La crise financière mondiale et Bangalore : la fin du développementalisme basé sur l’économie de l’informatique ?

Solomon Benjamin*

 

148À se promener dans Bangalore, au début des années 2000, on aurait pensé au triomphe du pouvoir de l’entreprise: l’élite de l’informatique dominait le Comité du Programme pour Bangalore mis en place par le Premier ministre – PDG d’alors de l’État du Karnataka et qui lançait cette ville sur le sentier d’une modernisation de premier ordre. Son aura semblait achevée avec l’éclat du granit, de l’acier et des verres-miroirs ; elle avait été bâtie comme fer de lance de la création pour le reste de l’Inde, si ce n’est comme une formule magique qui ferait échec à la récession mondiale. Dans ces années foisonnantes, la rénovation urbaine, les méga-projets et la planification stimulaient le démantèlement de tout ce qui se trouvait sur leur chemin et il semblait que rien ne pourrait les arrêter. À peine trois ans plus tard, de sérieuses crises politiques brisaient cette belle histoire du pouvoir absolu, mais aussi renforçaient une économie anarchique et le régime d’occupation des sols mis en place dès les années quatre-vingt. La traversée, en juin 2009, des marches orientales de Bangalore dominées par l’industrie des technologies de l’information donne une image de la crise du capitalisme mondial : « baisse de 70 % » semble être le refrain courant de ce qui résulte de la crise financière mondiale. Les chauffeurs de taxi alignés devant son aéroport prétentieux restent là, désœuvrés, racontant comment leur activité a diminué de ce chiffre sinistre. Le consortium Siemens, gestionnaire de l’aéroport subit la crise : après 2008, les estimations du nombre de passagers ont été amputées d’un quart, une perte de 4,8 millions de dollars américains chaque mois, mettant fin à tout plan d’expansion et provoquant la démission de son PDG[1]. « 70 % de baisse », c’est deux fois plus que cela, que l’auteur a constaté quand il a visité la ville récemment. À l’est de la vallée de l’informatique de Bangalore, des rangées d’appartements fermés sont frappés par des taux de vacance que les agents immobiliers estiment à 70 % aussi. D’autres méga-projets trop dépendants des marchés financiers internationaux doivent être réduits. Comme dans d’autres métropoles indiennes, les prix de l’immobilier qui étaient montés très haut ont chuté brutalement, mais en rapport aussi avec ce qui se passe dans d’autres lieux mondialisés comme Dubaï. La crise financière mondiale a fait tomber l’une des plus grandes compagnies indiennes de l’informatique, mettant à nu les liens complexes entre la propriété immobilière, les marchés financiers, la nouvelle architecture institutionnelle mise en place pour les méga-projets qui constituaient une scène centrale avec des connexions mondiales. Les directeurs de centres commerciaux s’inquiètent quand les « démarches » ne se traduisent pas en véritables achats. Un autre aspect de cette crise est que le désir d’intégrer une école de commerce a maintenant diminué. Infosys, la plus célèbre compagnie indienne d’informatique a affirmé que ses dépenses concernant les visas sont passées à 5,5 millions de dollars d’avril à juin cette année contre 15 millions l’année précédente. De leur côté, les services de la nationalité et de l’immigration des États-Unis (USCIS) n’ont reçu que 44 000 demandes de H1-B, loin derrière les 65 000 du quota annuel fixé par Washington[2], et une baisse de 70 % apparaît encore au cours des deux derniers mois.

Un autre exemple au port franc de Bangalore : des responsables nous ont affirmé que le commerce avait sérieusement baissé par rapport à l’an dernier. La crise financière mondiale est sans doute étendue et particulièrement sur les groupes les plus fragiles liés aux industries du vêtement tournées vers l’exportation, aux travailleurs du bâtiment dans les économies du Golfe et de façon plus complexe aux petites firmes.

Pour les libéraux, Bangalore, en tant que centre mondial pour l’informatique en Inde a la capacité de réduire la crise financière mondiale à un “incident de parcours” dans son développement. Ceci est essentiel pour une image forte montrant que les villes indiennes, allégories de l’économie nationale, rebondiraient et se révèleraient dans le taux de croissance de 8 % du pays. Tout ceci exige des stimulants pour les infrastructures afin de relancer la « classe des consommateurs » aujourd’hui menacée. La gauche pointe du doigt, à juste titre, le taux jamais atteint de 70 % d’enfants qui souffrent de malnutrition. Mais elle fait implicitement le jeu de ces trajectoires économiques en réclamant d’y inclure des filets de protection sociale pour l’économie informelle.

Dans cet article, je chercherai à développer les questions suivantes :

– Une vision fondée sur les dynamiques urbaines révèle-t-elle la fragilité du plan et de la logique qui le sous-tend en ce qui concerne les régimes particuliers de propriété ?

– Cette vision met-elle en évidence les politiques cachées derrière le discours convenu habituel et l’aura du developpementalisme, tous deux mis à mal par une politique réelle d’appropriation des institutions ?

– Le processus d’urbanisation ébranle-t-il les propriétés foncières et économiques ?

– Comment les espaces de production, tellement redoutés par le pouvoir entrepreuneurial comme étant des centres de “piraterie” et des lieux qui alimentent le terrorisme mondial, transforment et politisent la technologie et les politiques ?

– Que se produit-il quand le gouvernement local “pirate” de petits centres commerciaux, qui vendent des marchandises courantes avec des produits achetés à Yiwu en Chine, comme c’est le cas dans le centre commercial du China Bazar de Bangalore, imitant leurs cousins labellisés et déstabilisant ainsi le caractère sacré du modèle, de la marque et de la propriété intellectuelle ?

Tandis que la crise financière mondiale permet de voir la fragilité du capitalisme international, elle éclaire aussi violemment le rejet du « développementalisme dans le Tiers monde », qui, à travers des perspectives idéologiques, se figure que l’urbanisation dépend de contingences liées aux méta-flux de capitaux. Ce ne sont pas des voies faciles. On a pu penser que les immenses projets concernant Bangalore seraient arrêtés plus tôt par des politiques centrées sur l’occupation du sol[3]. Pourtant Bangalore connaît d’énormes bouleversements. D’énormes investissements pour la traversée de la métropole et de nombreuses bretelles surélevées (appellées aussi “voies express”) sont mis en place pour rendre la ville « globalement compétitive » et réduire les ruptures dues aux encombrements entre les quartiers et les longues attentes dans les commerces. Le bouleversement de la vie quotidienne et de l’économie est incomparable quand il a lieu dans un espace en expansion, lorsqu’il est conduit par des institutions centralisées para-étatiques, alors que le Conseil municipal élu a été dissous. Toutefois une analyse doit être faite au-delà des aspects législatifs qui envisagent la décentralisation comme une impasse technico-administrative. Ou alors, l’argument d’une « spéculation institutionnalisée » poussé par le manque de démocratie « locale » réelle où la corruption fait figure de culture politique (plutôt que produit du capitalisme mondial). Une telle conceptualisation renvoie à une critique étroite du Plan d’urbanisme en tant que spéculation institutionnelle, qui adopte un point de vue normatif étroit en proposant la transparence de l’administration publique. Ces approches ne tiennent pas compte de la complexité des politiques urbaines et de leur concrétisation. Elle décrit à tort le Plan d’urbanisme sous sa forme la plus atténuée, la plus bénigne. Dans le cas de New-Delhi, par exemple, entre 1975 et 1977, on constate que la règle autoritaire du Plan d’urbanisme a contribué à l’éviction violente de la ville d’un tiers des groupes de pauvres. Aujourd’hui, cette façon de procéder, accompagnée des consultations publiques proposées pour faire bonne mesure, est liée uniquement au seul projet ID. Conduit par le PDG de la plus célèbre compagnie informatique indienne établie à Bangalore, celui-ci doit retenir l’attention de Bill Gates, qui surveille la carte de l’informatique mondiale et met sur le grill ceux qui restent marginalisés. En effet, les pauvres, considérés comme des marginaux, sont réduits à n’être qu’une catégorie sociale et considérés comme des « cibles » dans des géographies spécifiques.

1 – L’économie bouleverse la réalité de la “propriété”

La matérialité de la crise financière mondiale s’observe dans les crises subies par des empires commerciaux puissants comme Reliance Industry (l’empire indien de Donald Trump). Ils ont réduit leurs ventes au détail sur des produits de marque en découvrant, en ces temps troublés, leur concurrence avec les magasins Kirana (magasins de proximité) à bon marché de petite taille. Ainsi, une multiplicité de marques locales rivalisent-elles avec les grandes marques et prennent-elles leur place. Par exemple, dans la vallée de l’informatique de Bangalore, les rues où s’affichent les magasins Marathahalli comportent les grands noms de magasins à succursales multiples. Mais ces derniers partagent aussi leur espace avec de nombreux produits sans marque avec des frontières qui sont de plus en plus minces, au fur à mesure que l’on se rapproche de la ville. Si l’on se dirige vers l’ouest de Bangalore, où sont produits des vêtements et du textile, les marques et leurs contrefaçons se confondent et se mélangent en un immense système de production complexe. Tandis que les grandes firmes de l’industrie du vêtement incarnent ce que l’on pourrait considérer comme l’organisation traditionnelle du travail, presque tout le reste de cette industrie est un vaste réseau de production désarticulé où les cols de chemise et le tissu coupé à l’ordinateur alimentent le marché du second choix. Ceci s’étend comme un réseau allant jusqu’à Bombay, Delhi et Hyderabad.

Il existe aussi ce qu’on peut appeler une mondialisation « subalterne » : le phénomène du China Bazar. Il rassemble de petits commerçants d’électronique, d’articles ménagers en plastique, de jouets qui s’installent au bord de la rue, mais aussi, de plus en plus, en brocantes ou en petites galeries commerciales et sur les marchés spécialisés des villes : le National Market et la SP Road de Bangalore, les marchés “Burma & Electronics” de Chennai, celui de Parry. Depuis la fin des années 90, ces commerces ont fait partie d’une chaîne sophistiquée qui se développe rapidement et relie presque toutes les métropoles indiennes (et maintenant des villes plus petites) à des petits centres de commerce de détail de la Chine orientale, Yiwu en particulier. Les commerçants indiens mais aussi ceux du Bangladesh, de Palestine, du Liban ou du Nigeria investissent dans un billet d’avion de classe économique et utilisent toute leur franchise de bagage pour ramener des échantillons. Des réseaux de ce type passent à travers des frontières « poreuses » comme on peut le voir sur le marché Howrah du mardi de Calcutta où les textiles se traitent avec le Bangladesh, de l’autre côté de la frontière. Le traçage de relations aussi étendues complique les catégories analytiques conventionnelles dans la mesure où nous apprécions la mondialisation à partir du monde de la finance de haut vol. Une variété de produits, par exemple les boutons, proviennent d’un circuit subalterne mondialisé à partir de Yiwu, qui est maintenant affecté par la crise globale.

Nous considérons que le phénomène des commerces urbains « subalternes » (et aussi, de plus en plus, celui de la fabrication) est une « mondialisation » aussi authentique — et représente des espaces de « flux » aussi réels — que la haute finance, du fait des relations avec le financement / l’IDE dans les grands projets immobiliers. Tout comme l’USAid (et aussi, plus indirectement, d’autres donateurs) fait pression sur les circuits de la grande politique pour trouver une aide de l’État pour les entreprises américaines ou occidentales, les associations des petits commerces tentent d’influencer les circuits politiques, au niveau des municipalités ou des provinces. Par exemple, au Kerala, en Inde du Sud, on a vu la Chambre de commerce et d’industrie de Calicut, principale ville commerciale du Khozikode, avec des voies de commerce qui remontant au XIVème siècle, établir un fonds spécial pour promouvoir la vente des produits chinois[4]. Cette politique (y compris l’envoi d’une délégation commerciale en Asie du Sud-Est et en Chine) a encouragé les responsables du parti de gauche à chercher une aide commerciale spécifique qui faciliterait cette sorte de « globalisation subalterne » internationale. De tels efforts sont les parties les plus visibles des réseaux financiers et ethniques de globalisation subalterne des musulmans Mappilas du Kerala qui s’étendent jusqu’en Asie du Sud-Est et en Chine orientale. De même, à Changthang qui se trouve au sud-est du Ladakh himalayen, on observe un vaste commerce de troc à travers la frontière indo-chinoise. Alors que le riz, le blé, les légumes, les cigarettes et les bidi, et l’huile de cuisine passent aux Tibétains, dans l’autre sens, les étoles Pashmina, la faïence chinoise, les jouets, les produits électroniques et les couvertures partent pour les territoires ladakh. Les actions de lobby de ces commerçants populaires ont abouti à des facilités de stockage et appuyé un accès plus large, en dépit des tensions entre les deux pays au niveau national. Une politique bilatérale signifie ici, non pas simplement des problèmes de « sécurité » en matière de défense mais une politique économique à un plus haut niveau en rapport avec les différends déclenchés par la crise sur le terrain économique, entre firmes indiennes et chinoises.

2 – Contre-politique : la propriété foncière comme angle d’analyse

Pour comprendre pleinement les conséquences de la crise globale sur les villes, y compris Bangalore, il nous faut traiter les problèmes conceptuels autour de la notion de “propriété” telle qu’elle se concrétise du point de vue de la terre. En nous inspirant de Blomley[5], il nous paraît utile d’explorer les voies qu’emprunte le Plan d’urbanisme et comment il évolue vers un Méga Plan (par comparaison aux institutions qui défendent un droit de copie strict et la propriété intellectuelle) et comment il consolide des formes particulières de propriété à travers un “quadrillage” institutionnel, « “la Carte” établie par la violence de la loi ». Pour les terrains urbains, ces efforts se reflètent dans de nouvelles procédures institutionnelles pour l’achat de parcelles, dans le projet spécial qui porte une partie du financement de l’architecture, dans une nouvelle organisation pour l’application du droit de bâtir et dans les appellations de zone. Tout cela est soutenu non seulement par les décideurs politiques plus anciens mais aussi par la société civile et les ONG. L’occupation du territoire, dessinée par des régimes de propriété foncière divers et nécessairement de facto et par une gigantesque économie bâtie sur une culture du copiage et du reconditionnement mécanique contrarient de l’intérieur les méga-projets[6]. Ceux-ci poussent aussi à des contestations : compte tenu que des formes spéciales de propriété sont encastrées dans la mécanique institutionnelle, leur démantèlement vient de l’intérieur de processus marchands qui doivent être reflétés par la complexité des baux. Quand ce type de revendication sur le sol se fait jour au-delà du périmètre de zonage et de réglementation du Plan d’urbanisme, nous assistons à l’interruption de certains discours qui placent la particularité de la propriété individuelle sur un plan élevé en opposition au développement « non-planifié ».

Étant donné la nature contestée de l’espace de réglementation et la nécessité d’étendre l’infrastructure publique aux sols qui n’ont pas un titre de propriété bien défini, nous pouvons voir que des ambiguïtés diverses vont être créées par les conseils locaux qui contestent et limitent les procédures du Plan d’urbanisme par des directives municipales. La dynamique de l’économie avec l’évolution de la demande pour de meilleurs services aiguise le besoin de flexibilité. Il est significatif qu’une grande partie de l’urbanisme de l’Est chinois repose sur des relations institutionnelles souples comme on le voit dans le comté de Yiwu le plus grand centre mondial du petit commerce. Pour de la construction dans tant d’incertitude, nous pouvons regarder la cité fortifiée de Kowloon à Hong Kong, qui est aujourd’hui un parc public. Par opposition à l’idée dominante que de tels espaces sont généralement dérogatoires ou alors le fruit d’une certaine nostalgie nous voulons mettre en relief une organisation dont le flou juridique rend possible le développement d’une économie intensive. Un autre lien qui s’auto-renforce existe entre la multiplicité des terres et leur statut juridique. Dans le contexte de la crise qui affecte le terrain économique et institutionnel, il faut noter le rôle des petites entreprises qui mobilisent les conseils locaux. Par exemple pour comprendre les différentes politiques foncières à Bangalore il faut prendre en considération l’histoire des terres avant la constitution de la province, en 1953, qui est sortie de cinq générations de gouvernance. Ces histoires se reflètent dans d’autres domaines, très nettement dans les titres de propriété et formatent les contestations d’aujourd’hui. De manière significative, alors que l’agglomération de Bangalore est établie sur au moins deux de ces “marges”, à l’intérieur de la ville, notre étude ethnographique des pratiques foncières valant pour les méga-projets révèle l’existence de deux conventions historiques de plus en matière de revendication de territoire. Donc, il y a une variété de structures juridiques et institutionnelles qui entrent en jeu dans la réalité locale : la Constitution indienne et ses structures juridiques et institutionnelles dominantes, les directives gouvernementales et leur pression sur les agences de ligne et l’administration locale, les interventions de panchayats, et aussi, les institutions coutumières qui continuent à influencer les conseils fédérés de village ou les Gram Panchayats et leurs politiques. Tout comme les revendications sur la terre se construisent à partir du terrain auquel remonte l’installation initiale des gens, elles sont aussi le fruit d’un jeu politique serré où les groupes locaux voient leurs revendications se dissoudre et disparaître pour cause de nouvelle politique.

 3 – Le futur de la ville : un terrain, poreux opaque et glissant

Les événements religieux, en tant qu’événements publics importants, sont des moments privilégiés pour comprendre comment la pression populaire impose que les contrôles sur l’usage du sol soient chamboulés et remplacés par une réglementation du foncier sous contrôle municipal. Ceci permet à l’économie de se développer sur tous les districts de la ville et de la transformer en un bazar bouillonnant, avec des modifications substantielles de la circulation routière pour le décollage de ce mammouth. Par exemple, Shivaji Nager à Bangalore connaît chaque automne un mois de célébration de la Fête de Sainte Marie à la Basilique qui lui est dédiée. La foule est immense. Des gens de différentes religions viennent chercher la bénédiction de l’Enfant Jésus pour des soucis du quotidien, matériels ou pas : pour ceux qu’on aime et qui sont malades, pour réussir ses examens ou un entretien d’embauche, pour faire face à un retournement des affaires, et aussi, pour participer à une expérience humaine enthousiasmante. De petits commerçants et des portefaix s’installent là, montent leurs étals, vendent des produits de contrefaçon et de l’électronique qui viennent de Chine orientale (avec pas mal de versions locales) et de la nourriture à emporter. Il y a des relations inter-ethniques complexes : des musulmans locaux engagés dans la finance co-sponsorisent une manifestation catholique et on peut voir là, l’Enfant Jésus et sa mère Marie promenés dans un char à la manière hindoue. Une des principales attractions est une maquette du temple Bhai de Delhi en forme de lotus qui symbolise ce mélange des croyances.

Le changement urbanistique est à son comble lors de la fête de Ste Marie et il est l’expression de négociations subtiles et serrées et d’une détermination politique. Les lobbys locaux du commerce mobilisent les conseillers municipaux pour influencer des niveaux plus élevés du gouvernement. Les planificateurs aimeraient voir là des changements “informels”, mais une promenade à travers ces quartiers en effervescence montrerait bien autre chose. Nous devinons, là, dans ces vastes zones, l’éclatement d’une propriété individuelle pour mettre fin à la conservation exclusive d’un héritage, comme cela a été tenté à Bombay par le secteur privé et à Delhi par l’État. Ce sont tous ces espaces dédiés aux rituels et qui sont si communs dans le Sud, qui défient tout contrôle de la part du capital monopoliste et où un consumérisme acharné gagne sur le Capital en jouant de son érosion. Le changement urbanistique est magique. Évidemment, il y a de la magie dans la fête de Ste Marie dans les soirées du mois d’août chaud et humide de la tropicale Bangalore, avec l’excitation des masses tourbillonnantes et les bannières des célébrations ; mais, ici, je veux parler d’une autre magie, la magie de la bureaucratie (qu’on voit habituellement tout à fait à l’opposé). Ce propos provocant est justifié étant donné la centralité de la conscience politique populaire. Le Plan d’urbanisme, actuellement chéri par les entreprises, continue à séduire la gauche classique et beaucoup d’activistes progressistes. Ils croient que le plan assure la “justice sociale”. Mais le pouvoir des entreprises est privé d’effet par la raison d’être de la réglementation : la bureaucratie. Je ne vise pas les décideurs de haut niveau, ni les techno-managers qui partagent des “visions progressistes”. Non, la “magie”, ici, est celle des bureaucrates des niveaux intermédiaire et inférieur et des politiciens à la petite semaine. Ils savent depuis longtemps utiliser les directives gouvernementales et autres procédures administratives nouvelles, via le conseil municipal, pour ouvrir la voie à l’économie de bazar. Par opposition au langage des “droits” des activistes progressistes — qui est maintenant repris par les grands donateurs internationaux — la magie bureaucratique renvoie à ce que l’élite de l’agglomération considère avec désespoir comme des fenêtres de tir. Ce sont ces ordonnances administratives qui, comme le note Santos de Sousa[7], replacent en termes politiques et sociaux le conflit sur le sol et la réglementation avant que le système juridique — maintenant volontairement agressif et élitiste — s’y agrippe. La magie bureaucratique, poussée par les couches populaires est ainsi sur le point de se confronter à l’élite agressive qui se mobilise sur « le plan, la loi et le quadrillage ». Ces espaces de la politique s’ouvrent, quoique inégalement et de manière incertaine, du fait des « contradictions de la politique étatique ». À un certain niveau ces domaines politiques se constituent matériellement : la rente foncière se retrouve dans les divers régimes de propriété et cette rente, absolue, différentielle ou monopolistique, donne la couleur locale de la politique. Mais d’autres types de pratiques bureaucratiques peuvent conduire à l’arrêt d’un urbanisme d’installation. Ceci se produit du fait de “l’individualisation” des conflits collectifs avant la politisation des gens. C’est là que nous pouvons penser que l’agglomération de Bangalore en tant que projet de type haussmannien met en pièce la politique et l’économie de gauche. En s’appuyant sur les arguments néo-libéraux pour justifier une vision moderniste, elles sont entraînées, non pas par des forces supérieures mais par le poids d’un appareil institutionnel nourri par les fonds d’investissement de l’État nation. D’autres projets comme les infrastructures des villes du couloir vers Mysore qui, cinq ans plus tôt, évoluaient à un rythme analogue, se trouvent maintenant pris dans des contradictions bureaucratiques et un bourbier juridique — avec un possible redémarrage du conflit ?

En opérant la dé-concentration de la propriété individuelle par l’intermédiaire de divers régimes fonciers on s’oriente, au-delà des contingences immédiates, vers ce que Blomley désigne comme un ensemble dense et fort de symboles sociaux, d’histoires et de significations[8]. Ce ne sont des domaines ni faciles ni très transparents. En effet, la transformation de Shivaji Nager pour accueillir les fêtes de Ste Marie relève de la politique et pas seulement du régime foncier et du commerce. La politique populaire est incluse dans de nouvelles procédures administratives, des lacunes de plus en plus nombreuses pour autoriser un usage mixte de la terre pour rendre possible le commerce local, l’industrie, en dehors de l’extension des infrastructures et des services dans les zones “illégales”.

L’obsession de la planification à contrôler et subvertir l’esprit humain va à l’encontre de la nature des villes et de leur transformation dynamique. Les différentes formes d’urbanisme vont à l’encontre de ce qui peut être appelé des processus de planification menés “sous l’emprise de la peur”. Ici, la dynamique populaire de l’urbanisation est posée en termes négatifs : comme la “croissance démographique” se manifeste dans des “bas-quartiers non planifiés” tout comme “l’économie informelle” alimente des politiques régressives, comme les spectres de la peur, du terrorisme et de la fin du monde sont aujourd’hui renforcés par le changement climatique.

Il est à peine surprenant de constater que ce sont des périodes pendant lesquelles s’établit une convergence entre les lobbys néo-libéraux et les activistes progressistes. Les uns comme les autres poussent à des réformes et à des procédures institutionnelles qui soutiennent leurs politiques et cherchent à se mettre à l’abri derrière l’appareil d’État : faire les schémas, analyser, trouver des “bénéficiaires” et les localiser à travers une planification cartésienne grâce à une localisation s’appuyant sur la géographie et les systèmes d’information. On peut voir ces efforts suivant des perspectives idéologiques et on peut les considérer comme des efforts pour dominer les habitants de la ville considérés comme déviants par rapport aux promesses d’un capitalisme mondialisé et homogénéisé et aux promesses du Plan. Il y a aussi des périodes où les villes sont accablées par des organismes comme la Banque mondiale qui les contraignent à être “globalement compétitives ” ou de périr. De telles craintes sont utilisées pour justifier, d’une part, que c’est la réglementation néo-libérale qui ouvre la voie vers un marché “libre”, homogène (et global), ou d’autre part, que c’est un État-nation répressif qui maintenant utilise les pouvoirs de l’État, au nom du bien public pour consolider le pouvoir des grandes entreprises. En cela, l’obsession courante d’une “politique” n’est également pas surprenante. Une analyse critique joue sur les mots “politique” et “police”. Elle est illustrée dans les villes socialement fracturées d’Amérique du Nord et d’Europe par la peur et le racisme qui sous-tendent le besoin de contrôler et de diriger la “croissance” urbaine[9].

Au lieu de cela, nous voyons une opposition forte à un tel terrorisme idéologique et une preuve souveraine que les villes s’organisent elles-mêmes, qu’elles croissent, et, dans le cas de l’Inde, qu’elles corrodent le Plan d’urbanisme et les grandes infrastructures. Cela soulève d’importantes questions, parmi lesquelles on peut énumérer :

– Poussés par la crise financière mondiale, sommes-nous en train de constater une ouverture de l’espace politique pour un urbanisme qui s’appuie sur le réel et qui inciterait une transformation de la conscience politique ?

– Ce processus de transformation est-il enraciné dans la réalité quotidienne de l’occupation du sol, de l’économie, et, tout particulièrement, des institutions politiques anarchiques ?

– Voyons-nous dans les villes du Nord de l’Europe et de l’Amérique l’émergence récente d’espaces semblables à ceux qui sont apparus beaucoup plus tôt dans les villes du Sud mondialisé ?

– Étant donnée la configuration de la croissance urbaine dans le Sud mondialisé au cours des deux décennies à venir et le probable emballement à la fois des mouvements de population et de la fixation des quartiers de réfugiés, les villes du Nord mondialisé seraient-elles aussi radicalement transformées ?

– Dans quelle mesure les lieux communs qui considèrent que les villes du Nord comme du Sud voient leur salut dans des politiques de “villes compétitives”, de développementalisme ou de la croissance qui va de pair, sont-ils utiles ?

Tandis que l’essentiel de la croissance des villes se situe dans le “Sud mondialisé” et déborde dans la réalité la ville “planifiée”, l’occupation de l’espace redéfinit les emplacements de la ville et des cultures, et souligne une prise de conscience politique. Ainsi, il se peut que la ville du Nord ne soit pas très différente puisque les immigrants donnent leur forme aux quartiers et que certains de ceux-la montrent des paysages urbains qui, rapidement, rappellent leur histoire, mais aussi, manifestent des liens mondiaux à travers l’économie et la culture.

Le domaine politique des villes existe toujours, dont nous ne pouvons avoir qu’un simple aperçu, et qui se situait dans des façons de faire populaires, constituant sa porosité de terrain ou sa légalité, mais aussi l’opacité des structures. La question est de savoir si ce point de vue remet en question nos conceptions des politiques urbaines, à travers les notions de planification, de développementalisme, mais aussi l’influence du grand capital ? Nous en avons une illustration particulièrement horrible dans la description que fait Weitzman de la stratégie brutale de l’armée israélienne : « avancer à travers les murs de Naplouse ». Il soutient que ce qui rendit la chose possible était une conception de la ville n’étant pas seulement un lieu passif, mais aussi un moyen de redéfinir le dedans et le dehors et les logements comme des lieux de passages — provisoires, c’est-à-dire toujours précaires [10]. Quand on pense à l’impact de la crise financière mondiale sur les villes, on retrouve une conscience politique nécessairement incertaine et instable. il est intéressant de noter qu’une telle “conscience politique” arrive au moment où la production de masse est remise en question, pour ne pas dire en crise. Cette conscience politique se manifeste aussi quand il y a une crise des villes “organisées” comme des “espaces de droit” pour permettre au capitalisme international dominant de re-localiser les nouveaux surplus coloniaux et de maintenir les hégémonies passées. Si l’on rend peut-être la propriété incertaine, alors s’ouvriraient de nouvelles possibilités par la remise en cause des grandes marques à travers une reproduction souple des biens. Le rêve de Rachiere pour les travailleurs prend vie lorsqu’ils s’approprient ces espaces de production comme étant leur territoire et que la possession des institutions montre un nouveau pluralisme juridique.

 

 

Notes:

* Professeur associé, Programme de recherches urbaines et de politiques, National institute of Advanced Studies.

Cet article est en partie basé sur un précédent travail de l’auteur rédigé en anglais et publié dans International Journal of Urban and Regional Research.

Aimablement traduit par Huguette Bertrand.

[1] Indo-Asian News Service, 21 novembre 2008.

[2] Ruchi Hajela, « H-1B visa demand ebbs as US recession bites », Hindustan Times, 13 août 2009.

[3] Solomon Benjamin, « Occupancy Urbanism : Radicalizing Politics and Economy beyond Policy and Programs » International Journal of Urban and Regional Research , vol. 32, n° 3, 2008.

[4] <http://www.hindu.com/2006/05/18/stories/2006051812690300.htm>.

[5] Nicholas K. Blomley, « Law, Property, and the Geography of Violence: The Frontier, the Survey, and the Grid », Annals of the Association of American Geographers, vol. 93, n° 1, mars 2003, pp 121-141.

[6] Solomon Benjamin, op. cit.

[7] Bonaventura Santos de Sousa « Law, State, and Urban Struggles in Recife, Brazil », Social Legal Studies, n° 1, 1992, pp. 235-255.

[8] Nicholas K. Blomley, « Law, Property, and the Geography of Violence: The Frontier, the Survey, and the Grid », art. cit., p. 122.

[9] Mustafa Dikeç, Badlands of the Republic : Space, Politics and Urban Policy, Blackwell Publishing, Oxford, 2007.

[10] Eyal Weizman, « The Art of War », Freize magazine, mai 2006, <http://www.frieze.com/issue/article/the_art_of_war/&gt;.