L’Accord de l’OMC sur les ADPIC. Impact sur la recherche-développement des médicaments contre les maladies négligées et très négligées

Aboubakry Gollock*

 

142Le 15 avril 1994 à Marrakech (Maroc), les ministres du commerce des pays participant aux cycles de négociations commerciales multilatérales du GATT mirent fin à l’Uruguay Round et apposèrent leur signature au bas des textes instituant l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC). Fruit de longues et laborieuses négociations, l’Uruguay Round marque un tournant important dans les relations internationales en général et Nord – Sud en particulier. Il entérine, entre autres, l’inscription de la question des droits de propriété intellectuelle (DPI) dans les négociations commerciales multilatérales. En effet, parmi les textes instituant l’OMC, figure l’Accord sur les Aspects des Droits de Propriété Intellectuelle qui touchent au Commerce (ADPIC).

Dans ses objectifs, cet accord mentionne que « la protection et le respect des DPI devraient contribuer à la promotion de l’innovation technologique et au transfert et à la diffusion de la technologie, à l’avantage mutuel de ceux qui génèrent et de ceux qui utilisent des connaissances techniques et d’une manière propice au bien-être social et économique, et à assurer un équilibre de droits et d’obligations ». Cet accord viserait ainsi à assurer un équilibre entre, d’une part, le désir des inventeurs de protéger leurs inventions pour stimuler les incitations à la recherche-développement (R-D), et, d’autre part, le besoin du public de bénéficier à la fois d’un accès plus large au savoir, d’une accélération du rythme des innovations et d’une baisse des prix par la concurrence entre les nouveaux produits.

Dans ses modalités d’application, tous les pays membres de l’OMC sont tenus d’aligner leur législation sur des normes minimales établies et ce, à l’issue d’une période de transition donnée. Ils doivent aussi reconnaître et renforcer la protection des brevets sur les produits et procédés pharmaceutiques. Ce qui ajoute une couche supplémentaire au processus d’harmonisation et de renforcement des droits des détenteurs de DPI à l’échelle de planète dans la mesure où les pays avaient, jusque là, la liberté de choisir entre la protection des produits et / ou des procédés.

Cet accord a suscité et continue de soulever des divergences entre ses partisans et ses détracteurs quant à ses conséquences réelles ou supposées sur l’économie mondiale. Les controverses les plus vives se retrouvent dans le domaine de la santé. Ses conséquences sur l’accès aux produits pharmaceutiques suscitent de vives inquiétudes dans les pays en développement compte tenu de l’ampleur de la crise sanitaire qu’ils traversent. Pour certains « les DPI renferment une logique dangereuse » car « …les acteurs rationnels peuvent les utiliser pour aller à l’encontre du marché »[1]. En effet, dans le domaine pharmaceutique, la protection par brevet des inventions peut être source de monopolisation du marché du médicament protégé, une monopolisation qui, elle-même, peut provoquer des inefficacités statiques et retarder l’entrée de génériques moins chers sur les marchés. L’argument en faveur d’un renforcement de la protection des brevets pharmaceutiques repose, quant à lui, sur l’espérance que les inefficacités induites par le monopole ou le pouvoir de marché accru qui sont conférées par les brevets seront compensées par des efficacités dynamiques desquelles résulteront un taux d’innovation plus élevé, donc une croissance plus rapide en termes d’inventions de nouvelles molécules. Les compagnies pharmaceutiques prétendent ainsi que, sans une protection forte des DPI, elles ne seraient pas incitées à faire de la recherche. Et, sans recherche, les médicaments que les entreprises du monde en développement aimeraient bien imiter n’existeraient pas. Pour elles, seule une protection rigoureuse de brevets pharmaceutiques favoriserait une augmentation quantitative et qualitative des nouvelles entités chimiques et biologiques qui seront mises sur le marché. Ce qui stimulerait la concurrence entre firmes innovatrices et provoquerait, à terme, une baisse graduelle des prix dont bénéficiera la population du monde entier.

L’objet de cet article est d’apporter des éclairages sur certains aspects de ce débat. Il vise à soumettre à l’épreuve des faits les scénarios optimistes émis par les défenseurs de l’Accord de l’OMC sur les ADPIC. Des scénarios qui, à certains égards, ne reprennent que les arguments véhiculés par les multinationales pharmaceutiques pour qui, l’extension du régime de protection des brevets préconisée à l’ensemble des pays du monde entraînera :

 – une réduction du déficit de R-D des médicaments pour les maladies dites négligées et très négligées ;

 – une augmentation de la part des médicaments principalement destinés à la satisfaction des besoins des pays en développement dans les nouvelles molécules approuvées par les agences de médicament ;

 – une réorientation des dépenses de R-D des pays émergents dotés d’un potentiel de recherche et de production industrielle pharmaceutique vers la satisfaction des besoins en médicaments des pays pauvres.

Nous procéderons en quatre étapes. Dans un premier temps, nous introduirons le concept d’accessibilité totale et montrerons ses implications en termes d’analyse des problèmes d’accès aux traitements. Dans un deuxième temps, nous présenterons une typologie des maladies. L’objectif étant de fixer le cadre d’analyse et de cibler les maladies sur lesquelles vont porter nos analyses. Dans un troisième  temps, nous analyserons le problème du déficit de la R-D de médicaments destinés à faire face aux besoins sanitaires spécifiques des pays en développement sous l’angle des implications de l’élévation des standards internationaux en matière de protection des brevets. Et enfin, dans un quatrième  temps, nous évaluerons, à partir d’une étude de cas sur l’Inde, l’efficacité du système des brevets pour favoriser l’incitation à la recherche et à l’innovation de produits et de procédés pharmaceutiques destinés à traiter les maladies touchant principalement les pays en développement.

1 – Les obstacles à l’accès aux médicaments

Il s’agira ici de définir le concept d’accessibilité totale, d’identifier ses principales composantes et  de mettre en exergue les obstacles susceptibles de l’entraver. Nous définissons l’accessibilité totale aux médicaments comme la capacité et la propension de la personne et/ou de ses proches à se procurer ce bien pour prévenir ou faire face à un épisode morbide. Elle peut être décomposée en trois composantes : l’accessibilité objective, l’accessi-bilité subjective et l’accessibilité sociale.

L’accessibilité objective est la plus utilisée dans la littérature économique car reposant sur des variables aisément quantifiables. Le pouvoir d’achat de la population, l’existence d’infra-structures de services et de personnel médical suffisant et qualifié, l’existence de système de mutualisation des dépenses de santé comme l’assurance maladie, l’efficacité des procédures de recouvrement des coûts, la distance à parcourir pour se rendre aux points de prescription et / ou de distribution des médicaments, l’usage rationnel des médicaments, la mise en place d’un cadre réglementaire adéquat pour assurer la commercialisation et la consommation de médicament de qualité, la disponibilité, constituent les principaux indicateurs de cette forme d’accessibilité. L’accessibilité objective est la somme des accessibilités financière, géographique, physique et qualitative.

L’accessibilité financière exprime la relation entre le prix de vente des médicaments et la capacité des groupes socio-économiques de la population à payer. Elle varie relativement, d’une part, au prix du médicament et au niveau de revenu de chaque groupe ou, plus exactement, à leur capacité à mobiliser une partie de leurs ressources monétaires ou à recourir à un système substitutif (tiers-payant) d’autre part.

L’accessibilité géographique est schématisée par la distance devant être parcourue par les malades pour aller au point de dispensation des médicaments (par exemple : pharmacie) le plus proche ou le temps nécessaire pour y arriver[2].

L’accessibilité physique mesure la capacité d’un système à répondre à la demande en assurant, à tout moment, la présence des médicaments autorisés dans les rayons des points de dispensations, l’accessibilité physique nous permet de voir si la disponibilité du médicament est effectivement garantie à chaque fois que le malade en a besoin. Elle s’évalue en calculant le nombre de jours ou de semaines durant lesquels un médicament donné est absent des rayons, pendant une période déterminée (un jour, une semaine, un mois ou un an). Cette mesure requiert la mise en place de la liste de l’ensemble des produits supposés présents et des fiches du système de gestion des stocks.

L’accessibilité qualitative apprécie la qualité des médicaments mis sur le marché. Elle évalue qualitativement et quantitativement le niveau de l’innovation pharmaceutique. Elle cherche aussi  à savoir si  les médicaments à la disposition des malades sont fiables sur le plan de l’efficacité et de l’innocuité. En effet, ces derniers doivent contenir le bon principe actif (PA), le bon dosage, être exempt de substance toxique susceptible d’altérer l’état de santé  des malades.

À ces composantes de l’accessibilité objective s’en ajoutent d’autres, généralement très peu citées dans la littérature, liées à la perception qu’un individu ou un groupe  peut se faire d’un épisode morbide : les accessibilités subjective et  sociale.

L’accessibilité subjective concerne les comportements des personnes  dans leur rapport avec la santé. En effet, la perception de la gravité de la maladie des personnes faisant face à un épisode morbide peut avoir une influence significative sur leur propension à fréquenter les structures médicales, leur demande de traitements et leur disposition à les payer. Dans les économies où les contextes de privations et d’inégalités sont fortement marqués, comme c’est le cas dans les pays en développement, Sen note qu’« il est possible qu’une personne subissant les pires privations et menant une vie extrêmement limitée n’apparaissent pas terriblement mal lotie si on lui applique l’étalon de mesure mentale du désir et de sa satisfaction, pour peu qu’elle accepte son sort avec résignation et sans se plaindre. Dans des situations de privations durables, les victimes ne continuent pas à récriminer et à se lamenter tout le temps. Très souvent, elles font de gros efforts pour prendre plaisir au peu qu’elles ont et ramener leurs désirs personnels à des proportions modestes – réalistes »[3]. Si on applique cette assertion à la question de la santé, nous pouvons affirmer que les privations de toutes sortes dont sont victimes les pauvres peuvent avoir d’importantes conséquences sur leur perception de leur état de santé. Elles peuvent entraîner une baisse de la demande et de l’accès aux traitements.

La perception de la gravité de la maladie et les comportements face aux épisodes morbides sont aussi différents selon les caractéristiques sociodémographiques des ménages. Dans certains pays d’Afrique sub-saharienne, le taux de vaccination des enfants de 0 à 5 ans pourrait être considéré comme un indicateur intéressant pour mettre en évidence le concept de l’accessibilité subjective. Selon Ballet et Jiddou[4], le Programme Élargi de Vaccination (PEV) mis en place en Mauritanie entre 1989 et 1991 a largement favorisé l’accessibilité objective mais avec des différences significatives de taux de vaccination selon le niveau d’instruction des parents. Les taux de vaccination les plus élevés étaient constatés chez les enfants dont les parents ont un niveau d’instruction plus important. 40 % des enfants dont les mères ont un niveau d’instruction primaire ou secondaire sont vaccinés, contre 28 % pour les enfants dont les mères ont seulement fréquenté l’école coranique, et 27 % pour les enfants dont les mères n’ont pas fréquenté l’école[5] Les variables « prix » et « revenu » (accessibilité objective), quoique importantes, ne peuvent, dans ce cas, à elles seules, expliquer les différences significatives du taux de vaccination, puisque les services de vaccination sont gratuits pour tous les enfants, quel que soit le niveau de revenu des parents.

L’accessibilité sociale, quant à elle, se différencie de l’accessibilité objective et de l’accessibilité subjective, même si elle entretient des liens avec ces deux autres formes d’accessibilité[6]. Il s’agit ici de quelque chose qui va au-delà de la simple perception, puisque cette perception est différenciée selon le statut social de la personne. L’accessibilité sociale est ainsi fortement liée aux discriminations (ou faveurs) dont sont victimes (bénéficiaires) certains individus ou certains groupes. À titre d’exemple, la perception de la gravité d’un épisode morbide liée au sida chez un enfant peut être différente selon qu’il est un orphelin ou vit avec ses parents. Cette différence de perception de la gravité de la maladie selon le statut social du malade influe sur l’incitation des proches à mobiliser les ressources nécessaires pour faire face à la maladie. Par conséquent, elle a un impact sur le recours et l’accessibilité du patient aux services de santé en général et aux médicaments en particulier.

Par ailleurs, les conséquences désastreuses que pourrait engendrer la divulgation de la maladie sur le statut social d’une personne peuvent induire à une baisse significative de l’accessibilité sociale et financière aux traitements. Quels sont les mécanismes qui sous-tendent ce phénomène ? La stigmatisation dont sont victimes les personnes souffrant de certaines maladies comme le sida considéré, à tort, comme la maladie des prostitués, des homosexuels et des infidèles, amène certaines personnes, quoique pouvant bénéficier des programmes nationaux de lutte contre la maladie ou de la couverture maladie, à renoncer provisoirement ou définitivement aux médicaments distribués par l’État ou les organisations non gouvernementales (ONG) impliquées dans la lutte contre cette maladie. Le souci de garder la confidentialité sur leur état de santé pousse certains patients à commander leurs médicaments directement auprès de fournisseurs étrangers principalement installés dans les pays développés. Ce qui peut en augmenter le prix et baisser l’accessibilité objective. Ce phénomène a été constaté par plusieurs responsables œuvrant pour un accès plus large aux médicaments dans les pays du Sud dans le cadre des programmes ciblés de lutte contre certaines maladies. Par exemple, au Sénégal[7], dans le cadre du Programme National de Lutte contre le Sida (PNLS), plusieurs fonctionnaires, professionnels de la santé séropositifs qui, de par leur statut peuvent bénéficier d’une décision du ministère de la santé pour obtenir une subvention totale de leurs achats d’antirétroviraux (ARV), se sont auto-exclus de l’Initiative Sénégalaise d’Accès aux Anti-RétroViraux (ISAARV).

Dans le secteur privé aussi, il est courant que les employés notamment les cadres des entreprises privées ou des organisations internationales sous-emploient volontairement les prestations de leur couverture maladie dès lors que les dépenses sont liées au VIH/Sida. Le souci de garder le secret sur leur maladie les amène à trier les ordonnances qu’ils présentent pour le remboursement à leur employeur ou mutuelle. Un tri systématique est effectué en fonction de la nature des produits et des affections qu’ils traitent, et du lieu de prescription. Toutes les ordonnances qui peuvent laisser suspecter le diagnostic sont ainsi éliminées : c’est le cas des ordonnances comportant des ARV, les ordonnances censées soigner les affections liées au sida (diarrhées, analyses sanguines semestrielles, problèmes cutanés et allergiques récurrents) et même les ordonnances qui comportent l’en-tête de l’Hôpital Fann, le centre hospitalier universitaire (CHU) qui dispose du plus de compétences en matière de traitement contre le sida au Sénégal et qui prend en charge la majorité des séropositifs.

Ces comportements rétroagissent sur l’accessi-bilité objective en la détériorant. En effet, l’auto-exclusion des PNLS et ce sous-emploi des prestations de la couverture maladie peuvent contribuer à augmenter significativement la charge financière supportée par les patients dans l’acquisition  des traitements. Dans le souci de préserver son statut social qui se détériorerait si le voisinage venait à découvrir la séropositivité, le cadre d’entreprise ou de la fonction publique opte pour l’achat de médicaments au prix du marché pour continuer à jouir des bénéfices attachés à  son statut social. Ce choix va le contraindre à s’approvisionner en dehors des circuits classiques de distribution des médicaments. Ce qui l’oblige à augmenter son consentement à payer et à assumer la hausse substantielle de ses dépenses de santé. Les problèmes d’accessibilité sociale provoqués par les comportements d’auto-exclusion peuvent donc à long terme dégrader la situation financière des malades, entraver sérieusement l’accessibilité financière et de qualité, donc l’accessibilité objective.

En définitive, analyser les problèmes de l’accessibilité sous le seul angle de l’accessibilité financière reviendrait à occulter une partie du problème, même s’il est indéniable que le prix est un déterminant important de l’accessibilité aux traitements dans les pays en développement. L’accessibilité totale  recouvre des composantes socio-économiques et culturelles. Son amélioration est souvent la résultante d’une meilleure accessibilité objective, subjective et/ou sociale. La nécessité de dépasser les analyses qui ne prendraient en compte que l’accessibilité objective dans l’analyse de l’accessibilité totale prend toute son importance lorsque dans une société donnée, le marché et la bureaucratie de l’État ne fonctionnent pas comme cela se doit. C’est le cas dans la plupart des pays en développement où, face à la faiblesse de la logique de marché et à l’incapacité des États à assumer leur responsabilité, les populations se replient sur les logiques de solidarité, de dons mutuels et d’entraide pour survivre. Dès lors, les réserves de Sen[8] quant à la capacité du marché à expliquer les échanges sociaux entre êtres humains, et ce, malgré l’influence de la rationalité économique dans les sociétés contemporaines, s’avèrent cruciales.

À la lumière de cette discussion, nous formulons l’assertion selon laquelle cantonner l’analyse de l’accessibilité aux médicaments à l’accessibilité objective en général et à l’accessibilité financière en particulier, revient à une simplification excessive d’un phénomène beaucoup plus complexe, donc à éluder une bonne partie de la réalité. Au moment où tout le monde s’accorde à dire que le développement économique dans les pays pauvres doit prendre appui sur les réalités locales, il nous a paru important, pour commencer cet article, d’introduire le concept d’accessibilité totale pour mieux prendre en compte les logiques totales appréhendées par les accessibilités sociales et subjectives. Cette approche globale de l’accessibilité aux médicaments peut offrir des instruments de diagnostics et de solutions innovateurs pour la résolution des problèmes d’accessibilité aux médicaments dans les pays en développement. Néanmoins, l’intérêt de cette approche ne doit cependant pas faire perdre de vue ses limites. L’une des limites importantes est liée à la difficulté d’établir des indicateurs fiables qui prendraient en compte tous ces critères d’accessibilité.

Quelle que soit l’approche de l’accessibilité utilisée, pour qu’un médicament soit accessible, il faut qu’il soit inventé et que ses propriétés préventives et / ou thérapeutiques correspondent aux besoins des malades.  Nous nous proposons dans le cadre de cet article d’aborder un autre aspect tout aussi important de l’accès aux médicaments : l’innovation pharmaceutique qui en conditionne l’existence.

 2 – Typologie des maladies

La typologie présentée par la Commission Macroéconomie et Santé de l’Organisation mondiale de la santé[9] est retenue ici ; elle distingue trois types de maladies :

– Les maladies du type I (MT I) qui sévissent tant dans les pays riches que dans les pays pauvres qui comptent tous une nombreuse population vulnérable. Parmi les maladies du type I, on peut citer les maladies transmissibles (les hépatites B et C, etc.) et non transmissibles (diabète, maladies cardiovasculaires, cancers, etc.). Les MT I ne souffrent pas d’un manque de R-D. Les fonds investis dans les pays riches pour découvrir de nouveaux traitements contre ces maladies peuvent bénéficier aux pays pauvres. D’ailleurs, de nombreux vaccins et traitements contre ces maladies ont été développés ces vingt dernières années seul leur accès s’avère problématique en raison principalement des coûts de leur acquisition.

– Les maladies de type II (MT II) sévissent dans les pays riches et pauvres, mais plus de 90 % des cas se trouvent dans des pays pauvres. Le sida et la tuberculose sont des exemples de ces pathologies. Les MT II bénéficient d’investissements en R-D moins élevés que les MT I, malgré l’ampleur des pertes humaines qu’elles engendrent. La recherche est prioritairement orientée vers la demande solvable.

– Les maladies de type III (MT III) sont celles qui sévissent essentiellement, ou exclusivement dans les pays en développement. Parmi ces maladies, on peut citer la maladie du sommeil (trypanosomiase), la cécité des rivières (onchocercose), la lèpre, etc. Les MT III suscitent un intérêt insignifiant dans les projets de R-D des firmes pharmaceutiques. En plus des raisons de déficit de R-D communes à celles des maladies du type II, elles ont d’autres caractéristiques qui accentuent les réticences des firmes à investir dans la recherche et développement de médicaments destinés à les combattre. Elles touchent une faible proportion de la population des pays en développement, de surcroît elles touchent, dans la plupart des cas, les couches les plus pauvres de la population.

Il convient, cependant, de noter que le classement des maladies de la Commission Macroéconomie et Santé de l’OMS n’est pas figé. Il évolue avec le temps. Des maladies jusque-là classées comme appartenant au type I sont en train de prendre des caractéristiques des maladies du type II. En d’autres termes, des maladies qui sévissaient jusque-là principalement dans les pays développés commencent à toucher largement les populations des pays en développement. Le vieillissement rapide de la population, les interventions inadaptées au contexte des pays en développement où les protocoles d’administration des produits ne sont pas souvent techniquement possibles ou abordables, la mondialisation des habitudes de consommation etc., favorisent l’expansion, ou même parfois une “délocalisation” de certaines maladies vers les pays en développement. À titre d’exemple, on remarquera que le nombre de décès imputables aux cardiopathies a commencé de diminuer dans une grande partie du monde développé (mais pas en Europe orientale) ces 25 dernières années, alors que leur prévalence tend à augmenter dans certains pays en développement. De même, une prise non maîtrisée de traitements contre certaines maladies de type II pourrait, paradoxalement, favoriser la recrudescence des maladies de type II. À titre d’exemple, l’utilisation d’agents antirétroviraux particuliers pourrait conduire à une augmentation des niveaux de lipides dans le sang et donc à un risque préoccupant et accru de morbidité et de mortalité cardio et cérébro-vasculaire[10].

Il y a de plus en plus toute une gamme de pathologies des types I et II pour lesquelles les mutations des souches responsables de la maladie et les résistances aux remèdes existants entraînent l’apparition des souches différentes nécessitant des traitements ou des préventions différenciées selon les zones. Par exemple, dans le cas du sida, des sous-types différents de souches du VIH ont été décelés dans les pays en développement.

Même si ces cas sont, dans leur majorité, traitables par les associations appropriées d’anti-rétroviraux actuellement disponibles, les forces du marché risquent de ne pas suffire pour orienter la R-D vers l’invention d’un vaccin contre le VIH / SIDA qui prendrait en compte les spécificités de ces souches.

Toujours dans le cas du Sida, la bonne accessibilité et l’efficacité des médicaments dans les pays industrialisés, pour prévenir les risques de transmission du virus VIH de la mère à l’enfant, rend la R-D de médicaments pédiatriques pour cette pathologie financièrement moins attractive même si les besoins restent énormes dans les pays en développement.

Ainsi, la plupart des maladies (appartenant aux trois types mentionnés) risquent de toucher de façon disproportionnée les pays en développement, à moins que des mesures ne soient prises pour les prévenir, les diagnostiquer ou les soigner selon des modalités adaptées au contexte de chaque pays.

Nous axerons notre réflexion sur les médicaments destinés à faire face aux maladies qui sévissent aujourd’hui dans les pays en développement qu’elles soient de types I, II ou III, tout en attachant une attention particulière à celles dont l’importance va s’accroître au cours des décennies à venir. Nous allons ainsi aborder la problématique de l’incitation à la recherche, à l’innovation et à la mise en marché des nouvelles molécules pour les différents types de maladies en accordant un intérêt particulier aux maladies négligées (type II) et très négligées (type III) qui revêtent une grande importance pour la santé publique des pays en développement.

Selon Médecins Sans Frontières (MSF), « une maladie mortelle ou fort invalidante est considérée comme négligée lorsqu’il n’existe aucun traitement ou que les traitements qui existent sont inadéquats ; lorsque cette maladie ne présente pas un potentiel commercial suffisant pour susciter l’intérêt du secteur privé; et enfin lorsque l’intérêt des gouvernements pour lutter contre ce type de maladie est mitigé ».

3 – Renforcement de la protection des brevets pharmaceutiques, recherche-développement et approbation des nouveaux médicaments pour les pays en développement

L’analyse des données permet de mettre en relief le problème du déficit d’incitation à la recherche et du manque d’innovations pour les médicaments destinés à traiter ou à prévenir les maladies négligées et très négligées.

Dans une analyse des nouveaux médicaments développés pour la période 1975-1999, Trouiller et al.[11] montrent que sur 1 393 nouvelles entités chimiques commercialisées dans le monde seules 16 étaient destinées à traiter les maladies dites négligées. Parmi ces 16 médicaments répertoriés dans l’étude, 4 étaient préconisés contre le paludisme, 3 contre la tuberculose et les 9 autres contre les maladies les plus négligées[12] (trypanosomiase africaine, maladie de Chagas, schistosomiase, leishmaniose, filariose lymphatique, onchocercose, dengue, maladies diarrhéiques, nématodoses intestinales, lèpre, trachane, etc.).

Le tableau 1 montre que les 16 médicaments découverts contre les maladies négligées et très négligées durant la période 1975-1999 ne constituent que 1,2 % des nouvelles substances chimiques autorisées dans le monde alors que ces pathologies représentent une charge de morbidité mondiale de 12 %.

Par ailleurs, notons que même si le nombre de nouvelles substances chimiques autorisées et intégrées dans la liste des médicaments essentiels de l’OMS, est passé de 4 (1,4 %) à 7 (2,1 %) entre les périodes 1990-1994 et 1995-1999, il reste inférieur aux 16 (6,2 %) et 8 (2,9 %) nouvelles introductions de molécules satisfaisant ce critère et enregistrées pour les périodes 1980-1984 et 1985-1989. L’analyse des chiffres des nouvelles substances chimiques incluses dans la liste des médicaments essentiels de l’OMS montre qu’il n’y a pas eu une hausse significative des médicaments destinés à faire face aux maladies négligées et très négligées des pays en développement.

Tableau 1 : Répartition temporelle des nouvelles substances chimiques autorisées

Périodes Nouvelles substances chimiques autorisées Nouvelles substances chimiques présentes dans la liste des médicaments essentiels de l’OMS Nouvelles substances chimiques de lutte contre une maladie « négligée » présente dans la liste des médicaments essentiels de l’OMS
1975-1979 248 (17,8 %) 2 (0,8 %) 0 (0,0 %)
1980-1984 256 (18,4 %) 16 (6,2 %) 6 (2,3 %)
1985-1989 277 (19,9 %) 8  (2,9 %) 4 (1,4 %)
1990-1994 280  (20,1 %) 4 (1,4 %) 1 (0,4 %)
1995-1999 332  (23,8 %) 7 (2,1 %) 5 (1,5 %)
Total 1 393 (100 %) 37 (2,6 %) 16 (1,2 %)

Source : Trouiller et al., op. cit., 2002.

Le tableau 2 montre que seule une faible portion des médicaments approuvés est destinée à faire face aux maladies qui touchent principalement les pays en développement, alors qu’elles représentent le plus lourd fardeau en termes de charge de morbidité et de mortalité (Tableau 2).

Tableau 2 : Répartition thérapeutique des nouvelles substances chimiques autorisées entre 1975-1999

Domaines thérapeutiques Nouvelles substances chimiques autorisées Proportion de personnes atteintes

dans le monde

Proportion de personnes atteintes dans les pays les plus avancés Proportion de personnes atteintes dans les pays les moins avancés Parts de marché
Système nerveux central 211 (15,1 %) 11,5 % 23,5 % 10,5 % 15,1 %
Maladies cardiovasculaires 179 (12,8 %) 10,3 % 18,0 % 9,7 % 19,8 %
Maladies cytostatiques 111 (8,0 %) 6,1 % 15,8 % 5,2 % 3,7 %
Maladies respiratoires 89 (6,4 %) 4,5 % 7,4 % 4,2 % 9,3 %
Anti-infectieux et antiparasitaires 224 (16,1 %) 29,6 % 4,2 % 31,8 % 10,3 %

dont HIV/Sida

26 (1,9 %) 5,1 % 0,9 % 5,5 % 1,5 %
dont tuberculose 3 (0,2 %) 2,0 % 0,1 % 2,2 % 0,2 %
dont maladies tropicales 13 (0,9 %) 9,4 % 0,3 % 10,2 0,2 %
Autres 579 (41,6 %) 37,9 % 31,1 % 38,6 % 41,9 %
Total 1 393 (100 %) 100 % 100 % 100 % 100 %

Source : Trouiller et al., op. cit., 2002.

Le nombre des nouveaux médicaments contre les maladies négligées et très négligées mis sur le marché est dérisoire si on le compare au nombre d’introductions de nouvelles molécules destinées à prévenir certaines maladies qui sont des priorités de santé publique pour les pays développés. Pour les maladies cardiovasculaires, 179 médicaments ont été développés alors qu’elles représentent 11 % en termes de charge de morbidité mondiale[13]. Pour les seuls États-Unis, la mise en œuvre de l’Orphan Drug Act qui donne des avantages fiscaux et une protection de marché plus importante aux inventeurs de nouveaux médicaments destinés aux maladies orphelines, a permis l’enregistrement de 231 nouveaux médicaments entre 1983 et 2003[14].

L’étude de Pierre Chirac et Els Torreele[15] qui a réactualisé et complété celle de Trouiller et al. (2002), ne va pas dans le sens d’une remise en cause cette tendance, mais tend plutôt à la conforter. Entre 2000 et 2004, 163 nouvelles entités chimiques ont été mises sur le marché, ce qui porte à 1 556 le total des nouvelles entités chimiques commercialisées entre 1975 à 2004[16]. Entre 2000 et 2004, seules cinq nouvelles entités chimiques préconisées contre les maladies négligées ont été mises sur le marché, dont 4 contre le paludisme et une contre la leishmaniose.

Durant la période 2000-2004, tous les médicaments découverts pour traiter le paludisme sont des dérivées de l’artémésime sauf le chlorproguanil + dapsone[17].

En définitive, durant les trente dernières années, le nombre de médicaments visant les maladies négligées est de 10 si on ne prend en compte que les maladies très négligées, 18 si on y ajoute le paludisme et 21 si on y inclut la tuberculose. Le nombre de nouvelles entités chimiques lancées représente toujours moins de 1,5 % des 1 556 nouvelles entités chimiques mises sur le marché durant la période 1975-2001. Les données de Pierre Chirac et Els Torreele montrent que la situation de la recherche et développement pour les maladies négligées et très négligées n’a pas véritablement changé depuis cinq ans, ce malgré la hausse des standards en matière de protection des brevets pharmaceutiques dans le monde en général et dans les pays en développement en particulier.

La revue des données et des études que nous venons de faire montre l’ampleur du déficit de R-D pour les médicaments destinés à traiter les maladies touchant principalement ou exclusive-ment les populations vivant dans les pays en développement. Malgré le renforcement de la protection des brevets pharmaceutiques l’incitation à la R-D ne s’est pas accrue. Le déficit de R-D ne s’est pas résorbé. Au contraire, il a même tendance à rester au même niveau voire à davantage se creuser. Même si la signature de l’Accord de l’OMC sur les ADPIC est récente, que la plupart des pays en développement ne l’ont intégré dans leurs lois nationales que depuis peu et qu’il faut au moins une dizaine d’années pour mettre au point une nouvelle entité chimique, on peut affirmer que le renforcement de la protection des brevets pharmaceutiques n’a pas provoqué un accroissement significatif de l’enregistrement de molécules dont ont besoin les pays en développement pour prévenir ou soigner les maladies négligées. L’essentiel de la recherche pharmaceutique mondiale reste orientée vers la satisfaction des besoins des pays riches et des populations solvables des pays pauvres. Aucun indicateur ne permet aujourd’hui d’affirmer que la période de renforcement de la protection des droits de brevets sur les médicaments dans le monde (1995-2006) a été mise à profit par les firmes pharmaceutiques pour résorber de manière significative le déficit de R-D qui frappe les maladies touchant les populations des pays pauvres. Au contraire, tout porte à croire que les logiques de profit des actionnaires des firmes pharmaceutiques risquent même d’accroître le fossé entre les maladies de type I d’une part et les maladies du type II et III, d’autre part, en matière d’allocation de fonds pour la R-D de nouveaux médicaments.

Quid alors de l’impact de l’élévation des normes en matière de protection des DPI sur l’orientation de la recherche pharmaceutique dans les pays émergents ?

4 – Élévation des normes en matière de protection des DPI et orientation de la recherche pharmaceutique dans les pays émergents : le cas de l’Inde

Nombre de pays en développement appartien-nent au groupe des pays les moins avancés (PMA). Ils sont donc dotés de faibles capacités dans les domaines de la technologie et de l’innovation. De plus, ils bénéficient, conformément à la Déclaration de Doha (14 novembre 2001), de l’allongement jusqu’en 2016 d’une période transitoire pour mettre en application les normes minimales de protection intellectuelle préconisées par l’Accord de l’OMC sur les ADPIC. C’est pourquoi, il est actuellement difficile de trouver des exemples vraiment documentés sur le long terme et de recueillir des données sur des panels suffisamment larges de pays pour étayer ou infirmer l’assertion selon laquelle l’Accord de l’OMC sur les ADPIC va contribuer à augmenter et à orienter les capacités de R-D de ces pays vers la satisfaction de leurs besoins spécifiques en matière de santé publique. Pour contourner cette difficulté, nous procéderons à une étude du cas de l’Inde quoique nous ne perdions pas de vue que ce pays n’est pas représentatif de l’ensemble des pays en développement.

Cependant, l’Inde est un bon exemple pour plusieurs raisons. D’abord, c’est un pays en développement qui dispose d’une très grande partie de sa population touchée par bon nombre de maladies courantes dans les pays les moins avancés (paludisme, sida, tuberculose, maladies diarrhéiques etc.). Ensuite, le pays est doté de grandes capacités en matière de production de médicaments et de certains vaccins. Enfin, l’Inde a profité après les années 1970 d’un régime de protection de droits de propriété intellectuelle considéré comme relativement souple parce qu’il ne protégeait par brevet que les procédés pharmaceutiques. Avant de se conformer en janvier 2006 aux dispositions de l’Accord de l’OMC sur les ADPIC, l’Inde a bénéficié de la période transitoire de 10 ans (1995 – 2005) qui lui était accordée. Les deux principales questions qui se posent sont de savoir si :

– les périodes transitoires et post mise en application des ADPIC ont été mises à profit par les entreprises indiennes pour accroître leurs investissements en R-D pour faire face aux maladies affectant principalement les pays pauvres ;

– ces périodes se distinguent des périodes précédentes (avant accord) par une mise au point d’un nombre plus important de nouvelles molécules destinées à lutter contre les maladies des pays en développement.

En ce qui concerne la question essentielle de l’impact de la période de transition sur la R-D sur l’innovation dans le secteur pharmaceutique, les données dont on dispose indiquent que la R-D industrielle s’est très peu développée entre 1990 et 2000. Elle est passée d’un peu plus de 1 % à environ 2 % des ventes, pour un investissement total de 73,6 millions de dollars en 2000. Par contre, il y a eu depuis 2000 une expansion très rapide de la R-D pharmaceutique. En 2003 – 2004, l’investissement total de douze des principales entreprises indiennes était évalué à 230 millions de dollars par an, soit près de 8 % de leur chiffre d’affaires[18].

Selon les auteurs du rapport 2006 de la Commission sur les droits de propriété intellectuelle, innovation et santé publique, l’impulsion de cette croissance est venue en grande partie des marchés des pays développés et non pas des perspectives de protection plus rigoureuse des brevets pharmaceutiques en Inde. Par exemple, Ranbaxy, l’une des principales firmes pharmaceutiques indiennes, se proposait de porter la part de ses recettes en provenance du monde développé de 20 % en 2000 (année où les ventes mondiales représentaient 475 millions de dollars), à 70 % en 2007 (année où, d’après les projections, les ventes représenteront 2 milliards de dollars)[19]. Les autres grandes entreprises pharmaceutiques indiennes ont des objectifs analogues de croissance. Elles se concentrent sur le développement de leurs atouts en lançant des versions génériques de produits qui se vendent très bien aux États-Unis et dans d’autres pays développés, notamment en déposant des recours contre des brevets le cas échéant. En 2003, les entreprises indiennes ont obtenu 72 brevets pharmaceutiques aux États-Unis. Bien qu’il ne s’agisse que d’une faible proportion du total des dépôts dans la biopharmacie aux États-Unis, l’Inde se retrouve quand même au onzième rang des sources étrangères de brevets américains dans cette catégorie[20].

En ce qui concerne l’orientation de la recherche pharmaceutique, la grande majorité des molécules en cours de développement dans le secteur privé indien vise les maladies du type I qui ont un bon potentiel commercial[21]. Une enquête commanditée par la Commission sur les droits de propriété intellectuelle, l’innovation et la santé publique (CIPIH), en 2005 et qui a consisté à comparer les plans de R-D des firmes pharmaceutiques indiennes en 1998 et en 2004, fait apparaître qu’en 2004, 10 % de la R-D (21 millions de dollars sur 203 millions de dollars dans les entreprises concernées) étaient axés sur les maladies touchant principalement les pays en développement (liste incluant le paludisme mais pas la tuberculose ni le VIH/SIDA)[22]. Dans l’enquête de 1998, le pourcentage correspondant était de 16 %[23]. Ces chiffres montrent qu’au fur et à mesure que l’échéance de la fin de la période transitoire (2005) approchait, l’attention des firmes pharmaceutiques se polarisait sur la R-D des maladies du type I. Elles ciblaient les marchés porteurs, notamment celui des États-Unis, en augmentant le nombre de dépôts de brevets. Là où des médicaments sont en cours de développement contre les maladies des types II et III, on note généralement un très net engagement du secteur public ou d’organismes à but philanthropique[24] (CIPIH, 2006).

Quoique encore partielles, récentes pour être interprétées comme des tendances lourdes et difficilement extrapolables à l’ensemble des pays en développement, les données tirées de l’expérience indienne nous permettent de tirer la conclusion suivante : quelles que soient les incitations à la R-D que les brevets sur les produits pharmaceutiques peuvent provoquer, les firmes locales auront probablement tendance à privilégier les produits offrant des perspectives de profit plus intéressantes. Or, ces produits sont ceux destinés prioritairement aux marchés des pays développés. Les nouveaux produits moins rémunérateurs dont la population locale a le plus besoin risquent d’être délaissés. En d’autres termes, au lieu d’orienter la R-D des firmes pharmaceutiques locales vers la satisfaction des besoins sanitaires spécifiques des pays en développement, le renforcement de la protection des brevets pharmaceutiques préconisé par l’Accord de l’OMC sur les ADPIC favorise, au contraire, le transfert des maigres fonds jusque-là destinés à la R-D de médicaments contre les maladies type III vers des projets de recherche destinés à l’invention de médicaments contre les maladies de type I.

Au final, le renforcement de la protection des brevets pharmaceutiques est, pour le moins, doublement décevant pour les pays en développement. D’une part, il n’a pas stimulé les dépenses de R-D consacrées aux maladies négligées et très négligées. Il n’a, par conséquent, pas induit à une augmentation significative du nombre des nouvelles molécules contre ces maladies. D’autres part, il n’a pas favorisé une réorientation de la R-D faite dans les pays émergents vers la satisfaction des besoins des populations des pays pauvres. Au contraire, c’est l’effet inverse qui est en train de se produire.

D’après ces résultats, le régime qu’instaurent les ADPIC ne va pas dans le sens de favoriser la justice sociale dans le monde. Davantage de justice sociale à l’échelle de la planète doit nécessairement passer par un accroissement de la recherche et de l’innovation sur les maladies qui touchent les pays en développement. Nous convenons avec Stiglitz [25], que le meilleur moyen d’y arriver, et le moins coûteux, n’est pas de durcir les droits de propriété intellectuelle. Il est clair que les incitations du marché ne fonctionnent pas et, par elles-mêmes, ne fonctionneront probablement jamais. D’où la nécessité d’approfondir la réflexion sur la gouvernance du régime international de protection des droits de propriété intellectuelle sur les procédés et produits de santé afin de trouver des solutions alternatives et/ou complémentaires au système que propose l’Accord de l’OMC sur les ADPIC.

 

  Notes:

* Chercheur au Laboratoire d’Économie de la Production et de l’Intégration Internationale (LEPII), Université de Grenoble. L’article est tiré de la thèse de l’auteur Les implications de l’Accord de l’OMC sur les ADPIC sur l’accès aux médicaments en Afrique subsaharienne, soutenue le 12 décembre 2007.

[1] Peter Drahos, « Global Property Rights in Information: The Story of TRIPS at the GATT », Prometheus, vol. 13, 1995, pp. 6-19.

[2] Jérôme Dumoulin, Miloud Kaddar, German Vélasquez, Guide de l’analyse économique du circuit du médicament, OMS, Genève, 2000.

[3]  Amartya K. Sen, Repenser l’inégalité, Paris, Seuil, 2000.

[4] Jérôme Ballet et Fah Ould Brahim Jiddou « L’accès au système de santé en Mauritanie : problèmes de capabilities et défis institutionnels » Mondes en développement, n° 131, 2005/3, pp. 87-99, vol. 33, 2005.

[5] Monique Barrère et Bernard Barrère, « Santé de la mère et de l’enfant », Office National des Statistiques de Mauritanie, janvier 2001, pp.103-133.

[6] Jérôme Ballet et Fah Ould Brahim Jiddou, op. cit.

[7] Les développements suivants sont tirés des entretiens avec des médecins, des personnes vivant avec le VIH et des responsables d’ONG impliquées dans la lutte contre le Sida lors de notre visite au Sénégal au mois de septembre 2005.

[8] Amartya K. Sen, Éthique et économie, PUF, Paris,1993.

[9] Commission Macroéconomie et Santé, Macroéconomie et santé : Investir dans la santé pour le développement économique, OMS, Genève, 2002.

Sur cette commission, voir l’article de Rolande Borrelly, « Opération “Macroéconomie et Santé” à l’OMS. Ne prenons pas des vessies pour des lanternes », Informations et Commentaires, n° 126, janvier – mars 2004 [ndlr].

[10] Joep M.A. Lang « Étendre l’accès à la prévention et au traitement du VIH dans un contexte de rareté des ressources : défis et perspectives », Revue d’Économie du Développement, numéro spécial, décembre 2006.

[11] Patrice Trouiller, Piero Olliario. Els Torreele, James Orbinski, Richard Laing, Nathan Ford, « Drug Development for Neglected diseases : a deficient market and public-health policy failure », The Lancet, vol. 359, n° 9 324, 22 juin 2002, pp. 2 188 à  2 194.

[12] Patrice Trouiller, Piero Olliaro, « Drug development output from 1975 to 1996: What output for tropical diseases ? » International Journal of Infect Diseases, 1999, n° 2, pp. 61-63.

[13]Médecins Sans Frontières, « La recherche médicale en panne pour les maladies des plus pauvres », Rapport, septembre 2001. <http://www.msf.fr&gt;.

[14] Yves Champay, « Drugs for Neglected Diseases Initiatives, DNDI » Communication au Colloque sur le développement durable et santé dans les pays du Sud, le médicament, de la recherche au terrain, Centre Européen de Santé Humanitaire, Lyon, 9 décembre 2005.

[15] Pierre Chirac et Els Torreele, « Global framework on essential health R & D », The Lancet, vol 367, n° 9 552, 2006, pp. 1560-1561.

[16] Paul-Étienne Barral, 30 ans de recherche pharmaceutique dans le monde, 1975 – 2004, Rapport d’expert, 2005.

[17] La combinaison du chlorproguanil avec le dapsone (Lapdap) peut, d’ailleurs, ne pas être considérée comme NEC au sens strict du terme. Le travail sur le Lapdap a commencé, il y a 15 ans, lorsque les chercheurs de l’Université de Liverpool et du Kenya Medical Research Institute (KEMRI) ont commencé pour la première fois à penser que l’association de chlorproguanil et de dapsone était susceptible de devenir un médicament antipaludique abordable.

<http://www.who.int/mediacentre/news/notes/np4/fr&gt;.

[18] Sudip Chaudhuri, R & D for development of new drugs for neglected diseases: how can India contribute ?, CIPIH Study paper, OMS, Genève, 2005. <http://www.who.int/intellectual property/studies/product_protection/en/>.

[19] Investors’meet, Ranbaxy Laboratories Limited, Gurgaon (Inde), 9 septembre 2005. <http://www.ranbaxy.com/inv2004/ investormeet_2004_2.htm>.

[20] « Patenting in technology classes breakout by geographic origin (state and country) ». Alexandria, Virginie, États-Unis, United States Patent and Trademark Office, 2005 <http://www.uspto.gov/web/offices/ac/ido/oeip/taf/tecstc/424_stc.htm&gt;.

[21] Sudip Chaudhuri, art. cité.

[22] Jean O. Lanjouw, Margaret MacLeod, Statistical trends in pharmaceutical research for poor countries, CIPIH Study Paper, OMS, Genève, 2005. <http://www.who.int/intellectual property/ studies/stats/en/index.html>.

[23] Iain M. Cockburn, Jean O.Lanjouw. « New pills for poor people ? Empirical evidence after GATT », World Development, vol. 29, n° 2, 2001, pp. 265–289.

[24] CIPIH, Santé publique, innovation et droits de propriété intellectuelle, OMS, Genève, 2006.

[25]  J. E. Stiglitz, Un autre monde : contre le fanatisme du marché, Fayard, Paris, 2006.