Mathieu Calame*
Pour des lois
Si l’on doit, comme le suggérait le Sage Solon à Crésus, juger du bonheur des hommes par leur fin, que dira-t-on, dans un siècle de là, de cette période débutée au lendemain de la deuxième guerre mondiale et qui vient de se clore avec fracas en 2008 ? Des espoirs nés de la décolonisation aux déceptions du mal-développement, des “trente glorieuses” du plein emploi aux “trente anxieuses”, qui débutèrent avec le premier choc pétrolier, faites de précarisation et de chômage, des acquis sociaux garantis par les États keynésiens aux explosions sociales, de la victoire définitive du marché et de la démocratie marquant la fin de l’histoire à la destruction des tours jumelles, au choc des civilisations et à une improbable croisade contre le “terrorisme”. Peu de périodes auront vu à un rythme si rapide le sens du monde bouleversé, les prophéties d’hier balayées par les réalités du lendemain et les prophéties du jour se perdre aussitôt qu’énoncées dans un futur crépusculaire.
Un monde imprévisible et illisible ? Pas sûr. Des visions du monde bancales ? Plus sûrement. À l’image des subprimes, à l’image des subtils montages financiers, de l’optimisation des détails et de perte de vue de l’ensemble, les théories qui rendaient compte du monde étaient des constructions intellectuelles brillantes, sophistiquées parfois, étayées sur de savantes équations, mais ne manquant que d’une chose : une substance réelle ! Ces théories ne rendaient pas compte du monde, elles s’y substituaient. De tels édifices sont faits pour s’effondrer un jour ou l’autre. Or, nous pouvons rendre compte beaucoup plus simplement du monde et, ce faisant, remédier aux maux de l’humanité. Seule contrainte : oser utiliser également des catégories morales bannies par un discours réputé technique et donc neutre. Or, qu’avons-nous fait depuis des décennies ? Sinon de rebaptiser “audace” l’absence de scrupule, “volonté” la cupidité, “élites socio-économiques” une nouvelle aristocratie mana-gériale, “optimisme” un court-termisme dépourvu de capacité d’anticipation, “intelligence” la ruse, “réalisme” le mépris d’autrui, “liberté” la négation de tout contrat social. Affirmer cela n’est pas faire preuve de moralisme éthéré. Mais c’est renouer avec une tradition philosophique qu’illustrait déjà Aristote dans La Politique quand il écrivait : « C’est pourquoi il est évident que l’homme est un animal politique plus que n’importe quel animal grégaire. (…) Il n’y a en effet qu’une chose qui soit propre aux hommes par rapport aux animaux : le fait que seuls ils ont la perception du bien et du mal, du juste et de l’injuste (…). Avoir de telles notions en commun, c’est ce qui fait une famille et une cité ». Si l’intuition d’Aristote est juste et si l’homme doit former un jour une communauté mondiale durable, il ne peut le faire qu’autour de notions communes du juste et de l’injuste, d’une perception du bien et du mal, d’une morale et des lois qui en découlent. Parler morale c’est donc parler politique, parler politique c’est parler des conditions possibles d’existence d’une communauté humaine.
C’est donc sous l’angle des régulations politiques indispensables que nous allons aborder la question agricole. Par son ancienneté même, par les enseignements que nous pouvons tirer d’un passé millénaire, la question agricole offre une vivante leçon. Leçon sur les travers et les dangers qui menacent les sociétés mais aussi leçon sur les moyens sûrs de les pallier.
Les défis
L’actualité agricole est brûlante. Quels sont les défis agricoles et alimentaires ? Ils sont au nombre de trois. Un défi alimentaire tout d’abord : pourvoir à l’alimentation de la population. Un défi environnemental ensuite, ne pas dégrader l’environnement c’est-à-dire les ressources naturelles vitales et les équilibres bio-géo-chimiques de la biosphère dont le climat. Un défi social enfin, maintenir des sociétés stables. À cela s’ajoute un quatrième défi, éthique, celui-là, qui est de préférer des sociétés démocratiques[1] et équitables à des sociétés totalitaires et arbitraires.
Ces défis ne sont fondamentalement pas nouveaux. Il suffit pour s’en convaincre de donner rapidement trois exemples.
– Concernant le défi alimentaire, assurer l’approvisionnement est pour ainsi dire constitutif de la naissance des grands États eux-mêmes. L’Égypte, la Chine, Rome ont veillé à mettre en place des politiques d’approvisionnement articulant stockage, régulation des marchés, parfois systèmes de prêts aux producteurs. Les politiques agricoles et alimentaires sont naturellement parmi les plus anciennes.
– Moins évidents pour ces États et ces sociétés, étaient les effets de l’homme sur l’environnement. Dans bien des cas, l’inconscience, la négligence, ont entraîné des atteintes graves et parfois irréver-sibles à l’environnement : défrichages intempes-tifs, surpâturage, irrigation ou déboisement pour les activités artisanales (avec le développement du bronze puis du fer) conduisent dès le néolithique à désertifier les écosystèmes les plus fragiles. Bien des indices concourent pour suggérer que l’homme a activement participé, par exemple, à la formation du Sahara. Dans plusieurs cas, la prise de conscience fut toutefois suffisante pour édicter des amorces de politiques de l’environnement. En témoignent les stèles d’Hadrien qui, au Liban, tentait de protéger la forêt de cèdres déjà menacée.
– Quant à la question sociale, elle fut bien souvent au coeur du jeu politique. Face à la tendance à l’accaparement des terres par une minorité, les sociétés s’efforçaient de loin en loin de « redistribuer les cartes ». Et le New Deal du président Roosevelt répond comme en écho à l’année jubilaire des judéens qui tous les 49 ans abolissait les dettes, l’esclavage pour dette et redistribuait les terres[2].
Toutes choses égales par ailleurs, la problématique reste donc bien la même sur le fond aujourd’hui comme il y a soixante ans ou trente siècles. Ce qui rend la situation actuelle particulièrement complexe c’est, à vrai dire, l’absence d’organisation réelle et d’un projet commun à l’échelle du problème, c’est-à-dire au niveau international. C’est donc par là que nous devons commencer.
Désordre mondial
La saison 2007-2008 a vu une augmentation brutale des prix des produits alimentaires et la ré-émergence d’émeutes frumentaires particulièrement dans les villes. Il est à craindre d’ailleurs, si l’on considère les chiffres des emblavures, qu’après le répit de 2008-2009, 2009-2010 ne suscite les mêmes problèmes. Ces brusques variations sanctionnent l’incapacité de la communauté des nations à mettre en place une régulation des marchés agricoles. Depuis sa création en 1995 l’OMC achoppe d’ailleurs sur cette question. Pourquoi ? Parce que l’on a confondu ouverture des marchés, dérégulation et développement.
Considérons par exemple la construction de l’Europe dans laquelle l’édification d’un marché unique agricole a été l’un des éléments majeurs de l’intégration. Cette unification des marchés ne s’est pas faite, loin s’en faut, sans travailler d’une part à leur régulation et d’autre part à une convergence socio-économique (les fonds structurels) et réglementaire : convergence des droits sociaux, des niveaux de salaire, des contraintes environnementales même si ces dernières restent bien insuffisantes. Un marché libre pour les acteurs a été constitué, certes, mais un marché régulé et accompagné par des politiques de développement. À aucun moment, les promoteurs de ce libre marché n’ont cru ou feint de croire que l’ouverture du marché était synonyme de dérégulation ou de développement automatique. Or, au sein de l’OMC, les États rechignent souvent à entendre parler de mise en place de règles communes que ce soit en matière de droit du travail ou de l’environnement, comme ils rechignent à lier plus étroitement les négociations sur l’ouverture des marchés avec leurs politiques de développement qu’il leur faudrait alors mutualiser et rendre plus transparentes. Car à tout prendre l’OMC reste une des instances internationales où règne une relative transparence et une relative égalité des nations. Ni l’ONU avec son invraisemblable directoire issu de la seconde guerre mondiale, ni la Banque mondiale ou le FMI, et moins encore les coopérations et accords “bilatéraux”, si souvent clientélistes, ne peuvent y prétendre.
Amputée de la possibilité de négocier une convergence des règles, dépourvue de moyens de régulation, déconnectée des politiques de développement, l’OMC, réduite en un mot à être un espace de négociation des baisses de tarifs douaniers, peine à faire émerger un projet commun. Son mandat est trop étroit et en ce sens voué à l’échec.
En l’absence de compensations, de vision commune, de régulation commune, en bref de volonté de fonder sincèrement une sociabilité commune, pourquoi des nations si différentes formeraient-elles société ? C’est demander à chacun de lâcher la proie pour l’ombre. Comment s’étonner dans ces conditions qu’à la première tension sur le marché, la défiance l’emporte, avec son repli brutal sur les outils de régulation nationaux, en oubliant les intérêts parfois vitaux des « partenaires commerciaux » d’hier.
C’est pourquoi, bien plutôt que de plaider pour une exception agricole qui ferait sortir les biens agricoles de l’OMC, je plaiderai pour le développement d’un réel cycle de développement qui articulerait coopération, ouverture des marchés et régulation de ces derniers.
Principes d’un développement harmonieux
La précarité et les excès d’inégalité ont en tout lieux et en tout temps gravement compromis un développement harmonieux. Les succès à court terme des « despotes éclairés » et autres héros modernisateurs développant les nations par l’oukase et le knout peuvent bien faire illusion. À moyen terme les inégalités qu’ils accumulent et accroissent, le malaise social, la violence rongent leurs sociétés condamnées à l’implosion ou à l’expansion continue souvent au détriment des voisins. Les sociétés ayant réussi leur développement sont celles qui d’une part ont assuré une visibilité à leur membre, et d’autre part une répartition équitable et perçue comme légitime des richesses créées.
Depuis les origines, les sociétés agraires ont eu à faire face au problème de l’endettement des petits paysans, et son corollaire, l’accaparement des terres par des latifundiaires nobles ou ecclésiastiques. L’histoire du rêve de Pharaon et de son interprétation par Joseph témoigne précisément de ce phénomène séculaire même si, selon toute vraisemblance il décrit avant tout le contexte de son auteur et non l’Égypte. En période faste, la petite paysannerie se maintient sans pour autant constituer des réserves, mais dès que surviennent des difficultés, les grands propriétaires disposant de réserves (Pharaon en l’occurrence) prêtent mais surtout rachètent à vil prix les moyens de production. La “morale” de l’histoire est lapidaire : « Ainsi Joseph acquit pour Pharaon tout le terroir d’Égypte, car les Égyptiens vendirent chacun son champ, tant les pressait la famine, et le pays passa aux mains de Pharaon. Quant aux gens, il les réduisit en servage, d’un bout à l’autre du territoire égyptien ». Des phénomènes strictement identiques sont attestés en Grèce — où Solon doit abolir les dettes pour abolir l’esclavage pour dette des citoyens[3] —, à Rome — l’esclavage pour dette est à l’origine des révoltes plébéiennes du IVème siècle avant JC[4] —, dans l’empire chinois, — le cycle : paupérisation de la paysannerie, révolte, renversement de la dynastie, partage des terres, paupérisation de la paysannerie, révolte, etc., semble particulièrement rodé[5].
Une partie du “drame latifundiaire” tient également en cela que, quand la propriété devient immense, sa gestion est déléguée. Le propriétaire tend à devenir absentéiste, vivant souvent en ville, négligeant la mise en valeur de ses terres sans vouloir jamais les céder. Les populations sur place perdent l’esprit d’initiative et finalement même tout savoir-faire. L’agronome anglais Young voyageant en France notait en 1787 « Même pays malheureux jusqu’à La Loge ; les champs trahissent une agriculture pitoyable, les maisons la misère. Cependant le sol serait susceptible de grandes améliorations, si l’on savait s’y prendre ; mais c’est peut-être la propriété de quelques-uns de ces êtres brillants qui figuraient dans la cérémonie de l’autre jour à Versailles. Que Dieu m’accorde de la patience quand j’aurai à rencontrer des pays aussi abandonnés, et qu’il me pardonne les malédictions qui m’échappent contre l’absence ou l’ignorance de leurs possesseurs »[6]. Ainsi la trop grande propriété dont le propriétaire est absentéiste non seulement engendre une misère sociale, mais finit également par être peu efficace en termes de gestion des territoires et de production.
Des solutions existent-elles pour endiguer le phénomène d’accaparement ? Il existe bien sûr un préalable absolu, la paix civile et l’état de droit c’est-à-dire l’absence d’arbitraire sans lesquels il n’y a pas de développement possible. En admettant ceci acquis, les sociétés disposent avec l’outil fiscal d’un moyen puissant pour déterminer l’évolution de leur économie agraire. Alors qu’une réforme agraire est coûteuse (il faut dédommager les propriétaires) il est bien plus efficace de développer l’impôt foncier relativement élevé qui rend coûteux la détention de grandes surfaces mal mises en valeur. Ainsi le propriétaire qui néglige la mise en valeur de son bien est-il incité à le vendre rapidement pour s’affranchir de l’impôt[7].
La cherté des produits agricoles : une bonne chose
On pourra objecter que l’impôt foncier pénalise également les petits producteurs. Certes, si les prix sont bas. Mais, si les prix sont élevés, la conjonction avec un impôt foncier élevé favorise ceux des producteurs qui produisent beaucoup avec peu. Ceci est d’ailleurs vrai pour l’ensemble des “facteurs de production”, l’eau, l’énergie, les engrais et de manière générale tous les intrants. De manière globale, le développement durable vise à produire autant mais en réduisant les consommations d’intrants. Pour le favoriser, il faut donc créer un environnement économique dans lequel les intrants seront chers mais les produits également.
La cherté des produits agricoles est d’ailleurs favorable au développement global. Quesnay l’affirmait déjà au XVIIIème siècle en s’élevant contre la tradition mercantiliste et déflationniste promue par Colbert : « Telle est la valeur vénale, tel est le revenu : Abondance et non-valeur n’est pas richesse. Disette et cherté est misère. Abondance et Cherté est opulence. Qu’on ne croie pas que le bon marché est profitable au menu peuple ; car le bas prix des denrées fait baisser le salaire des gens du peuple… »[8]. Pierre Judet fait remarquer que tous les pays ayant réussi leur développement depuis 1945 sont ceux qui ont mis en place des politiques agricoles « Quesnay-siennes » fondées sur la protection du marché intérieur, des prix élevés et le soutien au développement de l’agriculture familiale. C’est le cas de l’Europe, du Japon, de la Corée, de Taiwan[9]. Les prix élevés des denrées maintiennent les populations rurales, permettent d’investir en agriculture, donc d’augmenter la production. Ces politiques étaient couplées à des politiques de développement des produits manufacturés dont les agriculteurs pouvaient acheter les productions et qui créaient, par ailleurs, des emplois. C’est le cercle vertueux du développement.
Inversement la dépression des prix agricoles, surtout si elle n’est pas relayée par la création d’emplois manufacturiers, provoque l’une des situations les plus dangereuses car des plus insolubles : la plébéisation.
La trappe de la plébéisation
Par plébéisation, il faut entendre la formation rapide dans de grandes agglomérations d’une population paupérisée, faiblement productive, et survivant uniquement grâce à des denrées alimentaires de coût très réduit. Cette population est généralement constituée par l’exode rural causé par la misère rurale. Un pays qui laisse se former une plèbe se trouve dans une situation quasiment insoluble. Pour endiguer la migration des populations rurales, il lui faut en effet pratiquer une politique de prix élevés, et ce afin que les paysans obtenant un revenu décent soient encouragés à rester dans leurs régions d’origine. Mais cette politique des prix élevés heurte les intérêts des populations urbaines pauvres déjà en place à moins que l’on ne soit capable de leur donner du travail et d’augmenter leur revenu. Il existe au moins à court terme une contradiction de fait entre les besoins des producteurs pauvres et des consommateurs pauvres. Généralement les gouvernements pour des raisons de paix civile — les émeutes urbaines sont plus visibles et plus redoutables que les jacqueries — privilégient le consommateur urbain pauvre. Mais, ce faisant, il contribue à renforcer le flux migratoire vers les villes, et donc… renforce la plèbe. Un cercle vicieux s’est mis en place. La production alimentaire chute, nécessitant de recourir aux importations, mobilisant ainsi des devises qui sont perdues pour l’investissement local[10].
Mais pourquoi diable, dans ces conditions, des gouvernements peuvent-ils s’égarer à laisser se développer la plébéisation ? L’incompétence, l’aveuglement idéologique y a sa part, mais également l’héritage d’économies coloniales qui intégraient les économies des colonies dans celle de la métropole. Mais aussi, enfin, il faut bien le dire, la constitution d’une petite élite et de sa clientèle, prédatrice, se rémunérant essentiellement par un système de taxation archaïque reposant sur un impôt forfaitaire par tête (la capitation de l’ancien régime) et des taxes sur les flux entrants et sortant de marchandises. Un système qui ne pousse guère à développer les échanges intérieurs ! Ce qui manque à ces États c’est un peu de patriotisme sincère de la part de leurs élites et une réforme de leur fiscalité.
Le dépècement du monde
Malheureusement, la dernière décennie, loin de voir la situation s’améliorer a vu émerger une tension croissante autour des ressources naturelles. L’anticipation de leur rareté future, rareté largement due à la négligence, en l’absence de régulation, provoque un risque grandissant d’acca-parement. Du sol bien sûr, mais aussi désormais de l’eau et, ce qui est relativement nouveau, de la biodiversité. Ce dernier point mérite que l’on s’y arrête plus particulièrement car il traduit la perversité profonde des logiques et des raison-nements développés lors des deux dernières décennies et constitue une menace mortelle. Les progrès dans l’identification du génome des organismes vivants et dans sa manipulation a permis d’envisager une appropriation de la bio-diversité. L’idée est simple. En effectuant une manipulation du génome, en l’assimilant alors à une invention et en la brevetant, je peux développer des semences dont je détiens la propriété intellectuelle et pour lesquelles je demande des royalties. Je suis alors à même de créer une “rente biologique” comme il existait une “rente foncière”. L’idée n’est pas absolument nouvelle. On peut en situer l’origine au XIXème siècle. Les semenciers, sous couvert de faire valoir leur travail, ont obtenu la constitution de catalogues et l’inscription de leurs variétés comme des créations. Soit. Ce qui est pervers c’est qu’ils ont obtenu également dans de nombreux États la prohibition de la production paysanne de semences, constituant ainsi un oligo-pole de fait. Les arguments philanthropiques sur l’assainissement du marché des semences, la loyauté des transactions n’ont pas manqué. Ce scénario n’est pas sans faire penser à ceux des fours banaux médiévaux. Mis en place par les seigneurs, leur usage a été rendu obligatoire. Gageons que n’ont manqué à l’époque ni les arguments de lutte contre l’incendie ou d’optimi-sation des consommations de bois, pour constituer des monopoles qui, aujourd’hui comme hier, restent les plus sûrs moyens d’enrichissement.
La menace n’est toutefois pas seulement sociale. La biodiversité héritée des générations paysannes n’a pas seulement de valeur culturelle et économique, elle a également une valeur fonction-nelle : cette diversité assure l’adaptabilité dans le temps et dans l’espace des espèces dont l’humanité dépend pour se nourrir. Les “créateurs” de variétés actuels en ont si bien conscience qu’ils sont les premiers à mettre en place des banques de graines ou à prospecter dans les bassins originaux de développement de ces espèces, des variétés ayant des caractéristiques de résistance soit à un champignon soit à la sécheresse. Et dans ce cas toute reconnaissance du travail effectué par les générations indigènes semble oubliée. Ces variétés sont proclamées “biens communs de l’humanité”, entendons par là qu’au contraire des variétés “commerciales” elles peuvent être utilisées sans vergogne et sans royalties[11]. C’est que ce réservoir de ressources génétiques — comme on le nomme dans le jargon — est d’une valeur inestimable pour faire face à l’avenir. Or, les pratiques mêmes de généralisation de semences hight-tech, l’uniformi-sation des cultures met en danger la gestion et l’évolution, nécessaire, de ce patrimoine. En fait le maintien, même partiel, d’une sélection paysanne est indispensable au renouvellement de la bio-diversité domestique. Le biologiste J. Pernès l’avait d’ailleurs bien vu qui notait : « C’est ainsi qu’on peut échapper à l’affolante illusion que des coffres-forts climatisés — stock de graines, stock de cultures de tissus — soient l’unique solution pour nous protéger contre notre propre gaspillage […] le second [volet des mesures pour lutter contre la raréfaction génétique], plus profond et plus efficace passera par une nouvelle délégation de la création variétale aux cultivateurs eux-mêmes, reconduisant et sélectionnant des variétés-populations polymorphes et originales »[12]. L’oubli de cette règle prudentielle conduit à constater la perte vertigineuse du nombre des variétés en un siècle. On estime ainsi à 97 % le nombre de variétés de légumes et de fruits perdues aux États-Unis et à 83 % le nombre de variétés de blé perdues au Moyen-orient, qui est le berceau de l’espèce[13].
Pour une politique agricole et alimentaire responsable
Quel bilan ? Quelles perspectives ? Pas plus que la finance, l’agriculture, ou d’ailleurs tout autre activité humaine vitale, ne peut se passer de règles et donc de régulation et de régulateurs. Rien n’est plus volatile que les bonnes intentions quand vient la tempête. Nous avons un besoin urgent d’une gouvernance mondiale de l’agriculture et de l’alimentation. Compte tenu de l’extrême diversité des pays impliqués — ceux dont l’agriculture est une activité économique prépondérante, ceux qui sont largement paysans, ceux pour lesquels il s’agit d’une activité avant tout culturelle et territoriale, et tous ceux qui se situent entre ces catégories — toute réponse simpliste est interdite, que ce soit pour prôner l’ouverture d’un marché dérégulé ou inversement une fermeture brutale. Plusieurs possibilités s’ouvrent. La première, celle qui a cours actuellement entre l’Europe et le Cône Sud et qui fixe de région à région des quotas d’exportation. Si l’on étend ce modèle, les pays dont les droits sociaux et environnementaux sont similaires peuvent créer des zones de libre-échange, l’échange entre région étant par contre le fruit de négociations. Le problème est délicat pour les États dont la principale source de devises tient aux échanges transfrontaliers. C’est le cas notamment pour la plupart des pays d’Afrique qui ne peuvent abolir les frontières entre eux qu’à condition de développer une fiscalité alternative. La question n’est pas simple et elle est au coeur de la négociation des Accords de Partenariat Économique entre l’Europe et l’Afrique.
On peut espérer aller plus loin. En s’inspirant du modèle européen il est possible de créer un marché plus ouvert aux échanges mais régulé à un autre niveau, à savoir qu’il soit étroitement lié à des politiques de développement, que les États se dotent des moyens d’une convergence à long terme et, enfin, que les prix soient eux-mêmes régulés. Ce qui implique évidemment de mettre en place des capacités de stockage et d’intervention sur les marchés au niveau des régions concernées.
Deux questions se posent alors. D’une part comment financer tout cela et d’autre part comment éviter que des prix trop incitatifs poussent à des pratiques destructrices de l’environnement. Il existe d’une certaine manière, comme évoqué plus haut, une réponse commune à ces deux questions. Encourager une bonne agronomie c’est encourager une agronomie qui crée des agro-systèmes auto-fertiles comme l’est la forêt. La productivité ne provient pas d’une ressource extérieure (des intrants), mais bien de la subtilité des synergies à l’intérieur de l’écosystème. C’est la cherté des intrants qui pousse à les économiser et donc qui promeut à terme les agro-systèmes les plus écologiquement productifs. Les taxes sur l’eau, sur la terre, sur l’énergie, sur les pesticides, si elles abondent une politique de stabilisation des prix créant les conditions d’un travail rémunérateur sont tout à fait acceptables et par les paysans et par les consommateurs. De tels principes n’excluent pas par ailleurs le besoin de politiques plus ciblées tant pour la protection de certaines zones, notamment forestières pour la régulation de l’eau, que pour l’assistance à des populations en état de grande pauvreté même si, dans ce dernier cas, on perçoit bien les effets extrêmement pervers de la distribution à vil prix de denrées alimentaires. Les politiques agricoles et alimentaires ne peuvent, en tous les cas, qu’être un élément, même s’il est structurant, de projets de société plus larges.
Quels acteurs ?
Nous savons que les acteurs d’une telle politique ne peuvent qu’être supranationaux. Et l’on sait également la réticence des États à déléguer une part de leur pouvoir, ainsi que les réticences des citoyens lorsque le pouvoir délégué devient lointain et incontrôlable. Tout cela est juste. Paradoxalement ainsi que nous l’avons souligné, l’OMC si décriée est sans doute la structure la plus transparente et la plus accessible pour la société civile qui y a obtenu une place. Mais son mandat est simpliste, son équipe administrative réduite et elle est dépourvue de moyens financiers. Et même si un vent de renouveau et de multilatéralisme souffle sur les États-Unis, on voit mal la communauté des nations parvenir aisément à un consensus. Reste donc à construire cette régulation entre les blocs régionaux existants. Entre l’Europe et l’ALENA bien sûr et d’autant plus que l’Europe et les États-Unis n’ont pas été pour rien dans le développement de conflits agricoles picrocholins dont les effets ont été redoutables. Leurs guerres des céréales, du poulet, du lait, portent malheureusement une forte responsabilité dans la désarticulation des paysanneries mondiales. Entre l’Europe et l’Amérique latine ensuite. Entre l’Europe et l’Afrique dans la mesure où un projet de développement peut émerger et que les États africains s’accordent également sur des règles communes. Entre l’Europe et l’Asie enfin. Un scénario interrégional ne met pas pour autant sur la touche les instances multilatérales. Dans un sens, elles sont plus que jamais utiles pour jouer le rôle d’arbitre. Un face à face bilatéral est toujours dangereux pour le plus faible. Un tel scénario exige par ailleurs qu’à l’intérieur même des régions des politiques agricoles complexes — c’est-à-dire articulant environnement, moyens de régulation des marchés, législation — soient mises en œuvre.
Une telle collaboration internationale ne surgira pas toute armée du crâne de Jupiter. Vue la situation actuelle elle peut paraît lointaine voire utopique. En fait, ce qui la rend crédible c’est qu’il n’existe guère de choix. La seule alternative à un ordre équitable a toujours été le chaos. Les temps présents nous le rappellent cruellement. Les hommes vont devoir puiser au fond d’eux-mêmes la force d’être plus humains. En se donnant des règles communes ils formeront enfin une communauté, une cité.
Notes:
* Ingénieur agronome, Fondation Charles Léopold Mayer pour le Progrès de l’Homme.
[1] On peut préférer à ce terme celui de « participatives » pour embrasser d’autres formes culturelles d’associations des populations à la décision.
[2] Il y a toutefois fort à parier que l’année jubilaire resta un “vœu pieux”…
[3] Plutarque, la vie de Solon.
[4] Tite-Live, Histoire romaine, Livre I.1.
[5] Jacques Pimpaneau, Chine, culture et tradition, éd. Philippe Picquier, Paris, 2004.
[6] Arthur Young, Voyages en France pendant les années 1787, 1788, 1789. Comme en écho, il note plus loin lors de son passage à Ganges : « Il y a ici une activité qui a balayé devant elle toutes les difficultés et revêtu les rochers de verdure. Ce serait insulter le bon sens que d’en demander la cause : la propriété seule l’a pu faire. Assurer à un homme la possession d’une roche nue, il en fera un jardin ; donnez-lui un jardin par bail de neuf ans, il en fera un désert ».
[7] L’impôt foncier peut être assimilé à un loyer acquitté à l’égard de la collectivité.
[8] François Quesnay, Maximes générales du Gouvernement économique d’un royaume agricole, cité par M. Augé-Laribé dans La révolution agricole, éd. Albin Michel, 1955. On est frappé à la lecture de ces lignes du parallèle avec la situation actuelle de l’économie mondiale, agricole et non agricole, où sous prétexte de prodiguer des produits à bas prix aux “consommateurs”, on a exercé au niveau mondial une pression délétère sur les salaires et les revenus des populations.
[9] Pierre Judet, Le tiers-monde n’est pas dans l’impasse, éd. ECLM, Paris, 2005.
[10] Cette nécessité du protectionnisme était clairement assumée par les États-Unis au XIXème siècle. Ulysse Grant déclarait ainsi « Quand l’Amérique aura extrait de la protection tout ce qu’elle peut en tirer, elle aussi se mettra à libérer son commerce. » cité par P. Judet cf. supra.
[11] Ce processus présente une ressemblance frappante avec la colonisation des terres commencée au XVème siècle. Le monde non-européen avait été déclaré « Terra Nullius ». Aujourd’hui il s’agit d’une « Vita Nullius » et l’on assiste en fait à un nouveau traité de Tordesillas mais portant sur le partage du vivant entre nouvelles puissances. Aujourd’hui comme hier cette iniquité soulève la même objection que celle de François 1ier qui s’exclama : « Je voudrais bien voir la clause du testament d’Adam qui m’exclut du partage du monde ! ».
[12] Jean Pernes et al., Gestion des ressources génétiques des plantes, tome 2, manuel, coll. Technique et Documentation, éd. Lavoisier France, Paris, 1984.
[13] Erik Millstone et Tim Lang, Atlas de l’alimentation dans le monde, éd. Autrement, Paris, 2003.