Patrice Allard, Rédacteur en Chef de Informations et Commentaires
La victoire du Parti démocrate du Japon (PDJ), présidé par Yukio Hatoyama, lors des dernières élections législatives japonaises marque un changement notable dans la vie politique de ce pays. Cette victoire était attendue[1] et la surprise de ces élections tient surtout à l’ampleur des scores obtenus par les grandes formations politiques : le parti d’opposition, le PDJ, gagne 193 élus, portant le nombre de ceux-ci à 308 représentants (sur les 480 qui constituent la Chambre des représentants), tandis que le Parti libéral démocrate (PLD), qui détenait le pouvoir, perd 181 sièges ne comptant plus que 119 représentants. Ce n’est certes pas la première fois que le parti conservateur, le PLD, perd le pouvoir. Le parti socialiste japonais (PSJ) gouverna une première fois, à la tète d’une coalition, en 1947, pour une période de 10 mois, puis une seconde fois, toujours à la tète d’une coalition, brièvement, en 1993-94. Si nous mettons de côté ces brèves interruptions, le PLD détenait donc le pouvoir depuis près de 60 ans. L’arrivée au pouvoir de l’opposition est donc en elle-même remarquable. Mais de quelle opposition s’agit-il ? Le PDJ se qualifie lui-même de parti réformiste de centre gauche, mais nombre de commentateurs le voient plutôt comme un parti centriste, assez voisin du Parti démocrate américain. Son programme reste classique dans ses options :mener une politique sociale (accroissement des allocations sociales, soutien à la gratuité de l’enseignement, revitalisation des zones rurales) et une politique extérieure plus démarquée de celle des États-Unis. Un programme classique qui ne fait qu’interroger sur la capacité du nouveau gouvernement à le mener à bien.
Il est une question, bien mineure par rapport au programme de ce gouvernement, sur laquelle pourra être jugé le souci d’une réelle rupture, notamment en ce qui concerne les rapports de ce pays avec les Périphéries. Elle concerne l’aide publique au développement (APD). Le Japon est en effet l’un des plus grands pays donateurs dans le monde, le troisième en 2006[2]. Il fut même, entre 1991 et 2001, le premier bailleur de fonds. Bien que ce pays ne partage pas complètement les orientations nouvelles prises par certains pays comme le Royaume-Uni[3], la Suisse, le Portugal, le Luxembourg[4] ou l’Irlande, qui ont augmenté de manière très significative l’importance de leurs contributions, il reste un des plus importants donateurs mondiaux.
En effet, si nous considérons le montant total de l’APD japonaise, les années 90 et le début des années 2000 ont été marquées par le très nette relâchement de l’effort en faveur des pays moins développés. De 0,31 % du produit intérieur brut (PIB) en 1990, l’APD n’atteignait plus que 0,19 % en 2004, pour un montant de 8,9 milliards de dollars. Depuis le Japon a amélioré sa participation à l’aide internationale : les 11,6 milliards de dollars qu’il a consacrés en 2006 à l’APD représentent environ 0,27 % de son PIB. Ce redressement récent ne doit cependant pas occulter l’ampleur du précédent désengagement : si le Japon avait conservé simplement son niveau d’aide de 1990 (0,31 %), le montant de l’APD qu’il aurait fourni, aurait été de 12,7 milliards de dollars en 2004 (et non de 8,9) et de 13,3 milliards en 2006 (et non de 11,6). Le contexte de la conjoncture subie par l’économie japonaise entre 1992 et 2002 permet d’apporter une explication à ce désengagement relatif. L’éclatement de bulles spéculatives sur les marchés financiers et dans l’immobilier, une politique monétaire restrictive, au début des années 90, ont marqué le début d’une période de croissance réduite entrecoupée de moments de récession ou de quasi récession (en 1993, en 1998-99 et en 2001-2002). Les différents ingrédients qui avaient contribué à une vigoureuse croissance de l’économie japonaise dans les décennies précédentes (une forte consommation des ménages, des investissements nombreux des entreprises et une forte demande étrangère pour les produits japonais) ont cessé de jouer un rôle dynamique. Plus grave encore a été la déflation qu’a connue le Japon, avec une baisse continue de l’indice des prix à la consommation de 1998 à 2004. Si nous ajoutons à cela la forte croissance de la dette publique, dépassant 150 % du PIB en 2003[5], nous avons réuni les différents éléments qui firent que le Japon procéda comme la plus grande partie des pays des Centres : en des moments difficiles, l’APD fait partie des dépenses qu’il est facile de restreindre rapidement. Toutefois dans le cas du Japon cette économie paraît avoir été temporaire puisque, comme nous l’avons signalé, la part de l’APD dans le PIB a, depuis, nettement augmenté.
Fait également marquant de la période récente, l’orientation géographique de l’APD japonaise a été profondément transformée. Celle-ci tend en effet à se concentrer sur deux continents, Asie[6] et Afrique[7], ce qui n’était pas le cas dans les années 80, lorsque le Japon élargissait le nombre des pays bénéficiant de cette aide.
L’APD du Japon en 2006
Milliards de dollars | En % du total | |
APD bilatérale | 7,16 | 61,7 |
APD multilatérale | 4,45 | 38,3 |
APD dirigée vers l’Afrique subsaharienne | 2,44 | 21,0 |
APD dirigée vers l’Irak | 0,80 | 6,9 |
APD totale | 11,61 | 100,0 |
Source : OCDE
Faut-il voir en cela un changement important dans la politique d’aide ? Pendant une longue période, l’aide du Japon s’inscrivait dans ce qui a été appelé fréquemment la “diplomatie du chéquier”[8]. Cherchant à rétablir une position conforme à son rang de grande puissance économique dans le concert des Nations, le Japon a utilisé l’APD comme le moyen d’obtenir l’appui diplomatique des bénéficiaires. Il est vrai que, de manière officieuse dès les années 70, puis de manière officielle en 1993, ce pays annonçait son intention de devenir membre permanent d’un Conseil de sécurité élargi au sein de l’Organisation des Nations Unies, et que le presque protectorat militaire exercé par les États-Unis en raison de l’interdiction du droit de recourir à la force (et donc d’entretenir une armée autre qu’une force “d’auto protection”) qui lui avait été imposée à l’issue de la seconde guerre mondiale, devenait de moins en moins acceptée. Dans le nouveau contexte international de la région créé par le “réveil” économique de la Chine, la diplomatie japonaise semble jouer alternativement de ses relations avec ces deux puissances. Ceci se traduit par des rapports alternativement de tension ou de détente avec le voisin chinois qu’accompagne une alliance plus ou moins réaffirmée avec les États-Unis suivant l’état de ces tensions. L’APD japonaise paraît accompagner ce jeu d’équilibre par l’importance prise par l’Irak parmi les bénéficiaires, ou par la place prise par le continent africain, continent qui est aussi au cœur des visées commerciales chinoises.
Depuis les années 80, pour les pays en développement, les types de réalisations permises par l’APD japonaise ont varié. Les infrastructures et les services étaient privilégiés, souvent dans le premier cas, au profit d’entreprises japonaises prenant en charge les travaux. Aujourd’hui, la très grande part de l’aide bilatérale (d’après le Programme des Nations Unies pour le Développement : 94 % en 2004) n’est pas liée à des dépenses obligatoirement engagées au Japon. De même, d’autres objectifs sont apparus : la lutte contre la pauvreté, mais également une attention plus soutenue aux dimensions sociales et environnementales du développement. Dans ce dernier cas, les programmes japonais d’aide prennent en charge la gestion des eaux et des forêts, l’assainissement et la prévention des catastrophes (tsunami oblige !). L’APD s’inscrit donc également dans les préoccupations nouvelles de la communauté internationale (objectifs du Millénium) d’autant plus encore lorsqu’elles concordent avec des priorités nationales (environnement).
Qu’il s’agisse des motivations du donateur ou des priorités qu’il lui attribue, l’aide du Japon aux pays périphériques ne s’est guère distinguée, jusqu’à aujourd’hui, des pratiques habituelles des pays riches. C’est en cela que la venue au pouvoir d’un nouveau courant politique peut créer de nouvelles impulsions. La situation actuelle des Suds les justifierait amplement. La récession venue des Centres s’est transmise, de manière variable, dans les pays périphériques, par la contraction des exportations et des transferts de revenu des travailleurs migrants et la réduction des apports financiers extérieurs. Bien que ce risque ne puisse être généralisé à l’ensemble des pays des Suds, il est à craindre que, dans certains cas, l’appauvrissement de certains groupes sociaux, commencé par le renchérissement des denrées alimentaires ne s’approfondisse par la diminution des revenus monétaires. Cela rend essentiel et urgent le renforcement des programmes d’aide[9] vers ces pays concernés, afin d’éviter que la pauvreté ne s’étende encore davantage.
Certes, le Japon a été touché par l’actuelle récession[10] et cela constitue à n’en pas douter le principal souci du nouveau gouvernement. Mais il peut également apporter sa contribution à une refondation de l’APD mondiale, tant pour faire face à la nécessaire augmentation quantitative qui s’impose, qu’à son orientation en faveur d’une plus grande liberté de décision des bénéficiaires en matière de son emploi. Ce serait, là, renforcer la spécificité d’un Japon non plus obligé au pacifisme par les séquelles de la seconde guerre mondiale, mais jouant volontairement la carte d’une véritable coopération dans l’esprit des idéaux de la TICAD (Tokyo International Conference on African Development). Ce serait aussi là, pour les pays en développement l’occasion de juger les intentions progressistes réelles de ce nouveau gouvernement.
Notes:
[1] Le PLD, parti de droite au pouvoir depuis des décennies, a connu successivement la démission du Premier ministre, Shinzo Abe, en conséquence de différents scandales, en septembre 2007, une première défaite électorale en juillet 2007, perdant le contrôle de la Chambre haute, puis l’impuissance du gouvernement de Yasuo Fukuda. Il était donc tomber bien bas dans l’estime des citoyens japonais.
[2] L’APD fournie par le Japon s’élevait en 2006 à 11,6 milliards de dollars, ce qui place ce pays derrière les États-Unis (22,7 milliards) et le Royaume-Uni (12,6), mais devant la France (10,4) et l’Allemagne (10,3).
[3] Les promesses de l’ancien Premier ministre travailliste Blair ne restent pas vaines. Les contributions anglaises au titre de l’APD sont passées de 7,9 milliards de dollars en 2004 à 12,6 en 2006.
[4] Ce petit pays est un exemple en matière d’effort accompli en la matière. Les montants qu’il consacre à l’APD, qui n’atteignaient que 0,21 % de son produit intérieur brut en 1990, ont été portés, en 2004, à 0,83 % de celui-ci, lui permettant de rejoindre le groupe bien restreint des pays (Norvège, Suède, Danemark et Pays-Bas) dont la générosité dépasse la norme des 0,7 %.
[5] Bien que depuis 2003, l’économie japonaise connaisse le retour d’une croissance lente (de l’ordre de 2 % l’an) ceci n’a pas empêché la dette publique de poursuivre son augmentation, atteignant 195,5 % du PIB en 2007 (source OCDE).
[6] Ainsi sur ce continent, l’Irak est devenu le plus important bénéficiaire de l’APD japonaise.
[7] Le Japon est même devenu le premier pourvoyeur d’aide de l’Afrique.
[8] Julie Donat, « L’aide publique au développement », Questions internationales, n°30, mars-avril 2008.
[9] Suivant Jeffrey Sachs (La fin de la pauvreté) l’éradication de la pauvreté à l’horizon de 2015 serait possible, moyennant une APD portée à 195 milliards de dollars par an, soit son triplement.
[10] Le PIB du Japon a connu une baisse de 3,3 % entre le quatrième trimestre 2008 et le premier trimestre 2009, cependant qu’il enregistrait une faible hausse de 0,9 % au second trimestre (par rapport au premier). Source : La Tribune.