Patrice Allard*
C’est toujours avec grand plaisir que la revue accueille un écrit de Gilbert Blardone. Ses articles, comme sa participation au comité éditorial, témoignent de son attachement à Informations et Commentaires, dont il fut le fondateur, voici trente-six ans. Il apporte à tous ses lecteurs l’expérience d’un économiste engagé au service de l’homme et de tout l’homme. Gilbert Blardone a souhaité que cette analyse de la situation latino américaine puisse être l’occasion de débats, idée ô combien heureuse puisqu’elle offre à tous les lecteurs, s’ils le souhaitent, l’opportunité de participer à une réflexion sur cette question. Celle-ci, devenant collective, ne manquera pas d’être fructueuse. Les remarques qui suivent n’ont d’autre but que de susciter de tels échanges. Nous invitons donc nos lecteurs à nous transmettre leurs réflexions sur ces questions. Celles-ci pourront être publiées dans les prochains numéros de la revue et alimenteront ainsi les débats autour de ce thème. Nous remercions à l’avance nos lecteurs pour leur participation à cet échange.
Gilbert Blardone apporte dans cet article un diagnostic tout à fait pertinent de la situation économique des pays latino-américains. Selon l’auteur, ce continent connaît aujourd’hui une reprise sensible de la croissance économique, mais une croissance fragile puisque soutenue surtout par l’essor des exportations et l’amélioration des termes de l’échange. Cette croissance exceptionnelle a permis aux pays qui la connaissent, d’une part, de se désendetter ce qui leur donne le pouvoir de faire preuve de plus d’indépendance vis-à-vis des institutions financières internationales et, d’autre part, de mettre en œuvre nombre de politiques sociales. Cependant la transformation de cette croissance fragile en une croissance soutenue passe nécessairement par le développement du marché intérieur, développement aujourd’hui empêché par l’appauvrissement d’une large part des populations et l’aggravation des inégalités.
Confrontés à cette nécessité et à l’urgence d’apporter des progrès sensibles aux populations en détresse qui les ont portés démocratiquement au pouvoir, les gouvernements de gauche latino-américains mènent des politiques tout autant liées à leurs choix idéologiques qu’à la contrainte de la réalité, à ce qu’il est possible de faire dans l’instant présent. Ainsi, s’il est indéniable que ces nouveaux pouvoirs se partagent entre des courants réformateurs (socio-démocrates) dont le modèle pourrait être incarné par le président Lula au Brésil et des courants plus radicaux dont Hugo Chavez souhaiterait être le représentant, il n’est pas assuré, comme le souligne Gilbert Blardone, que ce clivage soit le mieux à même d’expliquer les différentes politiques mises en œuvre sur le continent. Le pragmatisme avec lequel chacun de ces pouvoirs entreprend de rompre avec le passé pourrait être le trait commun qui les réunit. Deux aspects spécifiques nous inclinent à envisager cette hypothèse : la diversité des niveaux de développement des différents pays qui ont vu un gouvernement de gauche venir au pouvoir et l’emprise toute particulière des intérêts étrangers sur les structures économiques et sociales des pays de ce continent.
Voyons tout d’abord la diversité des niveaux de développement. Il suffit de remarquer que parmi ces pays, l’Argentine occupe la trente-sixième place du classement en matière d’indice de développement humain, établi par le Programme des Nations Unis pour le Développement (PNUD), alors que le Guatemala est cent dix-huitième, en 2004. Il est possible d’ajouter que, la même année, le Chili comptait 17 % de ces habitants vivant en dessous du seuil (défini nationalement) de pauvreté alors que 49 % des Péruviens sont dans cette situation. Face à de tels écarts de développement, des politiques développementalistes orthodoxes, visant à stimuler l’investissement et / ou les accroissements de productivité, peuvent se révéler efficaces dans certains cas et inopérantes dans d’autres. Il en ira ainsi tout particulièrement lorsque l’état de désarticulation ou d’extraversion de l’économie bloquera les dynamiques de progrès recherchées par ces politiques ou lorsque la misère des populations leur interdira tout effort supplémentaire, empêchant la généralisation de gains de productivité. À l’opposé, le choix de politiques visant à opérer des changements dans les rapports sociaux de production pour amorcer un développement, par une redistribution des parcelles au profit des « sans terre » ou en encourageant l’essor d’un secteur coopératif, peut s’avérer décisif dans certaines situations, ne serait-ce que parce que de telles mesures constitueraient le moyen de mobiliser les populations en faveur du développement de leur pays. Pour ces raisons, il est sans doute permis de se demander si la prise en compte pragmatique des situations variables de sous-développement ne serait pas un déterminant important des choix de politiques de gouver-nements de gauche, distincts au plan idéologique mais tous réunis dans la conviction de l’échec des politiques libérales à promouvoir le développement économique et social.
L’emprise des intérêts étrangers sur les centres de décision et les structures des sociétés latino américaines est ancienne et, dans la période actuelle, la mondialisation ne la modifie guère. Les dirigeants progressistes ne peuvent ignorer que la croyance en ce que le développement pourrait résulter de l’insertion du pays dans l’ordre économique international mondialisé s’est révélée utopique. Il en est ainsi parce qu’une telle insertion, imposée de la manière la plus brutale par les institutions financières internationales aux pays endettés, a débouché sur ce qu’il est habituel de désigner par « deux décennies perdues » pour le développement. Ensuite la mondialisation, dans sa phase actuelle, est devenue une véritable machine à produire ou à aggraver les inégalités. Ce constat peut être fait partout aujourd’hui, dans les pays des Centres comme dans ceux des Périphéries. En Amérique latine, cela tombe mal. Ce continent était déjà avant un de ceux où les inégalités étaient les plus fortes. Si le poids des inégalités est bien le principal obstacle à l’essor des marchés intérieurs, alors une mondialisation sans réserve ni limite s’oppose au développement et impose aux décideurs de retrouver les « marges de manœuvre » permettant d’en maîtriser les effets. Enfin, parce que la mondialisation apporte la confrontation d’investisseurs puissants et peu nombreux avec des États ayant perdu une part importante de leurs prérogatives économiques, le libre jeu des mouvements de capitaux est potentiellement porteur de dérives graves pour les pays qui les accueillent, ce que les experts du PNUD ont appelé la « course à l’abîme ». Faire reposer le développement sur les seuls investissements directs de l’étranger peut conduire à une surenchère des pays potentiellement d’accueil pour les attirer. D’allégements fiscaux en subventions diverses, d’aménagement du code national du travail en cadeaux douaniers, le risque est grand de voir se multiplier les cas de domination de quelques grandes sociétés transnationales sur des économies extraverties ou même se développer de véritables « pillages » des richesses de ces pays. La seule parade des plus faibles ne peut être que leur entente. C’est, peut-être, ce qui se produit lorsque plusieurs de ces pouvoirs de gauche mettent en œuvre des politiques similaires de récupération de leurs richesses naturelles ou bien lorsqu’ils manifestent, avec beaucoup de résolution, leur désir de réaliser une « Banque du Sud ».
Si nous acceptons l’idée que, quelles que soient leurs positions idéologiques particulières, ces pouvoirs de gauche sont amenés à faire preuve de pragmatisme, alors le point commun des différentes politiques qu’ils pratiquent est la recherche de nouvelles « marges de manœuvre » pour peser sur les différentes contraintes qui freinent leur développement. Différents projets, et principalement celui de la Banque du Sud, témoignent de cette démarche.
Obtenir de nouvelles marges de manœuvre n’est pas une finalité. Celles-ci ne sont que des moyens et il reste à juger du bon usage de ceux-ci pour promouvoir un développement économique et social. Sur ce point, nos critères d’appréciation demeurent pauvres. Si des statistiques mesurant le produit intérieur brut (PIB), le taux de pauvreté ou l’inégalité de distribution des revenus sont les supports incontournables de jugements objectifs, leur précision doit nous conduire à une certaine prudence. Quelle est la précision de la mesure du PIB dans un pays où les activités informelles se sont multipliées ? Quelle est la portée de la mesure du coefficient de Gini lorsque les encouragements adressés aux investisseurs ont généralisé les occasions d’évasion fiscale ? D’autres indicateurs économiques, portant par exemple sur les flux d’IDE, reçus ou exportés, sont d’un usage tout aussi délicat : une exportation de capital est-elle le signe d’une bonne santé économique (abondance de capitaux) ou d’une fuite devant l’étroitesse du marché intérieur ? Une partie des outils statistiques d’analyse s’inscrit dans une conception libérale du développement ; ils sont avant tout les indicateurs d’une “bonne gouvernance”, condition préalable à l’insertion du pays dans la mondialisation, et non du développement. Nous sommes donc bien démunis pour juger des résultats de ces différentes politiques et devrions peut-être attendre de disposer de preuves plus manifestes.
Gilbert Blardone porte également l’analyse sur un second danger qui peut menacer ces nouvelles expériences progressistes latino-américaines : une dérive vers un populisme autoritaire. Le regard porté sur l’histoire récente des pays concernés peut lui donner raison. Son diagnostic qui fait de la démocratie un cheminement instable entre l’écueil d’une dictature réactionnaire et les risques d’un populisme pouvant devenir également anti-démocratique ne manque pas de pertinence. Toutefois il reste permis de s’interroger sur la situation politique présente. Ces pays ayant connu une avancée démocratique à gauche sont-ils encore dans la même période historique ? En essayant de développer une démocratie adaptée aux situations spécifiques et de construire de nouvelles dynamiques, n’entrent-ils pas dans une nouvelle page de leur histoire ? Question difficile, ne serait-ce que parce que les formes que revêt cette démocratie s’écartent du modèle parlementaire des démocraties occidentales.
La démocratie, au sens où les citoyens ont le pouvoir d’infléchir les choix politiques et par cela de se rendre collectivement maître de leur destin, est un progrès bien récent dans ces pays. L’arrivée au pouvoir de la gauche symbolise pour certains d’entre eux ce progrès. Dans de nombreux cas, la chute des dictatures n’a permis que le retour de pratiques électorales. Le pouvoir est resté confisqué par une minorité trouvant là le moyen de conforter ses avantages économiques et bénéficiant de la caution du grand voisin du nord. Michel Rogalski[1] parle de « démocrature » (entre démo-cratie et dictature) pour désigner ces régimes. La victoire démocratique de certaines gauches se situerait alors en rupture : des élections ont montré qu’il était possible de changer la nature du pouvoir, ce qui est bien plus qu’une alternance. L’élection d’un Evo Morales, en Bolivie, est un symbole de cette rupture : le candidat de ceux qui ont été trop longtemps ignorés du pouvoir a gagné et, à travers lui, ceux-là ont fait la conquête de ce pouvoir.
Ce changement s’est produit sans que le climat d’affrontements politiques violents que connaît ce continent ne soit transformé : l’ombre du 11 septembre (1973 — date du renversement du Président Allende au Chili) demeure et la tentative de coup d’État à Caracas, en 2003, est là pour le rappeler. Dans ce contexte, la défense de cette conquête de la démocratie n’est pas simple. Si l’attachement des couches populaires à ces nouveaux régimes paraît assuré, cela ne les met pas à l’abri des actions parfois anti-démocratiques des nostalgiques des anciennes « démocratures », d’autant que l’action discrète ou directe des grandes puissances reste toujours possible. De cela naît le danger de voir les démocrates conduits à user des mêmes armes que leurs adversaires.
Ces avancées de la démocratie s’accompagnent également de nouvelles pratiques, désignées par l’expression de démocratie participative. Celles-ci ne sauraient être ramenées au modèle simplificateur de la consultation populaire. Pour des populations largement inorganisées et dont les intérêts peuvent être opposés, ces pratiques sont à la fois le moyen de permettre à celles-ci de s’organiser, et, si elle parviennent à dépasser ces oppositions, à se rendre maîtresses de leur destin. En ce sens, ces pratiques prennent des formes différentes suivant qu’elles impliquent des populations déjà organisées (ne serait-ce que par la division technique du travail, au Brésil, à Porto Alegre, par exemple) ou des populations largement non organisées. Il semble que, malgré des formes différentes, ces pratiques visent un même objectif : transformer la victoire électorale de la gauche en une véritable rupture démocratique.
Cela suffit-il pour justifier l’idée que certains pays latino-américains ont tourné une page de leur histoire et sont en train de construire une autre démocratie ? Sans doute pas. Nous portons sur ce continent un regard d’Européen et cela peut fausser notre regard à deux titres au moins :
– habitués à notre système de démocratie parlementaire, nous sommes mal outillés pour mesurer l’ampleur et la violence des luttes politiques et sociales de ce continent. Rassurés par le pluralisme de nos moyens d’information, il ne nous est pas facile d’imaginer ce que peut signifier dans la vie quotidienne l’existence de médias tous acquis à la même cause, au service des puissances de l’argent, et capables de porter leur pouvoir d’influence jusqu’aux correspondants des agences de presse occidentales. Plus que jamais le risque d’une information partiale complique notre jugement ;
– habitués à lire l’actualité politique à travers le prisme gauche / droite, nous l’appliquons au reste du monde. S’il est toujours possible d’établir des correspondances qui facilitent nos analyses, il n’est pas assuré que les qualificatifs de gauche ou de droite aient les mêmes sens appliqués à l’Europe ou à l’Amérique latine. Comme l’écrit Michel Rogalski[2] : « Des équipes nouvelles ont accédé aux responsabilités. À l’évidence elles échappent aux classifications européennes en termes de gauche et de droite. … Elles doivent être appréciées à l’aune de quelques critères essentiels : l’allégeance ou la souveraineté face aux États-Unis, la prise en compte des problèmes sociaux et notamment de l’attitude menée face à la pauvreté et aux inégalités, la volonté de construire les bases matérielles et financières d’une croissance nécessaire au développement, et enfin le mode d’exercice du pouvoir qui renvoie tout à la fois à la pratique de la démocratie, au respect des libertés publiques, à la transparence et au degré de la corruption ».
L’analyse des expériences en cours, souvent depuis une date récente, en Amérique latine, sous les angles du développement et de la démocratie, n’est pas une chose facile. Gilbert Blardone a accepté à la fois de développer une analyse et d’ouvrir un débat. Qu’il soit remercié pour cela car il n’est guère aisé de procéder dans l’optique que cette analyse n’est qu’un départ pour que le débat puisse la porter plus loin. Les quelques lignes qui précèdent n’ont pas d’autre but que de poursuivre dans la même voie et de convaincre nos lecteurs de prendre la suite, ce dont nous les remercions à l’avance.
Notes:
* GRREC, Grenoble.
[1] Michel Rogalski, « l’Amérique latine et nous », Recherches internationales, n° 79, juillet – septembre 2007.
[2] Michel Rogalski, ibid.