Hamid Aït Amara*
Après deux décennies de démantèlement des politiques agricoles d’autosuffisance, les déficits alimentaires se sont creusés dans la plupart des pays du Sud. Le libre-échange agricole a accentué leur dépendance, la domination des grands pays exportateurs et des firmes de l’agrobusiness. La hausse des prix agricoles qui devrait profiter, selon l’OMC, aux paysanneries du Sud, n’a pour principal effet que de renchérir le coût de l’alimentation pour les populations sans créer les conditions du développement des agricultures du Sud.
1 – L’impact des politiques de libre-échange agricole
Les déficits alimentaires des pays du Sud qui ont réformé leurs politiques en faveur du libre-échange agricole se sont creusés davantage.
Ainsi, en Algérie, les importations de céréales, 60 % de la ration calorique, sont-elles passées de 1 million de tonnes en 1970 à 5 millions pour la période 2001-2005 et 7 millions en 2005-2008. Les déficits laitiers, de matières grasses (huiles végétales) se sont accrus dans les mêmes proportions. En valeur, les importations alimentaires, de 1 milliard de dollars dans les années 70, 2 milliards dans les années 80 ont atteint 8 milliards en 2008. La même évolution peut être observée, quoique à des niveaux plus faibles, pour la région Afrique du Nord, Moyen-orient, Afrique sub-saharienne.
Les pays du Sud ont subi de fortes pressions de l’Europe et des États-Unis pour ouvrir leurs marchés, notamment dans le cadre des plans d’ajustement structurel du FMI.
Les pays du Sud doivent faire jouer leurs avantages comparatifs, prescrit la doctrine, importer des produits de base et exporter des fruits et légumes, des produits tropicaux.
Comme le plupart des pays du Sud, l’Algérie a aligné ses prix internes sur ceux des marchés d’importation, supprimé les soutiens à la production, augmenté les prix des engrais et des machines agricoles, ouvert ses marchés aux importations, acceptant de démanteler sa politique agricole antérieure pour l’aligner sur les recommandations du FMI et de la Banque mondiale. Ceux qui, comme le Maroc, la Tunisie ou l’Égypte ont joué de leurs avantages comparatifs (exportation de fruits et légumes, d’huile d’olive) n’ont pas davantage réduit le déficit de leur balance agricole.
Face aux besoins croissants d’importations des pays du Sud, l’offre mondiale ralentit. Le futur alimentaire de la planète ne fait pas l’unanimité. La FAO demeure optimiste. Il y a encore des terres arables à gagner, notamment en Amérique latine, en Afrique. Des progrès dans les rendements des cultures peuvent être réalisés dans de nombreuses régions du monde. La production sera suffisante pour nourrir les 9 milliards d’habitants attendus pour 2050.
À ce scénario optimiste s’oppose celui d’un monde à ressources finies, qu’il faut désormais engager dans la voie du développement durable. Le danger d’un changement climatique qui bouleverserait les conditions de la production agricole des pays du Sud particulièrement exposés, menacerait la sécurité alimentaire de nombreux pays.
Les rendements, après avoir sensiblement progressé, stagnent depuis une décennie. La dégradation des sols, les sécheresses récurrentes, le manque d’infrastructures freinent l’amélioration des productions. En Afrique du Nord, les rendements en céréales n’ont augmenté que de deux quintaux par hectare, en moyenne, ces trois dernières décennies.
Dans les pays du Nord — Union européenne et États-Unis — le programme est à la réduction des excédents et des soutiens à la production agricole, en faveur d’une agriculture durable soucieuse de l’environnement, moins de produits chimiques, moins de rendement. Enfin, à terme, la remontée des cours des hydrocarbures entraînera celle des produits agricoles.
2 – Les tendances du coût de la nourriture
Pour la première fois, depuis les années 1930-40, la tendance à la baisse des prix agricoles relatifs s’est inversée. L’inflation des prix alimentaires est plus forte que celle des autres biens et services. Il faut consacrer davantage de ressources pour se nourrir. Tout semble indiquer qu’il s’agit, là, d’une tendance de fond.
Le coût de l’alimentation a partout progressé, en Europe, comme dans le reste du monde. Les prix élevés de la nourriture ne pénalisent pas seulement les consommateurs du tiers-monde. Des couches de plus en plus larges en Europe, aux États-Unis, au Brésil n’ont plus accès à une alimentation suffisante en quantité et en qualité. L’impact de la hausse des prix est d’autant plus élevé que les revenus sont faibles.
Le choc social de la hausse des prix de 2008 a été diversement reçu. Les émeutes de la faim ont contraint de nombreux pays à soutenir les prix par des subventions. L’Algérie a ainsi dépensé quelque 2 milliards de dollars. Mais la ressource publique n’existe pas partout et la hausse des prix est sanctionnée par un recul sensible de la consommation alimentaire.
3 – L’échec du cycle de Doha
En dépit de la flambée des prix, l’OMC poursuit ses efforts pour la conclusion du cycle de Doha. Le Brésil, la Nouvelle-Zélande, l’Australie, l’Argentine, les ex-colonies blanches du Nouveau monde — terres des multinationales de l’agro-alimentaire — multiplient les pressions pour le démantèlement de tous les dispositifs de soutien, qui, selon eux, fausseraient la concurrence. Ces pays, qui détiennent déjà plus de 30 % des exportations alimentaires mondiales, entendent gagner des parts de marché.
L’OMC a cependant des difficultés à conclure le libre-échange agricole. L’échec du dernier rendez-vous à Genève anticipe celui du cycle de Doha. Se sont constitués des groupes de pays d’intérêts différents. La Chine, l’Inde sont en faveur d’une plus grande ouverture des marchés à leurs produits manufacturés ; le groupe de Cairn (Brésil, Argentine, Nouvelle-Zélande, Australie…) est pour l’ouverture des marchés agricoles. Les grands pays agricoles du Nord, l’Europe et les États-Unis, sont plus réticents et chercheraient à échanger des concessions agricoles contre une plus large ouverture en faveur des services et des biens industriels. L’Europe se sent menacée pour ses productions de céréales, de lait, de viande. Les intérêts des pays pauvres et des pays importateurs de denrées alimentaires du sud ne sont pas représentés. on peut ainsi soutenir, comme le fait Lula, que les subventions au Nord sont à l’origine de la crise agricole au Sud. Si les pays du Nord acceptaient de supprimer leurs soutiens agricoles, le relèvement des prix mondiaux profiterait aux agricultures du Sud qui seraient ainsi mieux rémunérées et plus compétitives.
Plus que les États, les grands groupes de l’agrobusiness sont les vrais acteurs des négociations. La perspective d’une crise alimentaire et la hausse des prix agricoles offrent de nouvelles opportunités de valorisation pour le capital. La hausse des prix sur le long terme permet d’espérer de substantiels profits. En Asie, en Afrique, en Amérique du Sud, des terres arables sont cédées en location pour une longue durée à des pays insuffisamment dotés (Arabie saoudite, pays du Golfe…) ou à de grandes firmes multinationales qui veulent développer des filières de substitution aux hydrocarbures (Corée du Sud, Japon) ou encore dans une logique purement spéculative.
Il est clair que le défi alimentaire constitue un enjeu majeur des décennies futures.
Notes:
* Économiste, sociologue, Association algérienne pour le développement de la recherche en sciences sociales (AADRESS).
L’auteur a publié récemment l’ouvrage Quel futur alimentaire pour l’Algérie ?, coll. Perspectives, éd. Mille-feuilles, Sid-Ali Sekberi Libraire-éditeur, Alger, 2009.