Faruk Ülgen[1]
Introduction : une évolution mitigée des conceptions
Les recherches et les débats récents sur la question du développement affirment de plus en plus aujourd’hui l’importance primordiale des infrastructures institutionnelles dans la réussite des réformes économiques, politiques et sociales qui sont mises en œuvre depuis plus d’un quart de siècle dans la majorité des pays en développement (PED). Les travaux de la Banque mondiale[2] soulignent le rôle central des institutions dans les transformations dans les pays émergents. Il est question non seulement d’évaluer la qualité des institutions existantes mais aussi d’identifier les besoins de réformes institutionnelles nécessaires dans le processus de transition. Comme ces réformes sont, au début implicitement et à partir des années 1990 explicitement, orientées vers la libéralisation économique des pays engagés, les institutions dont on fait état sont, bien entendu, des institutions jugées nécessaires pour le bon fonctionnement des marchés.
En ce qui concerne les PED, il s’agit, dans un premier temps, d’imaginer et de mettre en place les institutions qui devraient permettre aux économies en développement de réussir leur transition vers une économie de marché. Et, dans un second temps, il conviendrait d’asseoir rigoureusement les règles et mécanismes de marché libre et ouvert en vue de maintenir les économies dans une trajectoire de croissance auto-entretenue, supposée assurée dans la théorie économique usuelle, grâce au jeu d’initiative privée. Parallèlement, il est aussi affirmé qu’un tel objectif et de tels moyens ne peuvent devenir effectifs que dans le cadre de la démocratie libérale. Ainsi, les règles d’économie de marché libre et la conception contemporaine de la démocratie (voire celle des droits de l’homme, dans un sens universalisant) deviennent intimement liées à une conception individualiste des sociétés humaines. Il en découle, comme principe de base constitutif des sociétés modernes, la primauté de l’individu et le respect de la personne humaine — en tant qu’individu privé et libre — sur le Tout social, ce dernier étant souvent assimilé aujourd’hui à une vision totalitaire et centralisatrice.
Cette conception, ouvertement défendue par des économistes de renom (comme Milton Friedman et Robert Barro, dans leurs nombreux ouvrages sur la démocratie et la croissance économique), fait rapidement l’amalgame entre la démocratie, l’efficacité économique, la croissance, le bien-être des populations et les infrastructures institutionnelles requises pour créer et encadrer le contexte économique et politique adéquat. On en tire alors hâtivement la conclusion que le problème de développement est un problème de manque d’institutions (et de volonté) capables de garantir cette transition.
Contrairement à la pensée institutionnaliste du début du XXe siècle, qui exhibait un attachement fort au principe de la primauté du Tout social sur l’individu privé — un peu dans une certaine tradition hégélienne « remise sur ses pieds » si l’on reprend une expression chère à Karl Marx, et qui a fourni des fondements aux approches structuralistes et des systèmes des années 1960-70 ayant débouché sur les stratégies de développement nationalistes dans le Tiers-monde, l’orientation actuelle reprend les idées libérales du XIXe et du début du XXe siècles. Or, cette orientation est suivie sans avoir pour autant répondu aux interrogations suscitées par les grands débats du premier quart du XXe siècle. Ces débats avaient eu lieu entre les penseurs autrichiens (Von Mises, Hayek), qui considéraient les prix de marché comme le mécanisme de coordination des décisions supérieur aux décisions centralisées, et ceux qui considéraient (Barone, Taylor, Lange), au contraire, le modèle d’optimum économique de Pareto comme un cadre adéquat pour établir des calculs rationnels en économie planifiée (soviétique, à l’époque). En fait, dans l’histoire récente, le choix du libéralisme économique et les conditions structurelles de sa mise en place dans la quasi-totalité des pays du monde sont fondés davantage sur les conséquences politiques des évolutions récentes sur l’échiquier mondial (le démantèlement du bloc soviétique, la crise d’endettement dans les PED suivant des stratégies d’industrialisation nationalistes et la déclaration de fait de la suprématie des États-Unis d’Amérique) que sur des résultats scientifiques et objectifs des recherches menées depuis plusieurs siècles sur les systèmes économiques et politiques envisageables. C’est ainsi que l’affirmation de la supériorité de l’économie de marché en termes de bien-être social a pu circuler comme une vérité universelle qui, de ce fait, est devenue une norme à accepter et à appliquer contre tous les maux persistants, qu’il s’agisse de la pauvreté, de l’inégalité ou de sous-développement. Il paraît alors normal aujourd’hui que tout projet de restructuration et de réforme renvoie à la mise en place d’institutions – cadres nécessaires pour atteindre l’économie de marché, c’est-à-dire l’état optimal pour les sociétés. Dans cette quête, peu objective et peu neutre, l’omission des facteurs spécifiques à chaque pays ou région et à chaque problème découle comme un choix volontaire puisqu’il conviendrait alors d’appliquer le remède universel et vrai à toute maladie observée.
Toutefois, les expériences aux résultats mitigés d’un grand nombre de pays en difficulté rendent nécessaire un questionnement profond sur le sens des réformes institutionnelles demandées ainsi qu’une évaluation de leur adéquation dans le processus d’ouverture et de libéralisation à l’égard des spécificités des pays concernés.
Les approches institutionnaliste / néo-institutio-nnaliste / évolutionniste insistent sur ce point, mais en proposent des modèles différents : « plus de marché ou plus d’intervention » ou encore « libéraliser en laissant principalement au marché le soin de développer spontanément les institutions nécessaires à son bon fonctionnement (évolution-nisme hayékien) ou libéraliser étape par étape en mettant en place au préalable les institutions jugées adéquates en vue de permettre aux entreprises et structures nationales spécifiques de faire face à une concurrence accrue face à des entreprises souvent de très grande taille (les multinationales). Dans ce cas, c’est l’État ou les pouvoirs publics qui devraient organiser et surveiller le processus ».
Par institutions, on entend généralement les droits de propriété, les lois sur les sociétés, les lois sur les faillites, etc., sans véritable insistance sur les infrastructures institutionnelles du type réglementation – encadrement des marchés. Le développement des institutions est pensé plutôt en termes des lois et pratiques en faveur du marché libéralisé qu’en termes des besoins spécifiques et les faiblesses structurelles des économies en développement. Mais quelle que soit la vision adoptée, le différend fondamental se situe au niveau du processus de transition et non de l’objectif de la transition, ce qui rend nécessaire l’identification de ce que l’on entend par le développement institutionnel dans les économies en développement (dans quel(s) objectif(s) et par quel(s) moyen(s) ?).
On remarquera cependant que les différentes études menées sur les cas des pays en développement ou émergents montrent non seulement des conséquences différentes des transformations sur les structures internes (amélioration ou détérioration des rapports de production et des structures existantes) selon le pays considéré, mais aussi des trajectoires différentes d’évolution qui ne semblent pas toutes viser les mêmes objectifs intermédiaires dans l’objectif collectif du développement économique et social.
Les transformations sont principalement fondées sur une libéralisation et une ouverture économiques poussées aboutissant à des résultats mitigés et remettant en question la cohérence des programmes suivis. La portée des réformes apparaît dès lors liée aux capacités d’adaptation des structures économiques émergentes et la qualité de leur infrastructure institutionnelle. Dans la littérature, deux propositions alternatives sont considérées, la thérapie de choc et l’approche graduelle, qui déterminent le choix des politiques de libéralisation et leur modalité d’application, ce qui affecte, bien entendu, les résultats des programmes suivis.
Afin de mettre en lumière la complexité du problème et d’en souligner l’importance cruciale dans le processus de développement, le présent article montre, dans un premier temps, que l’on ne peut pas concevoir une économie de marché sans les institutions qui l’encadrent, surtout lorsque les réformes de libéralisation sont susceptibles d’engendrer des conséquences néfastes pour certaines parties des populations concernées. Cette observation est ensuite appuyée sur une présentation des oppositions sur les modalités de réforme institutionnelle : à la sélection spontanée ou avec la main visible des décisions et actions collectives. Cette opposition nous permet, dans une troisième partie, de considérer plus précisément le caractère dynamique mais très complexe des institutions. Ceci implique que les institutions sont forcément spécifiques et évolutives dans le temps et dans l’espace et qu’il n’est pas possible d’imaginer et encore moins d’appliquer des remèdes universels pour trouver ex-ante une trajectoire de développement unique. Cette conclusion n’empêche pas que l’on puisse dégager des points cardinaux ou des principes généraux, mais les croyances idéologiques ne peuvent pas former des principes universels objectifs lorsqu’il s’agit d’assurer la survie des populations.
1 – Le rôle des institutions dans la transition des PED
De nombreux travaux néo-institutionnalistes[3] soulignent que l’efficacité du système économique dépend des institutions d’un pays, qu’il s’agisse de son système juridique et politique ou de ses infrastructures économiques et financières. La même idée est présente, sous des formes diverses, dans les approches évolutionnistes, régulationnistes ou institutionnalistes[4].
De même, Havrylyshyn et Van Rooden[5] montrent l’importance du développement des institutions qui améliorent le fonctionnement des marchés en vue de restaurer la croissance économique dans les pays en transition sur la période 1991-98. Il en ressort aussi que cet impact positif des institutions sur la croissance est dépendant des progrès dans l’achèvement de la stabilité macroéconomique et dans l’application des réformes dans un cadre ordonné et régulier. Dans cette étude, les auteurs soulignent que les bonnes politiques économiques (incluant la libéralisation économique) se révèlent être le principal déterminant de la croissance. Le degré de liberté d’entreprise et de libéralisation économique est interprété comme un indicateur évaluant la qualité des politiques économiques et s’avère dépendant du développement institutionnel. Parallèlement, les variables politiques et législatives / juridiques (régularité des élections libres, l’existence des partis politiques stables, le cadre juridique comme le code civil, le code du commerce, les lois sur la création d’entreprise et les faillites, etc.) interviendraient indirectement dans l’évaluation des résultats. Ce parallélisme entre les institutions, la qualité des politiques appliquées et le développement, même en considérant principalement le point de vue des approches qui sont en faveur de la libéralisation économique, révèle le rôle crucial joué par l’infrastructure institutionnelle dans les performances économiques au sens large. Toutefois, dans ce type de recherche, l’évaluation des performances est souvent limitée à des indicateurs quantitatifs de croissance économique sans explicitement prendre en compte les indicateurs sociaux (accès aux soins, à l’éducation, l’espérance de vie, les conditions de travail décentes, la perspective d’avenir plus prometteur pour les couches défavorisées, etc.). Ceci réduit alors la portée des approches dans l’analyse des conditions de stabilité et de développement dans les PED.
En effet, nombre d’études comparatives sur les diverses expériences des PED et des pays en transition se focalisent sur la même question : pourquoi certains pays répondent plus rapidement et plus efficacement aux situations de crise que les autres. On est alors amené à identifier les variables économiques, politiques et sociales qui diffèrent les unes par rapport aux autres et qui affectent sensiblement les résultats selon les pays. Un résultat général qui ressort de ce questionnement est que les structures et contraintes institutionnelles et politiques caractérisent l’environnement dans lequel les choix des politiques économiques sont établis et appliqués. Cela donne une interaction qui apparaît fondamentale entre le processus politique et le processus économique du changement, interaction que l’on peut appeler « la transition duale à la démocratie et au marché »[6].
D’un point de vue plus précis, les institutions constituent le cadre général (repères explicites ou implicites, mécanismes d’incitation et de contrainte) dans lequel les différents acteurs (publics ou privés) peuvent intervenir dans l’économie avec moins d’ambiguïté possible aussi bien en ce qui concerne l’incertitude sur le futur que les réactions possibles des agents dans l’économie. Les institutions sont habituellement distinguées en institutions économiques (droits de propriété, droits contractuels, etc.) et en institutions politiques (structure de l’État, processus politique, etc.) et relèvent naturellement de l’action collective. Par conséquent, comme le soulignent Borner et Kobler[7], lorsque l’on parle d’institutions, il n’est pas possible de considérer seulement les institutions au service des intérêts privés de court terme ni de concevoir uniquement les institutions supra-individuelles au service d’un Tout-puissant dominant : il faut être deux pour danser le tango ! Les procédures de régulation doivent viser dès lors la continuité des relations en réduisant les risques de crise systémique surtout lorsque le développement des structures économiques et politiques, en termes de maturité et de stabilité dans le temps, n’est pas encore atteint.
Les transformations dans les PED sont principalement fondées sur une libéralisation et une ouverture économiques poussées et ont abouti à des résultats mitigés remettant en question la cohérence des programmes suivis tant en ce qui concerne leur vitesse d’application qu’en ce qui concerne les domaines dans lesquels ils sont mis en œuvre. La portée des réformes devrait dès lors être évaluée par rapport aux capacités d’adaptation des structures économiques émergentes et la qualité de leur infrastructure institutionnelle. Or, les réformes provoquent de profondes modifications dans les économies :
* avec l’ouverture, les relations productives, monétaires et financières antérieures deviennent peu viables ;
* la privatisation des entreprises publiques ne débouche pas sur un assainissement spontané des structures antérieures et crée un chaos général nourrissant de nouveaux types de stratification sociale assis sur des réseaux d’influence et de corruption à l’échelle nationale, voire internationale ;
* les nouvelles formations se révèlent très fragiles (peu expérimentées et insuffisamment armées) devant la concurrence internationale ;
* le nouveau contexte expose soudainement et brutalement les établissements nationaux à de nouvelles pratiques sur les marchés (boursiers, de la dette publique, etc.) ;
* le pouvoir croissant des flux de court terme pousse les entreprises et les banques à privilégier les investissements de portefeuille, ce qui aggrave les fragilités des mécanismes de financement de la structure productive.
La sélection spontanée par les mécanismes concurrentiels des marchés ne s’effectue pas en faveur d’une modification plus saine des structures. Devant cette observation, les différentes recherches soulignent qu’il n’est plus possible d’admettre l’existence des recettes universelles applicables avec une feuille de route générale pour tous les PED.
2 – Débats sur les modalités de réforme institutionnelle
L’étude de la transition consiste à évaluer les modalités de transformations institutionnelles dans les économies en développement vers une économie de marché. Les transformations portant sur la suppression des protections et réglementations avec l’ouverture des marchés constituent une part importante des objectifs à atteindre. Avec le processus de transition, on voit apparaître un débat de fond sur les problèmes d’infrastructure institutionnelle requise pour permettre l’évolution des économies vers des mécanismes de marché praticables et soutenables à l’égard des capacités et caractéristiques spécifiques des pays considérés. Dans l’analyse de ces difficultés et des mécanismes requis pour une transition réussie, deux visions s’opposent à travers la question de savoir si les institutions doivent pouvoir émerger à travers les seules forces des marchés libéralisés (la thérapie de choc) ou si elles doivent plutôt être fondées sur les modèles d’intervention en fonction des objectifs préétablis et dirigés (l’approche graduelle).
La première vision, la thérapie de choc, stipule que les institutions sont, dans la plupart des cas, le produit des forces du marché plutôt que le résultat des politiques autoritaires. Dans la lignée de l’approche hayékienne, la structure institutionnelle efficace et adéquate devrait émerger comme le résultat de la concurrence et des échanges volontaires. Le schéma standard de cette supposition peut se résumer par le triptyque « stabilisation – libéralisation – privatisation ». Il est considéré que les changements doivent s’appuyer sur les mécanismes d’incitation du marché, supposés auto-exécutoires et capables de pousser les institutions à se modifier sans nécessiter d’interventions gouvernementales[8].
Toutefois, de nombreux problèmes sont à remarquer à la suite des essais infructueux de libéralisation et d’ouverture soudaines des structures locales aux rapports internationaux :
* une résistance des structures locales et une inadéquation des modalités utilisées pour leur modification ;
* des taux élevés d’inflation, des faillites d’entreprises, des crises bancaires et financières se succèdent et réduisent la crédibilité des réformes aux yeux des agents économiques ;
* l’accroissement des inégalités et des déséquilibres dans la répartition des revenus;
* les transformations se développent avec violence et d’une façon arbitraire pour les populations en difficulté et engendrent une méfiance généralisée des sociétés.
Par conséquent, un autre paradigme évolutionniste est proposé en vue de soutenir une approche gradualiste des réformes. Ce paradigme est fondé sur l’idée d’une évolution constructiviste qui relève d’une rationalité constructiviste, opposée à la spontanéité de l’apparition des institutions. Il affirme que toute transition requiert un fil conducteur et que ce fil conducteur est principalement l’État[9].
L’approche graduelle considère que l’émergence des institutions dépend des actions conscientes et volontaires collectives. Elle est fondée sur l’idée de Ronald Coase, qu’en l’absence des institutions appropriées, aucune économie de marché ne peut avoir de cohérence possible et que l’État et les structures hors marché doivent jouer un rôle d’initiateur dans la transformation de l’infrastructure institutionnelle. Il est supposé que les comportements économiques dépendent des trajectoires suivies et se forment au cours du temps historique. Pour sa part, North précise que les changements dans les différentes économies ne revêtent pas tous la même forme ni ne requièrent les mêmes modalités et vitesses[10]. Les réformes nécessiteraient donc des modalités spécifiques à chaque économie. Il s’avère aussi que l’évolution des institutions n’est pas le résultat d’une sélection naturelle mais d’un ensemble d’actions conscientes et discrétionnaires.
L’État et les institutions se révèlent décisifs dans la modification des structures antérieures non seulement en tant que “gendarme” mais aussi et surtout en tant qu’initiateur, coordonnateur et superviseur de réformes. Lorsque l’on définit, suivant North, la structure économique et politique d’un pays comme un complexe de règles, normes, conventions et croyances comportementales qui ordonnent une société donnée, il devient impossible d’envisager un marché efficace qui ne soit pas structuré par les acteurs en vue d’obtenir le résultat espéré ; une telle structure ne peut pas être obtenue en l’absence d’intervention publique (collective). La stabilité apparaît comme une condition sine qua non dans la transition et, partant, dans la croissance économique. Cette stabilité dépend, entre autres, du degré de développement du système économique qui semble être un processus de longue haleine.
L’approche évolutionniste gradualiste attire l’attention sur les faillites des marchés non réglementés et souligne le rôle déterminant de l’État[11]. Les imperfections et incomplétudes des marchés en constituent l’argument central. La main invisible du marché laisse la place à une main visible des institutions qui doivent évaluer et vérifier, durant le processus de transition, les limites des réformes à l’égard de l’objectif de transformation. Par conséquent, les modifications institutionnelles n’apparaissent pas comme un objectif à confier aux mécanismes de marché, mais constituent un moyen d’assurer, dans les meilleures conditions possibles, la transition économique.
Les principaux moyens de réforme préconisés par les organismes internationaux, à savoir les privatisations et l’ouverture des marchés, sans le développement des infrastructures institutionnel-les, débouchent arbitrairement sur l’émergence des groupes d’intérêts qui sont susceptibles de bloquer le processus de développement et de transformation des économies. Contrairement aux affirmations de la thérapie de choc, le gradualisme soutient que la corruption du pouvoir est un fait mutuel qui se développe entre les décideurs publics et les agents de marché en raison de la faiblesse des institutions d’encadrement qui sont mises en place dans le processus de transformation. Cette faiblesse engendre une capture de l’État qui est le fait pour un groupe d’intérêts privés dans l’économie d’user de son pouvoir économique en vue d’influencer la formation des règles institutionnelles (lois, normes, réglementations) en sa faveur. En général, les économies où la capture de l’État est forte, les institutions peu développées sont principalement destinées à fournir des avantages spécifiques aux lobbies et firmes d’influence sans chercher à améliorer les structures institutionnelles et les modalités de gestion et d’administration des relations économiques, comme le souligne un rapport de la BERD[12]. Dans de telles situations, les mécanismes de marché restent impuissants pour permettre aux firmes émergentes de s’intégrer dans les marchés. Par conséquent, le problème de la corruption ne vient pas forcément de l’incapacité des dirigeants à établir les règles d’une bonne gouvernance libérale mais d’une libéralisation démesurée des économies étant données leurs capacités, besoins et spécificités propres.
La mise en place d’un environnement adéquat, nécessaire pour assurer la confiance et la participation du public dans les réformes, revêt par conséquent la forme d’un bien public. Il en découle aussi que la confiance n’est pas un état garantissable par la seule loi ; elle requiert le développement des pratiques et habitudes qui en déterminent le domaine et la durée de validité. La confiance n’est pas le fruit d’un mécanisme concurrentiel ni d’un ordre spontané mais le résultat d’un processus long et collectif. L’intervention consciente des organismes publics dont l’État vise à développer, à mettre en application et à renforcer les institutions adéquates pour la stabilité économique et politique[13].
3 – La dynamique évolutionniste des institutions
Comme il a été souligné plus haut, les institutions sont supposées déterminer les paramètres des variables d’environnement (coûts, hiérarchies, technologie, droits de propriété) et contraindre / régler les possibilités d’action pour les individus. D’une façon plus générale, elles déterminent les domaines et les possibilités des actions et des interactions et constituent la base collective de la coexistence des unités constitutives de la société. Par là, elles affectent aussi les informations et les connaissances individuelles en en déterminant le domaine des possibilités ou en créant de nouvelles opportunités.
On remarque, à travers l’opposition entre la thérapie de choc et la transformation graduelle, que selon les écoles, les institutions sont vues soit comme le résultat d’une constitution collective s’imposant aux individus soit comme le résultat d’un processus d’organisation spontanée de la part des individus. Par conséquent, la question de savoir si les institutions existent comme le résultat de l’histoire ou si elles sont établies ou choisies par les individus en fonction de leur efficacité respective à l’égard des critères économiques trouve des réponses sensiblement différentes sur les modalités de réforme dans les économies en développement. Ces réponses affectent notablement les choix faits en matière des réformes et déterminent, par conséquent, les résultats des politiques mises en œuvre si bien que les échecs comme les réussites des programmes de transition et de transformation des PED sont liés inéluctablement aux structures institutionnelles existantes et à la façon dont elles sont modifiées.
Les routines (habitudes, règles implicites de comportement, etc.) jouent un rôle important dans l’évolution des comportements et sont formées par l’histoire des organisations. Par exemple, les différences entre les comportements et performances des firmes de l’ère victorienne, du capitalisme américain ou de la société japonaise moderne sont comprises en partie par ces différences dans les routines respectives des sociétés considérées. Du point de vue de la théorie des organisations, l’efficacité des organisations de marché est comprise à partir des variables qui déterminent les particularités des organisations internes parallèlement aux caractéristiques des marchés libres.
Si l’on reprend les enseignements de l’approche de la régulation, les parties constituantes d’un ensemble donné s’ajustent mutuellement dans le cadre d’une dynamique ordonnée qui ne peut pas être considérée comme le produit d’ententes individuelles. Il peut y avoir différentes configurations de régulation dans les relations économiques. Sur les salaires et l’emploi, les analyses sont fondées sur les mécanismes de gestion (gouvernance) des conflits dans l’économie entre syndicats et patronat. La forme de la concurrence dominante sur les marchés est expliquée à partir des règles de formation des prix et des structures oligopolistiques. Le fonctionnement des marchés financiers et les règles monétaires en vigueur, à travers les interventions des autorités monétaires et financières, sont pensés relativement à la structure administrative et institutionnelle dominante. L’intervention des pouvoirs publics imprègne l’ensemble des domaines économiques. En tant qu’arbitre ou en tant que contrainte en faveur ou non des groupes d’intérêts spécifiques, les interventions modifient le partage de la valeur ajoutée, les conditions de production et les modalités de résolution des conflits. Elles jouent aussi un rôle déterminant dans la formation des structures hiérarchiques aussi bien au niveau national que sur le plan international. Les caractéristiques de l’ère fordiste, notamment aux États-Unis, et les spécificités des capitalismes rhénan et français dans la période de l’après-guerre peuvent être précisément identifiées selon cette grille de lecture[14].
Dans cette perspective, les comportements et les performances sont expliqués en fonction de la structure organisationnelle établie. Les performances économiques et sociales dépendent des spécificités organisationnelles des entités étudiées. Les mécanismes de marché prennent alors place à l’intérieur des structures organisationnelles extra-marché et les structures institutionnelles renvoient à des modalités et règles qui établissent le cadre administratif, légal, technique, économique, etc. des actions des agents. Non seulement les possibilités de découvertes, mais aussi l’exploitation de nouvelles opportunités après leur découverte, dépendent de l’infra-structure institutionnelle que prennent en compte aujourd’hui même les approches néoclassiques (notamment dans la théorie de la croissance endogène). Toutefois, contrairement à ces dernières, qui relèvent d’une vision utilitariste et fonctionnaliste des institutions, la conception des institutions comme cadre de régulation évolutif permet d’étudier les facteurs qui rendraient un régime particulier d’accumulation viable : quels types de mécanismes encadrent la formation des salaires et affectent la demande agrégée ? Comment l’État intervient-il dans l’économie (soutien de la demande ou soutien de l’offre) ? Quelle stratégie de développement est pressentie, avec quels moyens ? Bref, il s’agit de voir ce qui détermine (et comment) l’évolution économique, relativement aux institutions, à l’organisation et à la gestion collective du mode de reproduction en vigueur. Par exemple, Nelson et Wright[15] expliquent la montée du capitalisme américain par la conjugaison des phénomènes comme les industries de production de masse avec abondance des ressources, un très grand marché intérieur et une haute technologie surtout fondée sur des investissements soutenus en infrastructures éducatives et de recherche – développement. Ces spécificités se traduiraient alors par une performance technologique élevée et des niveaux de croissance forte. Parallèlement à ces constatations, l’approche régulationniste met en avant les caractéristiques du système productif : standardisation – automation des processus de production ; développement de la production / consommation de masse ; gestion “collective” du marché de travail (du type insider) fondés sur des conventions plus que sur des affrontements décentralisés ; organisation oligopolistique des marchés ; politiques fiscales et État kéynésien ; etc.
La supposition centrale d’une telle vision est que les marchés sont des constructions institutionnelles dont les caractéristiques organisationnelles affectent les résultats collectifs. Les marchés ne sont plus alors considérés comme des lieux exclusivement privés (comme une modalité de coordination spontanée et efficace entre décisions privées) ni comme une modalité alternative relativement à son opposé qui serait la centralisation. Le marché n’est pas une boîte noire magique qui permettrait aux individus d’atteindre, par une heureuse coïncidence de leurs intérêts respectifs, un état de développement désiré. Le marché n’est qu’un dispositif d’action des unités économiques, établi et encadré par un ensemble de règles et d’habitudes qui forment la structure institutionnelle d’une société donnée. Le développement ne peut donc pas venir de ce dispositif d’action mais du cadre qui l’établit et l’encadre dans un objectif clair et réfléchi.
L’hypothèse de l’ancrage des comportements individuels sur un cadre institutionnel, social donné, ne doit cependant pas être considérée comme une fonctionnalisation des institutions. Les archétypes comme la firme fordiste, les salariés syndiqués ou les agents fonctionnalisés représentatifs doivent être considérés comme des exemples pédagogiques et non comme des prototypes représentatifs de la vision suivie. Un régime ou un mode de régulation est une modalité dominante, à un moment donné, d’assurer la compatibilité des actions individuelles séparées sans que les individus considérés un à un ne soient supposés être conscients des dynamiques systémiques qui modulent leurs actions. Cette façon d’approcher le problème de coordination dans une économie de marché n’interdit pas de penser les comportements aussi sur le plan microéconomique. Toutefois, toute l’analyse institutionnaliste des comportements micro-économiques considère les comportements des agents (préférences, modalités de négociation, stratégies, etc.) non pas comme les fondements du modèle analytique mais les résultats, en grande partie, d’une structure institutionnelle donnée. De ce point de vue, il s’agit de penser l’économie du développement en recherchant le cadre macroéconomique et institutionnel susceptible de réconcilier d’une façon durable l’existence des décisions privées et l’objectif du bien-être collectif.
Conclusion : les institutions comme cadre d’évolution et de régulation spécifique
À la lumière des développements précédents, on peut considérer les institutions comme un cadre de coordination collective, un ensemble de mécanismes d’orientation et de régulation, spécifiques à chaque ensemble étudié et changeant selon les périodes et les expériences. Elles sont donc dépendantes des trajectoires propres de chaque pays et affectent en retour différemment les trajectoires de chaque économie. Ceci explique, du moins en principe, les différences et les divergences que l’on observe dans l’évolution des économies comme la Chine, les pays d’Amérique latine, du Maghreb, de l’Afrique, etc. Cette particularité rend alors l’étude des structures institutionnelles assez complexe et nous empêche d’imposer les mêmes règles de bonne conduite applicables à tous les PED. Les mêmes mesures mises en œuvre dans deux pays différents donneront, par conséquent, des résultats différents, voire diamétralement opposés. Chaque trajectoire de développement doit être étudiée en prenant en compte les interactions collectives à l’intérieur et en dehors des marchés, en suivant une logique de changement permanent des décisions à travers un processus de découvertes, de réorganisation et de réajustement modifiant le système. Ce processus s’intègre dans un contexte institutionnel qui encadre le fonctionnement de l’économie et qui comprend aussi bien les organisations formelles (entreprises, administrations, structures éducatives, unions diverses, etc.) que les règles de comportement (qui peuvent être étudiées à travers les routines, les conventions sociales, les normes éthiques, etc. ou les contraintes comme les lois formelles ou les interdits moraux).
Dans un article récent[16], Joseph Stiglitz montre que les circonstances particulières de la Chine requièrent un modèle différent pour le développement de l’économie chinoise. Ceci est valable non seulement en termes de modèle de croissance économique et d’innovation, mais aussi en termes des modifications institutionnelles comme l’infra-structure juridique des droits de propriété, de la protection sociale ou les politiques fiscales. L’exemple de la Chine est, parmi d’autres économies qui semblent suivre des trajectoires particulières de transformation, un cas d’école qui semble montrer que la transition économique vers plus d’ouverture économique peut ne pas adopter un modèle unique universel qui serait valable pour tous les pays en développement.
Cette observation est pourtant un fait acquis dans les analyses comparatives sur les économies développées telles les États-Unis d’Amérique, l’Allemagne, la France et le Japon, pour ne citer qu’elles. En effet, il est admis depuis longtemps que ces pays présentent des modèles sensiblement différents dans lesquels aussi bien la conception de l’économie de marché qui y est adoptée que les politiques économiques suivies depuis plus d’un siècle se révèlent spécifiques à chaque pays considéré. Néanmoins, depuis la disparition de l’Union soviétique et à partir des transformations économiques et politiques des pays de l’Europe de l’Est, les débats politiques et d’économie politique affirment la nécessité d’adopter une vision unitaire consistant à assurer une ouverture économique généralisée et rapide devant garantir surtout les libertés économiques aux individus et firmes multinationales dans les PED. Même si à partir des années 2000, la validité de cette position est remise en question, elle reste le fondement idéologique des politiques contemporaines qui se veulent plus réfléchies et davantage structuralistes que par le passé. Or, non seulement les échecs de stabilisation et de développement des 25 dernières années, mais aussi et surtout l’exemple chinois constituent un argument en faveur d’une reconsidération du problème de développement à l’égard des institutions adéquates à mettre en œuvre dans l’objectif d’un développement économique et humain dans les pays en difficulté. En effet, si la Chine peut rendre performantes ses structures économiques et, peut-être aussi, ses structures sociopolitiques sans être liée trivialement et franchement au modèle libéral, les recettes standard de développement indiquées pour l’ensemble des PED doivent être repensées. Ceci pourrait aussi nous permettre de comprendre en quoi les politiques de transition suivies jusqu’ici et les réformes institutionnelles mises en œuvre dans les PED, qui connaissent des crises récurrentes multi-facettes, se révèlent inadéquates à l’égard de leurs caractéristiques individuelles dans un contexte dit globalisé.
Notes:
[1] Enseignant-chercheur, Université Pierre Mendès France, Grenoble.
[2] Banque mondiale, World development report : building institutions for markets, Washington D C, 2002.
[3] R. H. Coase, « The new institutional economics », in C. Ménard (sous la dir. de), Institutions, contracts, and organizations: perspectives from new institutional economics, E. Elgar, Cheltenham, 2000.
[4] B. Coriat et G. Dosi, « The institutional embeddedness of economic change: an appraisal of the “evolutionary” and “regulationist” research programmes », in G. M. Hodgson (sous la dir. de), A Modern Reader in Institutional and Evolutionary Economics, E. Elgar, Cheltenham, 2002.
[5] O. Havrylyshyn et R. Van Rooden, « Institutions Matter in Transition, But So Do Policies », Comparative Economic Studies, n° 45, 2003, pp. 2–24.
[6] Voir L. Frischtak, « Overview : From Policy Reform to Institutional Change », in L. Frischtak et I. Atiyas (sous la dir. de), Governance, Leadership, and Communication, Banque mondiale, Washington D C, 1996.
[7] S. Borner et M. Kobler, « Strength and Commitment of the State : It Takes Two to Tango », Public Choice, 2002.
[8] R. Schröder, « Lessons from the Past: legal transformations in Germany of the 19th Century », Journal of Institutional and Theoretical Economics, n° 156, 2000, pp. 180-206.
[9] K. J. Arrow, « Economic Transition: Speed and Scope », Journal of Institutional and Theoretical Economics, n° 156, 2000, pp. 9-18.
[10] D. C. North, « Big-Bang Transformations of Economic Systems. An Introductory Note », Journal of Institutional and Theoretical Economics, n° 156, 2000, pp. 3-8.
[11] M. Lavigne, « Ten Years of Transition : A Review Article », Communist and Post-Communist Studies, n° 33, 2000, pp. 475-483.
[12] Banque européenne pour la reconstruction et le développement (EBRD), Transition Report 1999 : Ten Years of Transition, EBRD Desk, Londres, 1999.
[13] Voir pour un travail dans ce sens sur les transformations du système bancaire et financier turc depuis les premières réformes de libéralisation en 1980, F. Ülgen, « Libéralisation et structures institutionnelles : transformations dans le système bancaire turc », Colloque international : Enjeux économiques, sociaux et environnementaux de la libéralisation commerciale des pays du Maghreb et du Proche-Orient, 19-20 octobre 2007, Rabat, Maroc, 2007.
[14] M. Aglietta Régulation et crises du capitalisme, O. Jacob, 1997 ; R. Boyer, et Y. Saillard, (sous la dir. de), Théorie de la régulation : L’État des savoirs, La Découverte, Paris, 1995.
[15] R. R. Nelson et G. Wright, « The rise and fall of American technological leadership : the post-war era in historical perspective », Journal of Economic Literature, n° 30, 1992, pp. 1931-1964.
[16] J. Stiglitz, « China : Towards a new model of develop-ment », China Economic Journal, n° 1(1), 2008, pp. 33-52.