Dialogue des cultures : diversité et convergences. Réflexion pour un débat

Gilbert Blardone*

 

145Le XXIème siècle connaîtra-t-il un « choc des civilisations[1] » ? Les disciples de Confucius, de Jésus et de Mahomet se défieront-ils autrement qu’à travers une compétition purement économique ?

Les civilisations dominantes occidentales, asiatiques, musulmanes, ces dernières plus actives et présentes que jamais à l’échelle de la planète, ne semblent pas vouloir s’engager sur la voie de l’affrontement généralisé, malgré de sérieux accrocs ici ou là. Mais pour que la paix soit sauvegardée, leur rencontre doit s’effectuer dans la reconnaissance réciproque de leur originalité, de leurs spécificités culturelles, politiques, économiques et sociales, de leurs possibles complémentarités. La mondialisation anarchique actuelle, dominée par les seuls rapports de force et d’argent avec des Occidentaux qui ne peuvent s’empêcher de croire à la supériorité de leur culture, n’est pas un contexte très favorable à des rencontres cordiales[2].

Il semble cependant aujourd’hui que nous assistions du fait même de cette mondialisation, d’une part à une meilleure perception de la diversité des cultures et, d’autre part, à une compétition croissante des civilisations notamment sur les plans politique et économique.

Il s’agit donc à la fois de favoriser la connaissance et le respect réciproques des cultures et de faire en sorte que la compétition entre civilisations issues de ces cultures ne se transforme pas en conflit armé.

La diversité des cultures

La culture d’un peuple, comme celle d’un individu, c’est à la fois sa façon de se situer par rapport à son passé, donc à son histoire ; de se concevoir et de se situer dans le présent, par rapport à l’état actuel de sa société et du monde ; d’envisager l’avenir et de se situer par rapport à lui, ce qui suppose avoir un projet de vie. Ceci implique une grande diversité des cultures.

Du point de vue individuel comme du point de vue collectif, l’éducation enrichit la culture mais ne la remplace pas. C’est ainsi qu’un berger analphabète, s’il sait d’où il vient, quel est le sens de son travail et s’il a un projet d’avenir, peut être plus cultivé que l’intellectuel diplômé, sans repères, perdu dans son siècle.

L’Occident semble traverser une phase de doute vis-à-vis de lui-même et d’incertitude vis-à-vis de l’avenir qui le met en état d’infériorité dans le débat culturel. Il a du mal à assumer son passé ; il hésite sur son présent : les États-Unis ont peur de la montée du terrorisme ; l’Europe ne connaît pas ses limites géographiques et politiques et n’a aucun projet, ni économique ni politique. Elle n’ose pas affirmer dans un monde anarchique à la fois sa « préférence communautaire » pour tout ce qui est essentiel à la survie de ses activités et de ses emplois et sa volonté de partenariat avec le reste du monde pour vaincre la pauvreté, les inégalités et assurer ainsi la paix. L’Occident n’a pas de vision d’avenir.

Au moment où l’Occident subit cette crise de culture, doutant de lui-même et de son avenir, l’Asie et le monde musulman retrouvent un dynamisme culturel depuis longtemps assoupi. Alors que nos interlocuteurs sont de plus en plus convaincus de la justesse de leurs cultures tandis que l’Occident doute de la sienne tout en prétendant l’imposer comme la meilleure, un dialogue serein s’avère difficile.

Pour l’Occident, la première des conditions à réaliser pour établir un dialogue fructueux est de retrouver confiance en sa culture et donc de préciser sa position vis-à-vis de son histoire, des réalités mondiales actuelles, de l’avenir. L’Europe, par exemple, ne doit pas craindre d’affirmer ses origines multiculturelles. Elle doit définir clairement ses limites géographiques et politiques ; le sens qu’elle entend donner à la préférence communautaire, c’est-à-dire à sa présence dans tous les domaines de la vie en société ; ce qu’elle propose pour maîtriser la mondialisation et ceci sans impérialisme culturel.

Il est évident que l’idéologie dominante ultralibérale[3] qui s’est imposée aux États-Unis et en Europe après le premier choc pétrolier de décembre 1973 par peur de l’inflation et des déficits extérieurs, jusqu’à la crise financière de 2008 et la récession économique qui s’en suit actuellement, mondialisées elles aussi, est à l’origine de la crise de culture et donc d’identité en Occident. Cette idéologie a conduit à substituer les intérêts privés à l’intérêt général, l’individu égoïste à l’Homme social, les compétitions sauvages aux solidarités organisées, l’argent comme finalité à l’épanouissement de la personne, etc. Les idéaux qui avaient motivé en France et en Europe les « Trente Glorieuses » (1945-1975), période de trente années d’expansion économique et de progrès social, sont brutalement rejetés comme obstacles à la concurrence interne et internationale, à la productivité et aux profits des entreprises et des spéculateurs. Ont ainsi été mis à mal le rôle de l’État régulateur et promoteur de l’activité économique ; la solidarité entre bien portants et malades ou handicapés à travers les systèmes de protection sociale ; la solidarité entre générations à travers les systèmes de retraite par répartition (rôle de l’État providence) ; une certaine sécurité de l’emploi, le travailleur étant considéré comme partenaire de l’entreprise non comme un objet que l’on jette après s’en être servi, etc.

Cette profonde crise de culture a finalement débouché sur le plan économique d’abord, sur la quasi stagnation de l’activité en Europe avec des taux de croissance très faibles (moins de 3 % contre 5 à 6 % entre 1945 et 1975) et pour finir en 2008 dans le chaos financier et la récession économique. Sur le plan social, en cassant l’activité, elle a engendré le chômage de masse, la montée des inégalités, la multiplication des sans-abri et des sans domicile fixe… Les « Trente Désastreuses » ont succédé aux « Trente Glorieuses ».

La compétition des civilisations

Une civilisation, c’est une culture en mouvement. La culture est son fondement. Si le doute s’instaure, la civilisation est ébranlée (cf. la fin de l’Empire Romain). Les institutions culturelles, politiques, économiques et sociales en sont l’armature. Les politiques mises en œuvre dans tous ces domaines expriment ses ambitions et la spécificité de son action.

On constate que la civilisation occidentale doutant de sa culture et donc d’elle-même se trouve dans une position de relative faiblesse ; ses institutions sont remises en question par la doctrine et la pratique du « moins d’État », ses solidarités sont démantelées par le rejet de « l’État providence ». Les politiques économiques et financières mises en œuvre depuis 1975 ont conduit l’Europe à la stagnation économique et à l’explosion du chômage, de la précarité, de la pauvreté. Les Européens sont fiers de leur histoire mais doutent du présent et sont sans projet d’avenir. L’idéologie ultralibérale leur a fait perdre leurs repères, livrés qu’ils sont aux forces obscures et contradictoires d’un marché mondial dont ils ne maîtrisent aucun élément. Ceci les rend incapables de faire face aux déséquilibres insupportables générés par ce marché aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur. Dans ces conditions, le chaos financier et la récession économique qui frappent l’Amérique et le laissent l’Europe désemparée. L’Union Européenne ayant perdu depuis trente ans ses repères, croyant les idéaux qui lui ont permis de surmonter les conséquences de la seconde guerre mondiale périmés, se révèle incapable de maîtriser sa finance et son économie, ce qui remet en question son art de vivre.

En Asie, la Chine se comporte comme un leader. Mao n’a pas réussi à éliminer Confucius qui demeure pour elle une solide base culturelle. Sur le plan économique, la Chine explose avec un système politique qui conjugue le centralisme politique et le libéralisme économique, l’un régulant l’autre. Le couple dictature et marché fait preuve d’une redoutable efficacité. La Chine entend bien être la première puissance du XXIème siècle. Sans complexe, elle en prend le chemin… Elle a la capacité de surmonter les difficultés actuelles dues à la crise.

Le monde musulman. Il existe en fait des mondes musulmans qui évoluent différemment selon leur façon de concevoir l’Islam, leurs institutions, leurs politiques. Avec l’Islam, les rencontres doivent donc nécessairement être diversifiées et adaptées à la situation des interlocuteurs. Cependant, la pression des radicaux ne cesse de s’accentuer, y compris dans les États modérés et en Occident vis-à-vis desquels les islamistes radicaux n’hésitent pas à utiliser le terrorisme pour imposer leur vision de la société et des relations internationales. Dans ces conditions, avec le monde musulman, les doutes des Occidentaux vis-à-vis d’eux-mêmes ne facilitent pas une rencontre sereine des cultures, encore moins des civilisations mais exacerbent les tensions et aggravent les risques de conflits. C’est pourquoi la poursuite du dialogue, chaque fois que cela est possible, est une nécessité.

Dialogue des cultures et occidentalisme

La rencontre des cultures, comme celle des civilisations, pour être source d’une meilleure compréhension réciproque entre les peuples, suppose que les uns et les autres surmontent doutes et complexes pour exprimer le meilleur d’eux-mêmes. C’est à cette condition que, dans le dialogue, chacun pourra prendre conscience de ses convergences et de ses divergences culturelles, par exemple, sur la nature de l’être humain ; le sens de la vie ; la finalité des relations entre individus, hommes et femmes, ainsi qu’entre les peuples ; la conception de l’organisation de la société et des relations entre les sociétés aussi bien sur le plan politique qu’économique, social, culturel ; la nature et le rôle des religions, etc. Les doutes des occidentaux vis-à-vis d’eux-mêmes, associés à leur impérialisme culturel qui les pousse à imposer partout, y compris par la force, leur conception de la démocratie, ne facilitent pas une telle rencontre. Et cependant, cette démarche, à l’échelle du monde, est seule capable de faire apparaître avec la diversité des conceptions — richesse à respecter — les points d’accord à partir desquels la paix pourra s’élaborer et « une économie de l’Homme et de tous les Hommes » se substituer à « l’économie avare » (F. Perroux).

Malheureusement, malgré l’existence depuis la fin de la seconde guerre mondiale de l’Organisation des Nations Unies dont le plus grand mérite est de permettre aux dirigeants de la planète de mieux se connaître, les uns et les autres ne semblent pas encore prêts à cette démarche, ni non plus, malgré quelques progrès récents en ce sens, les responsables des diverses religions. Bien que doutant d’eux-mêmes et de leur avenir, les Occidentaux prétendent toujours détenir avec la démocratie le modèle idéal d’organisation des sociétés. Ils persistent à croire que la philosophie des « Lumières » du XVIIIème siècle avec des philosophes tels que l’Anglais Locke (critique de la monarchie absolue, défense de la république, affirmation des droits de l’homme…) ; l’Allemand Leibniz (logique de la pensée) ; les Français Descartes et Voltaire (l’homme raisonnable) ; Rousseau (l’homme bon) ; Diderot et les encyclopédistes (l’homme libre)… fournit une explication universelle et la meilleure qui soit de l’être humain, de ses comportements et de l’organisation des sociétés… Ces « valeurs » fondent la Démocratie telle que la conçoit l’Occident, système de gouvernement idéal selon lui. Ces convictions, l’Occident entend les exporter pour le plus grand bien des diverses civilisations. Récemment, elles lui ont inspiré « le droit d’ingérence », version XXIème siècle du vieux « droit de colonisation », au nom d’idéaux à prétention universelle. Cela va directement à l’encontre du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes », fondement de la décolonisation et exaspère les éléments les plus radicaux des autres cultures. Chez certains d’entre eux, cela peut susciter des réactions en faveur du terrorisme ou dégénérer en conflits armés tels que ceux d’Irak et d’Afghanistan…

Le nouveau Président des États-Unis, Barack Obama, dont l’élection a soulevé tant d’enthousiasme et d’espoir dans le monde sera-t-il conscient de ces problèmes et orientera-t-il la politique étrangère des États-Unis vers la reconnaissance de la diversité culturelle, la nécessité de la respecter et le dialogue des cultures, ce qui pourrait favoriser la fin des affrontements armés actuels et une diminution sensible du terrorisme ? Il est trop tôt pour l’affirmer.

L’Europe, berceau des « Lumières » ferait bien, elle aussi, de se rappeler les appels des philosophes des « Lumières » à respecter l’autre, ses convictions, sa façon de s’organiser et de vivre. Descartes, dans le Discours sur la méthode, écrit : « en voyageant, ayant reconnu que tous ceux qui ont des sentiments fort contraires aux nôtres ne sont pas pour cela barbares ni sauvages mais que plusieurs usent, autant ou plus que nous de la Raison… je ne pouvais choisir personne dont les opinions me semblassent devoir être préférées à celles des autres ». Il n’est pas le seul à l’époque à faire cette constatation.

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Cet appel au réalisme et à la Raison mérite plus que jamais d’être entendu par les Occidentaux. Il devrait les persuader d’abandonner leur impérialisme culturel au profit de la reconnaissance des « valeurs » de la diversité. Accepter la diversité, rechercher les convergences, telle pourrait être la philosophie du XXIème siècle pour les relations entre les peuples et les cultures. La voie serait ainsi ouverte non à l’affrontement mais à l’élaboration au niveau de la planète, de partenariats concrets dans tous les domaines de la vie culturelle, politique, sociale, économique, environnementale… aboutissant à la création d’une « communauté des nations » (F. Perroux) multiculturelles et solidaires pour œuvrer ensemble au mieux-être de la planète, fondement d’une paix durable[4].

 

Notes:

* Économiste.

[1] Samuel Huntington, Le choc des civilisations, Paris, éd. Odile Jacob, 1997.

[2] Les Occidentaux : Europe occidentale et Amérique du Nord.

[3] L’idéologie ultralibérale inspirée par l’économiste américain Milton Friedman, Prix Nobel d’économie en 1986 pour ses travaux sur la monnaie, peut se ramener à 7 propositions : le moins d’État (l’État ne doit plus intervenir dans l’économie ni dans la politique monétaire qui est du ressort exclusif de la Banque Centrale) ; l’ouverture inconditionnelle des frontières (concurrences sauvages destructrices d’emplois ; incitation à la délocalisation des activités) ; la dérégulation généralisée (suppression de toute réglementation notamment pour les marchés financiers et spéculatifs) ; le banquier Roi, indépendant des gouvernements (les maîtres de l’argent sont censés être plus sages que les politiques) ; la course à la productivité et au profit maximum (pression sur les salaires ; rythmes de travail accélérés ; licenciements ; profits représentant au minimum 15 % de retour sur investissement) ; la croyance au marché libre autorégulateur (en réalité, les marchés ne sont que successions de déséquilibres et de crises ; six crises ou krachs en 100 ans, aucune dans la période des « Trente Glorieuses ») ; 1907, panique banquière et boursière à New York, l’indice Dow Jones (IDJ) de la Bourse de New York moins 35 % en 9 mois ; 1929, krach de Wall Street, IDJ moins 85 % en 3 ans ; 1973, premier choc pétrolier, IDJ moins 40 % en 2 ans ; 1987, « lundi noir » à New York, IDJ moins 34 % en 3 semaines ; 1997-98, crise asiatique qui se propage en Russie, Argentine, Brésil, IDJ moins 11 % en 3 semaines ; 2007-8, crise de l’immobilier (subprimes) aux États-Unis, IDJ moins 16 % en 6 mois… pas encore terminé, à suivre) ; en politique économique, la priorité accordée à la « politique de l’offre » plutôt qu’à la « politique de la demande » (J.M. Keynes), c’est-à-dire au capital plutôt qu’au travail et au marché extérieur plutôt qu’au marché intérieur. Ces propositions sont, évidemment, en opposition avec les « valeurs » qui ont inspiré les « Trente Glorieuses ».

Pour comprendre les conséquences pour l’Europe de ce type de politique sans règles du jeu, lire : Maurice Allais, L’Europe en crise. Que faire ? Réponses à quelques questions, éd. Clément Juglar, Paris, 2005. Le Français Maurice Allais est Prix Nobel d’économie en 1988 pour ses travaux sur les économies de marché. Il est en outre polytechnicien et ingénieur des mines. Son livre mérite d’être lu par tous ceux qui s’intéressent à l’avenir de l’Europe et désirent comprendre l’origine de la crise actuelle et ce que peut faire l’Europe.

[4] Philippe d’Iribarne, Penser la diversité du monde, éd. du Seuil, coll. La couleur des idées, Paris, 2008. Réflexion sur l’influence des cultures nationales et le vivre ensemble. Joseph Ki-Zerbo, À quand l’Afrique ? Entretien avec René Holenstein, éd. de l’Aube, coll. Poche, Paris, 2004. Réflexions d’un intellectuel africain du Burkina Faso engagé dans la décolonisation de son pays et de l’Afrique, sur les sociétés africaines, leur culture, leur devenir. Florian Pajot, Joseph Ki-Zerbo, éd. L’Harmattan, Paris, 2008. Dans la biographie de Ki-Zerbo, l’auteur présente les intellectuels africains engagés comme lui dans la lutte pour la reconnaissance de leur identité à travers le concept de « négritude » et l’indépendance de leur pays.