Éditorial: Quelles réponses à la crise ?

Patrice Allard, Rédacteur en Chef de Informations et Commentaires

 

145L’année 2008 s’achève sur l’éclatement d’une crise économique et financière. Ce retournement peut paraître inattendu à tous ceux qui n’ont pas prêté attention à la fragilité des bases d’accumulation du capital et à la distance grandissante qui séparait les promesses d’une “mondialisation heureuse” de ses réalisations concrètes.

Cette crise ne peut être réduite à ses seuls aspects financiers. La pensée dominante nous dit que la propagation à la sphère productive pourrait être stoppée par une injection massive de liquidités nouvelles. Or, on peut faire un double constat de l’erreur de cette position. D’une part, le ralentis­sement de l’activité économique productive accompagne (dans le cas des États-Unis entrés en récession dès décembre 2007) ou précède (dans le cas d’autres pays développés) la crise financière. D’autre part, l’enchaînement des “bulles financiè­res” qui a précédé cette crise et fini par entraîner le secteur immobilier ne peut guère s’expliquer sans poser la question de l’orientation des capitaux vers des activités spéculatives plutôt que productives. Le rythme de l’accumulation du capital et celui des investissements productifs étaient alors disjoints avant même que l’affaire des “subprimes” ne sonne l’alarme. Le scénario d’un désordre finan­cier grave initial qui pourrait ensuite contaminer la sphère “réelle” des activités productives de biens et services non financiers est bien peu crédible. Il nous faut penser la crise actuelle comme étant d’emblée productive et financière.

Cette crise ne peut pas être réduite aux espaces économiques des pays du Nord où elle s’est déclenchée. Les pays du Sud sont également concernés. Dans ce numéro, le lecteur pourra trouver l’interview que Heiner Flassbeck, économiste en chef à la CNUCED, a accordé à la revue et qui fait le point sur les menaces qui pèsent sur ces pays. Pour un grand nombre d’entre eux il est permis d’ajouter que l’ouverture aux flux économiques, monétaires et financiers imposés par les « consensus de Washington » puis de « Monterrey » les place dans une situation où il est devenu difficile de se protéger des chocs externes, cependant que le peu de « marges de manœuvre » dont ils disposent rend bien peu envisageable l’espoir de les voir construire à brève échéance une dynamique de croissance basée sur l’activité et la demande intérieures. En cela la crise actuelle est une crise à l’échelle de la planète.

Il est donc nécessaire de penser la situation actuelle dans sa globalité. Nous vivons une crise globale, une crise du processus de mondialisation qui s’est développée depuis les années 80. Ce processus a rendu possible la croissance accélérée d’un certain nombre de pays du Sud. Ce fut d’abord le cas des Nouveaux Pays Industrialisés d’Asie du Sud-Est, puis celui des grands pays émergents (dont par exemple le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud). Il a également permis la diffusion rapide et sans précédent de nombreuses avancées technologiques, améliorant sans aucun doute le bien-être des consommateurs — à condition que ceux-ci disposent des revenus permettant d’acquérir les biens et services issus de ces progrès au rythme du développement de ceux-ci. À l’opposé, cette forme de mondialisation n’a guère profité aux autres pays du Sud (en Amérique latine, en Afrique) brisant les bases d’un développement difficilement mises en place dans les années 60 et 70. L’amélioration du sort de ceux qui, dans les pays du Nord comme du Sud, ont pu en profiter cache bien mal la fantastique aggravation des inégalités sociales que cette mondialisation  a produite dans l’ensemble des pays de la planète.

Ce processus de mondialisation a été rendu possible par l’élargissement des dispositions de libre-échange dans l’espace international et par le démantèlement progressif des réglementations nationales appliquées aux mouvements de capi­taux. Ce processus s’est accompagné d’un consen­sus des décideurs autour de la régulation par le marché et, en conséquence, de l’abandon graduel de nombreuse prérogatives économiques et finan­cières des États. Dans cette dynamique de marché libre et de moins d’État, deux déséquilibres sont apparus, conduisant, pour finir, ce processus à sa perte. Le premier concerne la norme du rendement attendu des titres financiers, norme toujours portée à un niveau plus élevé (rendement des titres de 15 %) qui a fini par interdire d’adosser la valeur de ces titres au produit de l’activité de production[1]. Le second de ces déséquilibres croissants concerne les pays dont la balance des transactions courantes (excédents pour la Chine, le Japon, les pays exportateurs de pétrole… et déficit chronique pour les États-Unis)[2].

À crise globale, il ne peut y avoir que des solutions globales. Avec le sauvetage étatique de certaines banques, un consensus nouveau paraît se dessiner au Nord. Dans les pays des Centres, les décideurs politiques ont repris l’initiative et semblent s’orienter vers le rétablissement d’une régulation par la réglementation des marchés. S’agit-il de l’émergence d’une solution globale ? Et serait-elle suffisante ?

Un retour de l’État comme acteur économique et financier pose la question de l’étendue des prérogatives laissées aux acteurs du secteur privé. Leur champ reste à redéfinir. Le pouvoir d’influence des seuls acteurs financiers sort, bien sûr, amoindri des plans de sauvetage qui ont dû être mis en place. Pourtant ce pouvoir des agents privés — spécialement des grandes entreprises internationales — avait singulièrement grandi dans la période qui va des années 80 à 2007. À travers les actions des groupes de pression ou celles des partenariats public / privé, la capacité des intérêts privés à bénéficier d’un appui des décideurs politiques  s’était étendue. Cette situation va-t-elle vers un retournement ou faut-il craindre que l’influence des intérêts privés ne pèse encore, no-tamment dans les relations Centres / Périphéries ?

L’étendue des prérogatives à reconquérir, pour chaque État, ainsi que leur mise en œuvre concrète constitue un enjeu essentiel des relations entre États. La liberté à peu près complète laissée aux agents sur les marchés financiers n’a pas débouché sur une discipline élaborée et acceptée par ceux-ci, permettant d’éviter les dérives. il serait donc nécessaire de restituer ce pouvoir réglementaire aux décideurs politiques. Sur ce sujet, il semblerait y avoir un certain consensus au Nord. Toutefois, l’intervention de l’État ne peut se cantonner au seul objectif de sauvetage des marchés (financiers). Le retour d’un État “keynésien” semble aussi à l’ordre du jour. Ne faut-il pas aller plus loin et rétablir l’État comme acteur central de l’économie ? Des choix sont ainsi à faire. Ils ne peuvent être arrêtés individuellement par chaque État. Ils ne devraient être décidés que par un processus de coopération internationale. Dans une économie globalisée, cette coopération est indispensable pour éviter que des mesures de politiques économiques, monétaires et financières des uns ne contrarient les politiques des autres. Cette coopération imposerait de laisser à chaque État certaines libertés d’action, permettant de faire face à la spécificité de chaque situation. Ceci concernerait tout particulièrement les pays Périphériques dont la mondialisation a renforcé l’hétérogénéité et réduit les “marges de manœuvre”.

Ainsi la nécessité d’une mobilisation et d’une coordination des acteurs publics ne manque pas de justifications. Il reste, toutefois, à en préciser le cadre.

La constitution d’un groupe de 20 pays — le G 20[3] — et sa réunion en novembre 2008 présente une première réponse, une réponse très improvisée, pour faire face à l’urgence. Son objet se situait dans la préoccupation principale du moment : définir des politiques communes pour éviter l’effondrement du système financier et monétaire international. Les domaines alors abordés sont restés trop partiels et trop segmentés pour permettre d’appréhender une crise globale. Un tel groupe pourrait-il, sur un champ plus étendu, fournir le cadre international nécessaire à l’élaboration de moyens de lutter contre cette crise ? Il ne le semble pas. S’il est assez facile de deviner les critères qui ont présidé au choix des dix pays émergents, pour les adjoindre au G 10, la question de savoir pourquoi écarter les autres pays, elle, ne connaît pas de réponse. Nombreux sont les dirigeants de pays ainsi écartés qui ont mal accueilli cette éviction. Leur réaction se comprend : leurs pays sont atteints d’une manière ou d’une autre par cette crise, ou risquent de l’être à brève échéance. Et pourtant, des décisions les concernant seront prises par d’autres. Ainsi l’élargissement du groupe de pays qui « dirigent le monde », passant de dix à vingt, n’est pas une réponse satisfaisante à la crise d’une économie mondialisée.

D’autres institutions internationales, tels le Fonds Monétaire International ou l’Organisation mondiale du Commerce, constituent les lieux de rencontre et de décision déjà existants. Leur champ d’intervention respectifs, monétaire et financier pour le premier, économique et commercial pour la seconde, placent les décisions qu’elles pourraient arrêter dans des domaines centraux, mais sans toutefois appréhender la dimension globale de la crise. Faute d’une telle vision rien ne permet de garantir que les décisions prises par l’une de ces institutions soient compatibles avec celles de l’autre. En outre, il convient de souligner que les modes de prise de décision au FMI, liées à l’importance économique et monétaire de chaque pays membre conduisent à marginaliser la plupart des pays en développement, reproduisant la situation créée par le G 20. Si nous ajoutons à cela le souvenir laissé par l’attitude du Fonds à l’occasion de la crise de la dette ainsi que les intentions manifestes de certains pays du Sud de se passer de lui[4] l’institution devrait d’abord restaurer sa crédibilité avant que celle-ci puisse avoir un poids significatif. L’OMC, pour sa part, fournit un exemple plus respectueux de la souveraineté de chacune de ses « parties contractantes ». Cependant, l’objectif de cette Organisation n’est pas d’adapter des politiques commerciales aux contraintes nées d’une crise pas plus qu’aux exigences du développement, mais, d’instaurer le libre-échange. Ainsi peut-on interpréter son refus réitéré d’examiner les effets de la libération des échanges sur les pays du Sud et d’en tirer les conséquences. Si nous ajoutons à cela le poids important des grands pays du Nord (et de leurs firmes) dans le fonctionnement de cette institution, nous devons admettre que son action ne serait guère plus efficace que celle du FMI.

L’Organisation des Nations Unies et ses différentes institutions pourrai(en)t-elle(s) constituer un lieu de coopération plus adéquat face à la gravité de la situation présente ? L’étendue de sa responsabilité s’accommoderait bien à la globalité de la crise. Impliquant tous les pays et offrant à chacun d’eux une meilleure occasion de faire entendre sa voix dans les discussions comme dans les processus décisionnels, elle constituerait l’instance existante la mieux adaptée aux défis actuels. Toutefois, confier à l’ONU la tâche d’établir une coopération entre les nations face à la crise ne manque pas de soulever des difficultés.

La première concerne le champ des compétences et son articulation avec celles des autres institutions internationales, — FMI, Banque mondiale, OMC. La séparation des champs d’intervention s’est traduite jusqu’à ce jour par une indépendance des institutions, chacune restant maîtresse de ses décisions dans son domaine propre. Investir l’ONU d’une mission incluant dans son champ les domaines de responsabilité du FMI et de l’OMC imposerait de subordonner les actions et décisions de ces dernières à celle de la première. Ceci reviendrait à accepter une vieille demande, jamais prise en compte à ce jour : subordonner les règles définies par ces institutions  aux principes et décisions discutés et arrêtés à l’ONU.

La seconde tient en l’exigence de voir une coopération s’instaurer entre les nations, dans le cadre de l’ONU. La crédibilité de l’Organisation a subi une longue érosion. La décision unilatérale des États-Unis et de ses alliés d’entrer en guerre et d’occuper l’Irak a porté un rude coup à l’Organisation. Dans un rôle d’État gendarme du monde, les États-Unis ont fait preuve d’un véritable dédain vis-à-vis de l’Organisation, lui préférant l’action unilatérale menée avec ses alliés traditionnels des pays des Centres (rôle surprenant, au plan géographique, exercé par l’OTAN en Afghanistan, par exemple) ou avec des affidés occasionnels à un moment où les affrontements majeurs glissaient d’un axe est – ouest à un axe nord – sud. Dans quelle mesure le contexte d’une crise globale remet en cause cette orientation est difficile à discerner aujourd’hui. Les aspects monétaires de la crise actuelle menacent l’un des attributs les plus puissants de l’économie dominante : le rôle international de sa monnaie. La défense de ce privilège peut conduire les États-Unis à refuser de jouer la carte de la coopération internationale; ils peuvent être suivis dans cette attitude par quelques pays à monnaie forte.

Pourtant le contexte a changé. L’ordre économique international qui a permis le processus actuel de mondialisation a failli. La doctrine libérale qui l’inspirait a perdu une bonne partie de sa crédibilité. Les pays des Centres ont démontré qu’ils ne considéraient pas pouvoir, à eux seuls, faire face à une crise qui a éclaté au cœur de leur économie, obligés d’en appeler à des pays émergents. Des opportunités nouvelles sont peut-être en train de s’ouvrir pour les pays des Périphéries. Elles pourraient s’insérer dans le rappel de la volonté politique consensuelle qui animait l’Assemblée générale  des Nations Unies, qui, en 2000, fixait pour l’humanité des objectifs ambitieux pour 2015 (faire reculer la pauvreté et améliorer significativement le développement humain) dont il est assez apparent aujourd’hui qu’ils ne seront pas atteints à la date prévue. Un rappel qui s’impose aujourd’hui : il ne peut y avoir de mondialisation heureuse qu’en faisant du développement de tous  l’objectif essentiel de l’activité économique.

 

Notes:

[1] N’a-t-on pas vu des entreprises industrielles performantes racheter leurs propres actions pour réduire le montant total des dividendes qu’elles devaient verser à leurs actionnaires !

[2] Le déficit croissant de la balance étatsunienne — 811 milliards de dollars en 2006 — est l’héritage de la « douce négligence » que le système monétaire international accordait à devise-clé de l’économie mondiale. Le processus de mondialisation a permis la perpétuation de ce pouvoir de payer ses importations dans sa propre monnaie, après la disparition de ce système monétaire international. Cela a pour effet de doter les pays excédentaires de créances sans cesse plus importantes sur les États-Unis qui, eux, accumulent massivement les dettes.

[3] Le G 20 comprend le G 7 : Allemagne, Canada, États-Unis, France, Italie, Japon, Royaume-Uni, auquel s’ajoute les autres membres du G 10 : Australie, Russie, Union Européenne, ainsi que 10 pays émergents : en Afrique, l’Afrique du Sud, en Amérique latine, l’Argentine, le Brésil, le Mexique, aux Proche et Moyen-orient, l’Arabie saoudite et la Turquie, en Asie du Sud et de l’Est, la Chine, la Corée du Sud, l’Inde et l’Indonésie.

[4] Voir, par exemple, le projet d’une Banque du Sud développé par une partie non négligeable des pays d’Amérique latine.