infrastructures directes à la dimension de toute l’Asie

Un autre élément du consensus émergent est que, pour réorienter leurs économies vers une croissance tirée par la demande intra régionale, il était essentiel d’élever le niveau de vie et de rendre certain que les biens manufacturés produits en Asie seraient consommés en Asie, en développant des infrastructures pour le transport de l’énergie, des routes, des ports et des réseaux de distribution dans chacun des pays de la région[12]. Les gouvernements asiatiques ont alloué environ la moitié de l’enveloppe budgétaire consacrée à la relance économique, équivalant à environ 1 % de leur PIB respectif, au développement d’infrastructures publiques, en mettant aussi l’accent sur des secteurs comme les PME, le système de santé, l’éducation et la sécurité sociale. Ces secteurs peuvent assurer aux marchés une croissance tiré par la demande intérieure.

Les PME japonaises et le développement durable

Les IDE japonais sont caractérisés par leur forte orientation vers le secteur manufacturier. Une autre caractéristique est leur faible taux de profit, en comparaison avec ceux obtenus par les IDE du Royaume-Uni et des États-Unis. La raison principale en est la différence de stratégie : alors que de nombreuses firmes anglaises et américaines recherchent une prise rapide de bénéfices à travers des opérations financières d’acquisition d’entreprises existantes et de revente de celles-ci après avoir augmenté leur valeur, la plupart des IDE du Japon recherchent des profits sur le long terme, en établissant des réseaux fondés sur une division du travail entre le Japon et les autres pays d’Asie. Ces réseaux ont glissé graduellement d’une forme verticale à une forme horizontale après 1995 et à un rythme accéléré depuis 2000, comme nous l’avons signalé précédemment. Dans ce processus, les PME japonaises ont joué un rôle crucial en aidant à l’amélioration du niveau technique des travailleurs et des fournisseurs locaux.

Par l’orientation de leurs IDE, les PME sont des acteurs particulièrement opportuns. De par leur taille et les ressources qu’elles mettent en œuvre, elles sont essentiellement dans le local. Enracinées dans le local, les PME sont beaucoup plus sensibles aux changements de l’économie locale et à l’environnement que les grandes entreprises. De plus, cette insertion dans le local peut être transplantée. Lorsque les PME japonaises ont déplacé leurs productions en Asie orientale, elles se sont tournées vers les acteurs locaux plus vite que ne l’ont fait leurs homologues de grande taille[13]. Suivant les études faites sur les PME étendant leurs activités en Asie orientale, la majorité de ces études les considèrent comme un choix valide pour la formation de travailleurs et fournisseurs locaux, volontaires et capables d’apprendre des savoir-faire essentiels. Également, à l’exception des fabricants de l’automobile, une écrasante majorité des personnes interrogées ont répondu qu’ils n’accordaient aucune importance à la nationalité japonaise ou non de leurs partenaires mais qu’ils mettaient plutôt l’accent sur des facteurs comme les délais de livraison ou la qualité[14]. Même en ce qui concerne les fonctions d’organisation et d’établissement des plans des produits, presque 20 % de ces activités ont été déjà délocalisées et 19 % supplémentaires ont été planifiés pour faire de même.

Il semble que cette conception du rôle des PME s’étende aujourd’hui au-delà des frontières nationales du Japon jusqu’à englober toute l’Asie orientale pour les affaires commerciales, y compris dans l’enchaînement des générations successives de savoir faire technologique et de compétences. Les implications d’une telle perspective cosmopolite émergeant parmi les PME sont profondes au point que des modèles de développement durable puissent être envisagés afin de permettre aux pays en développement d’éviter les coûts sociaux et environnementaux auxquels ont conduit les modèles de développement conventionnels, bâtis sur l’hypothèse aujourd’hui démentie de ressources illimitées, un écoulement de la pollution et l’existence de solutions technologiques.

Un autre signal en faveur de la thèse de la délocalisation est le presqu’universel destin des grandes entreprises centrées sur un pôle industriel au Japon, présenté plus haut. Il révèle les défauts structurels et la vulnérabilité des pôles industriels qui n’ont pas réussi à développer l’esprit et l’habilité nécessaires pour parvenir à une capacité autonome d’innovation et à un développement auto suffisant. Ce système a bien fonctionné au cours de la période de forte croissance mais est devenu un lourd fardeau aujourd’hui, imposant des efforts aux régions pour restructurer et reconvertir ces pôles ou développer de nouveaux marchés.

Une alternative est cette délocalisation au sens où les biens et services de base qui peuvent être produits localement, le seront par des PME bien intégrées dans leurs communautés respectives. Le principe de subsidiarité pourrait ici s’appliquer au système de production.

Quoique le rôle des grandes entreprises demeure, il serait heureux de le limiter à la part résiduelle des affaires qui impliquent des opérations globales et de ne pas lui confier les affaires plus petites qui se situent à un niveau local. L’expérience japonaise, au Japon et en Asie orientale, met l’accent sur le besoin d’une réappréciation fondamentale du rôle des PME pour parvenir à rendre durable le développement, depuis le niveau local, puis régional et jusqu’au niveau global.

 

Notes:

* Université de Chiba.

[1] La loi japonaise sur les PME (1999) définit les PME de l’industrie comme des entreprises qui ont moins de 300 salariés ou dont le capital social s’élève à moins de 100 millions de yens.

[2] M. Kurosaki, Sekai wo seishita chushokigyo, (les PME qui ont conquis le monde), Kodansha, Tokyo, 2003.

[3] T. Nakazawa, Chusho kigyo wa shinka suru (les PME évoluent), Iwanami shoten, Tokyo, 2009 ; K. Ibata-Arens, Escaping the japanese pyramid, contribution présentée à la conférence sur l’histoire des affaires, Oxford University Press, 2006.

[4] METI (Ministère de l’économie, du commerce et de l’industrie), Basic Survey of Oversea Business Activities, 2006 et Basic Survey of Japanese Business Structure and Activities, 2006 ; Nomura Research Institute, Questionnaire Survey on the Situation of the Business Environment in Globalization, décembre 2007.

[5] M. Seki, Kudoka wo koete (au delà de la dépression), Nihon keizai Shimbun-sha, Tokyo, 1997, et Chiikisanngyou no mirai (l’avenir des industries locales), Yuhikaku, Tokyo, 2001.

[6] Takahashi et Alii, « Policies for material efficiency gains in Small and medium enterprises », International Review for Environmental Strategies, vol. 7, n° 1, 2007.

[7] M. Seki, art. cit., 1997.

[8] S. N. Fukai, Sustainable world order and global redistribution of environmental space : the rôle of foreign direct invesment, Academia Humanities and Social Sciences, juin 2009.

[9] METI (Ministère de l’économie, du commerce et de l’industrie), International Economy and Trade, White Paper, 2007.

[10] P. Prahalad, The Fortune at the Bottom of the Pyramide : Eradicating Poverty Through Profits, Wharton School Publishing, 2006.

[11] Cf. l’article de Kurasaka dans ce dossier.

[12] Diverses données statistiques, rapports et publications  de la Banque asiatique de développement, de la Banque mondiale, du Fonds monétaire international, de la CNUCED, de l’ONUDI, de l’Union européenne de la Banque japonaise pour la coopération internationale, de la Société financière japonaise pour les PME et de l’Institut de recherche japonais sur les PME.

[13] METI (Ministère de l’économie, du commerce et de l’industrie), dossier sur : l’économie internationale et le commerce, l’économie japonaise, l’infrastructure industrielle, les PME et autres.

[14] METI (Ministère de l’économie, du commerce et de l’industrie), Basic Survey of Overseas Business Activities, janvier 2009.