Éditorial : D’une crise à l’autre

Patrice Allard, Rédacteur en Chef de Informations et Commentaires

 

144En moins de trente ans ce n’est pas la première fois qu’une crise financière menace de se transformer en une crise systémique, une crise où la défaillance d’une société bancaire ou financière menace d’en entraîner d’autres, à la manière d’un château de cartes. En août 1982, l’annonce par le gouverneur de la Banque centrale du Mexique de l’incapacité du pays à faire face à ses dettes extérieures marquait le début de ce qui fut appelé ensuite la « crise de la dette ». En quelques semaines, plusieurs dizaines de pays, dont de grands débiteurs (Argentine, Brésil, Chili, Nigeria et Venezuela) devaient prendre la même décision, plongeant dans l’angoisse l’ensemble du système financier international.

À grands traits, la crise financière actuelle présente quelques similitudes avec celles qui l’ont précédée. Les scénarios se ressemblent : la défaillance d’un ou de quelques débiteurs importants met en péril une ou quelques sociétés financières ou bancaires contraintes de provisionner des créances devenues douteuses ; un mécanisme brutal de contagion apparaît ; la mise en péril de quelques institutions de crédit s’étend à d’autres en relation financière avec les premières, cependant que les réactions du système financier devenu plus prudent (arrêt de la mise en place de nouveaux crédits et / ou la hausse des taux d’intérêt) mettent en difficulté de nouveaux débiteurs. La réaction des pouvoirs publics constitue une seconde similitude. Ceux-ci, dans les deux cas se mobilisent pour éviter l’effet domino que présente la crise systémique, ce qui prend l’aspect d’un sauvetage des banques et institutions financières menacées, par une injection massive de liquidités nouvelles.

Les similitudes s’arrêtent là. La crise actuelle semble infiniment plus grave que celles qui l’ont précédé dont la « crise de la dette » de 1982. Elle est d’abord américaine et prend vite des tournures catastrophiques. Qu’on en juge par le rappel de quelques faits marquants. Le 7 septembre, Fannie Mae et Freddie Mac, les deux plus puissants organismes de crédit hypothécaire des États-Unis, sont mis sous la tutelle du Trésor américain. Le 15 septembre, la quatrième banque d’affaires américaine, Lehman Brothers, est déclarée en faillite, cependant qu’une autre grande banque d’affaires également américaine, Merrill Lynch est rachetée, en ultime ressort par la Bank of America. Le lendemain, c’est la première compagnie d’assurance des États-Unis, AIG, qui bénéficie d’une intervention du Trésor, véritable opération de sauvetage en urgence. Deux jours après, le 18, la banque britannique Halifax Bank Of Scotland (HBOS), spécialisée dans le crédit immobilier, échappe à la banqueroute par son rachat par une autre banque anglaise, la Lloyds TSB, alors qu’une autre importante banque d’affaires américaine, Morgan Stanley, ne peut être sauvée que par l’intervention d’une banque chinoise. Si, dans les crises précédentes, le risque systémique était resté diffus, en quelques jours, la crainte d’un effondrement de tout l’édifice financier international devient une réalité.

Dès les années 1980, le passage d’un financement des économies reposant principalement sur l’intermédiation à un nouveau mode centré sur les marchés (financier et monétaire), la mise en place d’un décloisonnement entre opérations monétaires et opérations financières étaient déjà avancés de sorte qu’il faut chercher ailleurs des explications d’une telle ampleur de la crise actuelle. La titrisation, la multiplication des effets financiers négociables[1], doit être mise en avant. Un actif unique, réel ou monétaire, supporte un nombre accru de titres financiers. La dépréciation de cet actif, quelle qu’en soit la cause, entraîne celle des titres dont il était le support, c’est-à-dire une dépréciation portant sur un multiple de la valeur initiale de l’actif[2]. L’importance prise par les crédits mis en place pour rendre possible un effet de levier[3] doit également être avancée. La Banque des Règlements Internationaux reconnaît explicitement l’importance qu’avait prise cette pratique avant l’éclatement de la crise[4]. Ceci expliquerait en partie pourquoi les établissements de crédit ont pu très vite être menacés. Toutefois cette pratique n’aurait pu avoir de conséquence si elle n’avait accompagné le comportement de plus en plus orienté par une logique de spéculation des diffé­rents agents. Le point de départ d’une opération de financement a cessé peu à peu de porter sur la valeur immédiate d’un titre ou d’un bien pour s’établir sur la valeur attendue dans le futur de ce titre ou de ce bien. Ainsi les crédits immobiliers dit subprimes ne paraissaient pas à haut risque tant que les prix de l’immobilier américain étaient orientés à la hausse. Le renversement de cette tendance, l’éclatement de la « bulle » immobilière, fut le détonateur et précipita la crise financière. Cela ne veut pas dire que ce comportement spéculatif ait été limité au seul secteur immobilier américains, puisqu’il concernait également les opérateurs des marchés des matières premières, de l’énergie, etc.

La crise financière actuelle, se situant dans les pays des Centres, est perçue de manière bien différente que ne le fut la crise de la dette de 1982. À l’époque, la responsabilité du désastre était attribuée, pour nombre de chroniqueurs sous l’influence de la pensée libérale la plus orthodoxe, aux seuls pays des Périphéries et à leurs politiques de développement, ruineuses et inefficaces. C’était passer sous silence le rôle important joué dans cette crise par la politique monétaire américaine (la hausse vertigineuse des taux d’intérêt, entraînée par la politique de Paul Volcker, gouverneur de la Federal Reserve). C’était aussi ignorer l’empressement des banques commerciales à accorder des crédits pour soutenir les exportations manufacturières des pays centraux, à l’époque menacés de récession[5]. Cependant, en désignant comme coupable les pays périphériques, il devenait plus aisé de leur imposer des plans d’ajustement structurel et leur intégration dans l’ordre économique international libéral. Aujourd’hui les discours dominants s’empressent également de stigmatiser les coupables. Ce ne sont plus les débiteurs qui font figurent de responsables. La responsabilité du désastre repose sur l’imprévoyance des financiers et appelle à un contrôle plus strict de leur activité. On croit rêver. Il suffit d’entendre des libéraux convaincus, experts économiques ou décideurs politiques, se livrer à des critiques acerbes contre les excès du libéralisme (qu’ils ont largement encouragés par leur doctrine ou leur politique), réclamer une intervention accrue de l’État, et même aller jusqu’à prononcer des mots tabous comme nationalisation[6]. La première victime de cette crise serait-elle l’orthodoxie libérale ?

La crise financière actuelle et la « crise de la dette » de 1982 présentent un autre point commun : c’est l’endettement des plus pauvres qui a joué le rôle d’un déclencheur. La fonction d’un système de financement reste de financer les économies, collectant ou créant des ressources pour les mettre à la disposition d’agents ayant des besoins de financement. En période où ces ressources abondent, il devient urgent pour les organismes monétaires ou financiers de trouver de nouveaux clients à endetter[7]. La concurrence entre organismes financiers aidant, la prise de risque devient un moindre mal face à la nécessité qu’auraient ces organismes de rémunérer les fonds qui leur sont confiés sans en avoir un usage rému­nérateur. Les derniers clients trouvés deviennent alors les premières victimes. Ce fut le cas des pays périphé­riques à la recherche de capitaux pour accélérer leur développement à la fin des années 1970 ; c’est le cas aujourd’hui des ménages pauvres aux États-Unis, alléchés par la perspective de devenir propriétaire de leur logement. Les premiers ont payé fort cher leur endettement. Les seconds sont en train d’en subir les effets.

La crise financière actuelle concerne les pays des Centres. Cela signifie-t-il pour autant que les Périphéries ne seront pas atteintes ? Il est fréquent, en matière de relations Centres / Périphéries, d’observer que ce qui touche les Centres affecte les Périphéries alors que les chocs subis spécifi­quement par les Périphéries épargnent les Centres. Ne risque-t-on pas de voir demain se vérifier cette observation qui ferait de certains pays périphériques les victimes « collatérales » d’une conjoncture qui n’est pas la leur ? Nombre de pays en développement subissent déjà les conséquences du renchérissement des produits alimentaires et de l’énergie. Un des premiers effets attendus de la crise actuelle serait le durcissement des conditions d’emprunt émises par les institutions financières et bancaires. Des crédits plus rares, à un moment où des besoins vitaux pour l’économie d’un pays ou de sa population ne peuvent être satisfaits que par le recours à des importations de plus en plus onéreuses, ne peut manquer d’affecter rapidement ce pays et sa population. La seconde conséquence attendue serait le ralentissement de l’activité économique dans les pays centraux. Serait-ce alors une chance pour le monde périphérique que de devoir compter sur lui-même et multiplier des échanges Sud – Sud ? Serait-ce, au contraire, pour les Centres, une nouvelle opportunité d’alléger le poids économique et social de cette crise en « l’exportant » ?

Le modèle international de l’économie de libre marché risque bien de devoir supporter des examens très critiques après la violente déconvenue que constitue cette crise financière.

Les institutions nationales constituées dans la perspective du seul marché échappent-elles pour autant à ces critiques ? Tel est le thème du dossier de ce numéro de la revue. Ce dossier a été réalisé par Faruk Ülgen. Sachant tous la charge de travail que cela représente, nous le remercions ici très vivement.

 

Notes:

[1] À titre d’information sur l’ampleur du phénomène, la Banque des Règlements Internationaux estime que le montant global de l’ensemble des produits dérivés (financiers) en circulation est passé de 297 666 milliards de dollars en décembre 2005 à 414 845 en décembre 2006, pour atteindre 596 004 en décembre 2007, cf. BRl, Quaterly Review, septembre 2008.

[2] Imaginons un actif réel d’une valeur estimée de 100 dollars. Rien ne peut empêcher cet actif de servir de garantie à plusieurs effets négociables. Si 5 titres financiers de 100 dollars chacun sont ainsi émis, une valeur réelle estimée de 100 dollars a donné naissance à une valeur financière de 500 dollars. Qu’une dépréciation affecte la valeur réelle estimée, sa répercussion financière sera de cinq fois la dépréciation initiale.

[3] Un achat d’une valeur, effectué en vue de sa revente avec profit, s’accompagne de l’octroi à l’acheteur d’un crédit portant sur une fraction non négligeable de l’achat (par exemple 80 %), le reste de l’achat étant financé sur fonds propres de l’acheteur. Cette opération renforce le rendement des fonds propres de l’acheteur : avec un taux d’intérêt de 5 %, une valeur achetée 100 avec une mise de fonds personnelle de l’acheteur de 20 et revendue à 110 lui rapportera, intérêts déduits, 6, soit 30 % de sa mise.

[4] « L’épisode actuel de resserrement du crédit se caractérise notamment par le fait que les emprunts à effet de levier, en forte expansion avant les turbulences, se sont davantage contractés que les autres. », Banque des Règlements Internationaux, Rapport annuel, 2007-08.

[5] On peut se reporter au n° 108 de la revue, « La dette », juillet – septembre 1999, pour une analyse plus approfondie de cette crise.

[6] Il est vrai que la signification du mot est ici trompeuse. Il ne s’agit pas de donner à la collectivité le contrôle d’activité économique mais de la convaincre que les fonds publics doivent être mobilisés pour secourir des fonds privés.

[7] Aux États-Unis, l’endettement, déjà jugé excessif, des ménages « solvables » interdisait d’élargir une politique de prêt à leur destination. Il restait les ménages les plus démunis. La promesse de l’acquisition d’un logement pouvait les séduire, cependant que la perspective d’une montée continue des prix de l’immobilier pouvait rassurer les prêteurs.