Le point de vue de la CNUCED sur la crise actuelle

Interview de Heiner Flassbeck, Directeur de la Division Mondialisation et stratégies de développement

 

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Comment appréciez-vous les effets de l’entrée en récession de nombreux pays du Nord ainsi que les conséquences de la crise financière sur les pays en développement ?

 

Heiner Flassbeck

Cette crise a commencé par ce qu’on a appelé la crise des subprimes américains, puis s’est étendue.

Les subprimes, des crédits hypothécaires à taux variables, ont été accordés à des ménages n’offrant pas des garanties suffisantes pour bénéficier de prêts à taux avantageux (“sous la prime”) pour réaliser une opération immobilière.

Ces crédits ont été “titrisés” : le créancier cède ce titre à d’autres créanciers, avec d’autant plus de facilité que l’appréciation des prix de l’immobilier renforce la confiance que l’acheteur peut avoir dans l’hypothèque qui garantit le titre. La pratique du package a fait que ces titres n’ont pas été cédés un à un, mais amalgamés dans un paquet de titres de diverses natures.

La crise a commencé en 2007, lorsque l’insolvabilité des débiteurs s’est manifestée de façon éclatante (les titres contenant des subprimes  deviennent des junk bonds = “titres pourris”). Elle s’est déployée dans le système financier, car ces titres ont été largement disséminés.

Dans quelques pays, cette crise est devenue une crise de liquidité prenant ainsi la forme d’une crise monétaire. Elle se présente également, sur les marchés des produits de base, comme une crise de spéculation (l’éclatement de bulles financières). Il n’est pas utile de décomposer ces différentes manifestations, nous sommes en présence d’une crise globale. C’est une crise systémique qui affecte toute l’économie globalisée. À ce titre, cette crise appelle des changements profonds dans la régulation et la réglementation. Sa dimension monétaire, après l’effondrement de l’économie islandaise, n’est pas à négliger et pourrait concerner d’autres pays. Un scénario sur le modèle de la crise asiatique de 1997-1999 pourrait alors se produire. C’est sans doute le risque le plus important et le plus immédiat qui menace les pays en développement, aujourd’hui.

I et C

La récente réunion du G 20 qui comprend des pays émergents et non plus seulement des pays développés peut-elle être porteuse d’espoir ?

Heiner Flassbeck

Il ne semble pas que cette réunion puisse apporter un réel soulagement aux craintes de nombreux pays du Sud. Les questions monétaires et les risques de déstabilisation des systèmes actuels de change ne rentrent guère dans les préoccupations des 20. En effet, l’endettement important en monnaies étrangères de petits pays crée un risque important d’effondrement monétaire et économique ; l’exemple de l’Islande est là pour le rappeler.

Dans cette situation, le maintien d’un taux de change entre la monnaie nationale et les principales devises étrangères (euro, yen, dollar des États-Unis), permettant, à la fois, d’importer à un coût raisonnable et d’assurer une compétitivité satisfaisante pour les exportations, a été obtenu au moyen d’un taux d’intérêt élevé. Le prix de cette politique est un recours au crédit rendu plus difficile par son coût élevé.

La pratique du portage monétaire (“carry trade”) tend à rendre totalement incontrôlable les marchés des changes et à provoquer une situation de crise. Cette pratique est principalement le fait de banques étrangères établies dans des pays de ce genre. Elle consiste, pour les filiales de ces banques, à emprunter des devises sur des marchés extérieurs pour profiter des taux d’intérêt assez faibles qui y sont pratiqués et de proposer des crédits à leurs clients, financés par ces emprunts, à des taux un peu supérieurs aux taux extérieurs (la banque se rémunère de la différence entre ces taux) mais plus faible que ceux employés pour des opérations classiques de crédit dans le pays. Dans cette opération, la banque concernée n’est que l’intermédiaire et n’assume pas le risque de change. Le ménage ou l’entreprise locale, pour bénéficier d’un taux plus favorable, accepte soit de s’endetter en devise, soit un crédit indexé sur le taux de change. Ainsi, dans le cas d’un pays comme la Hongrie, les filiales de banques occidentales établies là ont profité du différentiel de taux d’intérêt existant entre la monnaie locale, le Forint, et les monnaies suisse et japonaise pour offrir des crédits à des conditions plus avantageuses à des emprunteurs hongrois.

Lorsque cette pratique s’étend, elle apporte dans un premier temps un afflux de devises qui entretient sur les marchés des changes des tensions visant à produire une appréciation de la monnaie nationale. Une telle appréciation n’est nullement souhaitable. En détériorant la compétitivité des producteurs nationaux, elle exerce une pression récessive sur l’activité économique : exporter devient plus difficile cependant que remplacer des produits locaux par des importations devient attrayant. Cette perte de compétitivité et le déséquilibre commercial accru qui en résulte rendent fragile l’équilibre de la balance des paiements. Celui-ci tend à dépendre de plus en plus des flux d’entrée de devises liés aux seules opérations de crédit dont bénéficient les agents économiques intérieurs. Comme de tels flux donnent lieu ultérieurement à des remboursements et paiements d’intérêt en devises, le déséquilibre des changes devient inéluctable et la dépréciation monétaire hautement prévisible. Lorsqu’elle se produit, les ménages et entreprises locales endettés subissent un renchérissement du service de leur dette qu’ils n’ont aucun moyen de maîtriser et qui peut les mettre hors d’état de pouvoir l’honorer. Cette dépréciation monétaire restaure toutefois la compétitivité des producteurs nationaux. Il est cependant permis de s’interroger sur la capacité de ces producteurs à tirer profit de celle-ci. Le niveau de leur endettement, issu de la phase antérieure, ou les restrictions apportées à la mise en place de nouveaux crédits (“crédit crunch”) peuvent les empêcher de répondre à l’augmentation de la demande. La pratique du portage monétaire conduit donc à des effets exactement inverses de ce qui aurait été nécessaire dans la sphère productive. Une telle situation est apparue clairement dans la faillite de l’économie islandaise. D’autres pays, comme l’Ukraine ou la Hongrie, sont particulièrement menacés.

Cette situation nouvelle appelle de manière urgente à une nécessaire stabilisation des marchés des changes, tout spécialement en ce qui concerne les petits pays et les pays du sud. Celle-ci n’est possible qu’à la condition de renforcer les marges de manoeuvre des banques centrales de ces pays en leur permettant de disposer de nouvelles liquidités (ce qui imposerait des initiatives nouvelles aux institutions financières internationales). Toutefois, même ainsi renforcées, ces banques centrales ne peuvent à elles seules mener des actions efficaces. La stabilisation des changes impliquerait une véritable coopération entre banques centrales, y compris et surtout celles des pays développés à monnaie forte.

Le projet d’une telle coopération n’était pas à l’ordre du jour de la réunion du G 20. Aller dans ce sens impliquerait de revenir sur le système actuel de change flexible. Cette orientation est refusée par les États-Unis et l’Union Européenne qui restent attachés à ce système. Dans les deux cas, un changement d’orientation en faveur d’une moindre flexibilité des taux de change amènerait de nouvelles contraintes économiques qu’ils refusent.

 

I et C

Après une période de forte appréciation, les marchés internationaux de produits de base connaissent aujourd’hui un brutal retournement de tendance. Les pays en développement sont-ils gagnants ou perdants de ces fluctuations ?

Heiner Flassbeck

Il est incontestable que l’évolution des cours des produits de base résulte également de mouvements de spéculation. Depuis le milieu de l’année 2007, les prix des produits de base alimentaires, des métaux, du pétrole se sont inscrits dans le schéma de bulles spéculatives : une période de hausse du prix poussée par l’anticipation de prix futurs encore plus élevés suivie d’un effondrement lorsque les anticipations se renversent.

Les pays exportateurs de produits de base ont bénéficié de la phase ascendante. Cependant la brutalité de la phase de baisse affecte leur économie. Une bonne partie des investissements portant sur des équipements et des infrastructures, justifiés par l’explosion de la demande et financés par les abondantes recettes issues des ventes de ces produits, perdent de leur intérêt, ou, lorsqu’ils ne sont pas achevés, courent le risque de ne pouvoir être financés.

Les pays importateurs ont subi les effets de la détérioration des termes de l’échange consécutive à la phase ascendante. Cette situation a été tragique pour les habitants des pays les moins avancés importateurs de denrées alimentaires. La phase actuelle se traduit par une baisse rapide des prix de ces produits de base, qui est la bienvenue. Cette baisse pourrait permettre à ces pays de rétablir un meilleur niveau des achats de produits manufacturés et de services du fait de la hausse du pouvoir d’achat résultant du relâchement des prix des produits importés. Ces achats pourraient apporter une amélioration à la situation des producteurs nationaux. Cette amélioration est, toutefois, dépendante de la pression que pourrait exercer la concurrence extérieure et de la capacité économique et financière de ces producteurs à répondre à l’augmentation de la demande intérieure.

Ces fluctuations violentes des prix des produits de base ont montré leur nocivité pour le développement des pays du Sud. Elles rappellent la nécessité d’une stabilisation des prix de ces produits. Dans cette optique, les choses n’ont pas beaucoup évolué. La stabilisation des prix passe, comme l’expérience l’a montré, par l’action de fonds de stabilisation et d’une réelle coopération internationale à travers la coordination des politiques nationales. Cependant cette solution n’est pas acceptée : elle se heurte au principe libéral suivant lequel « les marchés ont toujours raison ». La prégnance de ce principe est d’autant plus forte qu’il est au cœur de la théorie libérale.

 

I et C

Vous avez souligné les trois dimensions, financière, économique et monétaire. Les pays du Sud sont-ils tous également menacés ?

Heiner Flassbeck

Dans ses aspects financiers, la crise affecte diversement les pays du Sud. À titre d’exemple (hors des pays en développement), la Russie a connu de forts mouvements spéculatifs qui ont affecté les marchés financiers comme son économie.

Dans ses aspects économiques, la récession qui touche les pays du Nord fait souffrir tous les pays du Sud, ne serait-ce qu’à travers la baisse du prix des matières premières. Le risque principal et le plus immédiat est celui causé par les aspects monétaires de cette crise. Il est difficile de prévoir jusqu’où peuvent aller ces désordres et les fluctuations de change sont de nature à transmettre de manière directe cette crise. Devant cette menace, les pays en développement ou émergents sont diversement vulnérables.

Un groupe de pays paraît peu menacés. Ce sont les pays qui ont pu établir et maintenir un change fixe vis-à-vis d’une monnaie forte, par exemple le dollar, parfois après une dévaluation de leur monnaie en suite de la crise asiatique, et qui ont pu constituer des réserves de change appréciables. Il en va de même de pays comme l’Argentine qui dégage de confortables excédents en balance courante.

Pour les autres pays, le flottement de leur monnaie sur le marché des changes couplé à un endettement en devises du secteur privé ne peut manquer d’avoir des effets déstabilisants. Cette situation était — il convient de le rappeler — celle de la Corée du Sud en 1997, au moment de la crise en Asie du Sud-Est. Le risque d’être pris dans un tel engrenage varie d’un pays à l’autre. Les plus exposés semblent être aujourd’hui les pays d’Europe orientale ou la Turquie qui ajoutent aux conditions initiales exposées ci-dessus, un déficit chronique de leur balance courante. Cette liste n’est pas close. Par exemple, l’Afrique du Sud, du fait d’une politique monétariste de non-intervention sur les marchés des changes, pourrait courir un même risque. La pratique du portage monétaire pourrait mettre en difficulté un grand pays en croissance rapide comme l’Inde. De même le Brésil, qui pratique une politique monétaire très orthodoxe faisant du real une monnaie de confiance, serait menacé par l’instabilité (éventuellement liée à la spéculation sur les monnaies) en raison de l’endettement en devises (yen et dollar) du secteur privé. Comme nous l’avons déjà dit, qu’il y ait appréciation ou dépréciation, les fluctuations de change ne peuvent avoir que des effets négatifs.

Les aspects monétaires de la crise actuelle présentent une dimension globale. Les différentiels de taux d’intérêt jouent un rôle central dans le maintien d’une relative stabilité des cours des monnaies sur les marchés des changes, en dépit des déséquilibres de la balance des paiements courants. Ces différentiels sont, hélas, aussi à l’origine de mouvements spéculatifs. Il est donc dans l’intérêt des pays du Nord comme du Sud de remédier à cette situation pour parvenir à une meilleure stabilité des taux de change. La correction de cette situation implique que les taux de change puissent corriger les déséquilibres en balance courante, donc que leur fixation s’établisse suivant les différentiels d’inflation. Ce qui revient à voir les taux de change refléter les parités de pouvoir d’achat.

La correction des déséquilibres en balance courante et le rétablissement d’une stabilité monétaire devrait constituer la préoccupation de l’ensemble des pays engagés dans la globalisation. Elle implique que la communauté internationale, dans le cadre des Nations Unies, prenne cette question à bras-le-corps. La mise en place de dispositifs automatiques ou de dispositions volontaires de politique monétaire permettant l’ajustement des taux de change aux différentiels d’inflation devrait être un objectif de l’action de la communauté internationale.

Les actions menées par certains pays du Sud qui créent des fonds communs de stabilisation ne parviennent pas à mobiliser des moyens suffisants pour apporter une solution. La question posée, ici, est globale et ne peut trouver de solution que dans un cadre multilatéral.

Dans cette tâche de rétablissement d’un système monétaire international où les taux de change ne devraient plus avoir d’effets déstabilisants et contraires aux exigences d’un développement des pays du Sud, le rôle du dollar reste essentiel. Le meilleur instrument pour atteindre cet objectif est le différentiel entre les taux d’intérêt des différents pays et les taux d’intérêt américains.

La CNUCED, pour sa part, est convaincue qu’il est du ressort des Nations Unies de prendre en charge le problème de la crise. Elle s’est efforcée de faire avancer cette idée, par exemple à la Conférence internationale sur le financement du développement de Doha, en décembre 2008.

 

 

Annexe: Lexique

La crise systémique affecte le système financier international dans son ensemble. La titrisation, la désintermédiation bancaire et le décloisonnement des marchés financiers ont rendu les différents acteurs financiers, dont les banques, largement interdépendants. Le risque systémique apparaît ainsi : la défaillance de quelques-uns de ces acteurs menace d’entraîner les autres du fait des créances détenues par les seconds sur les premiers. Il est alors à craindre un effondrement général sur le modèle du “château de cartes”.

Le G 20 comprend le G 7 : Allemagne, Canada, États-Unis, France, Italie, Japon, Royaume-Uni, auquel s’ajoute les autres membres du G 10 : Australie, Russie, Union Européenne. Y ont été adjoints 10 pays émergents : en Afrique, l’Afrique du Sud, en Amérique latine, l’Argentine, le Brésil, le Mexique, aux Proche et Moyen-orient, l’Arabie saoudite et la Turquie, en Asie du Sud et de l’Est, la Chine, la Corée du Sud, l’Inde et l’Indonésie.

Endettement et risque de change dans la crise. Les économies endettées en monnaie étrangère subissent un risque important causé par d’éventuelles modifications des taux de change. Une pénurie de devises conduit à une dépréciation de la monnaie nationale puisque les débiteurs devront payer plus cher les devises requises pour payer le service de la dette (crise de liquidités). La politique de hausse des taux d’intérêt pour freiner la dépréciation du taux de change empêche les débiteurs de faire face à leurs engagements en empruntant davantage, ce qui les conduit à des situations d’insolvabilité.

Credit crunch : restriction drastique de mise en place de nouveaux crédits : en période de dépréciation la mise en place de politiques monétaires restrictives se combine avec le renforcement de la prudence des banques vis-à-vis de débiteurs pouvant devenir rapidement insolvables.

Différentiel de taux d’intérêt et mouvements de capitaux. Le différentiel de taux d’intérêt national et les taux d’intérêt pratiqués dans les pays ou zones à monnaie forte, lorsqu’il est positif, peut attirer des capitaux étrangers à la recherche d’une rémunération supérieure et inspirer une certaine confiance envers un taux de change garanti par une politique gouvernementale.

La balance courante (ou balance des transactions courantes) comptabilise les opérations menées avec d’autres pays portant sur des échanges de biens et de services, des transferts de revenus et des transferts unilatéraux, à l’exclusion de toute opération en capital.

Déséquilibre de la balance courante, taux d’intérêt et taux de change. Par exemple, un déséquilibre de la balance courante des États-Unis en faveur du Japon, devrait conduire à une dépréciation de la monnaie américaine, à moins qu’un mouvement en capital ne corrige ce déséquilibre, faisant rentrer des capitaux japonais aux États-Unis. C’est le différentiel de taux d’intérêt entre le Japon (taux d’intérêt bas) et les États-Unis (taux d’intérêt élevé) qui induit ce mouvement de capitaux.