Guy Alexandre*
1. Dans la dernière période, si l’on excepte quelques moments qui ont semblé porter une sourde tension, — par exemple à l’occasion, il y a quelques mois de la visite annoncée du chancelier haïtien à Santo Domingo et restée alors sans suite sans explication —, le discours des dirigeants haïtiens et dominicains, des deux côtés de la frontière, est largement marqué par l’optimisme, en ce qui concerne l’état des rapports bilatéraux.
À en croire Chefs d’État, Ministres des Affaires Étrangères et Ambassadeurs, les relations entre la République Dominicaine et Haïti seraient « bonnes », voire « excellentes », en tout cas elles connaîtraient « leur meilleur moment ».
C’est indiscutablement la tonalité dominante des interventions du chef de la mission diplomatique dominicaine à Port-au-Prince, notre ami José Serulle. (Voir son entrevue au quotidien Le Matin, en marge de la célébration de l’anniversaire de l’indépendance de la République Dominicaine, la semaine du 27 février 2007 et aussi son exposé à la deuxième rencontre internationale du Dialogue haïtiano-dominicain des Églises, le 3 mai à l’Hôtel Kaliko Beach, sur la Côte des Arcadins, en Haïti).
Mais, c’est également l’orientation du message du Président haïtien quand il s’exprime au palais présidentiel de Santo Domingo, le 16 mars 2007, à l’occasion de la signature d’un accord de coopération entre cinq universités haïtiennes et sept universités dominicaines.
2. C’est un fait que les quatorze – quinze années qui vont de 1991 à 2005, et surtout les dix – onze années de 1994 à 2005, ont vu se mettre en place, entre les deux pays, un processus de relative “normalisation”, appuyé sur une dynamique d’ouverture réciproque d’une société à l’autre. Nous avons analysé, ailleurs, les éléments et facteurs constitutifs de cette dynamique et de ce processus.
Rappelons-en, ici, rapidement les principaux :
– La décennie 1994-95 / 2005 a vu se déployer, entre les deux capitales, des réseaux de liaison de transports, aérien et terrestre, faisant passer les deux pays d’une situation où les liaisons en question étaient extraordinairement réduites à une situation toute nouvelle ouvrant, au moins pour les ressortissants venus des classes moyennes, des possibilités étendues de voyages d’un pays vers l’autre.
La même période voit aussi se constituer, d’un pays vers l’autre, des flux d’informations par les moyens de communication de masse, qui font devenir chose quotidienne, ici et là, la diffusion en Haïti de “nouvelles” sur la République Dominicaine et / ou sur les relations haïtiano-dominicaines, vice-versa.
– Parallèlement, nous assistons à une intensification considérable de l’échange commercial entre les deux pays. Les analyses les plus conservatrices font état d’ordres de grandeur dépassant les cent millions de dollars l’an, l’estimation de l’ambassadeur Serulle tournant autour de huit cents millions de dollars. Indépendamment de la précision et / ou de l’exactitude de ces estimations, il est admis qu’Haïti est aujourd’hui, après les États-Unis d’Amérique, le « second partenaire commercial » de la République Dominicaine.
3. À ces trois éléments, il faut ajouter le fait que, dans le même laps de temps, le nombre des étudiants haïtiens dans les universités dominicaines a considérablement augmenté.
Estimés à quelques centaines, il y a une quinzaine d’années, ils seraient aujourd’hui, selon une statistique, encore de l’ambassade dominicaine à Port-au-Prince, au nombre de dix mille, l’important étant qu’ils se retrouvent dans les principales universités du pays voisin, faisant leur parcours en toutes disciplines académiques et professionnelles, et apprenant à connaître la société dominicaine et les Dominicaines et Dominicains.
Il faut également mentionner le déploiement de pratiques de tourisme, en pays voisin, d’Haïtiens des classes moyennes et des formes nouvelles de migration de professionnels venus de ces milieux de classes moyennes, sans compter l’installation en République Dominicaine d’entrepreneurs haïtiens délocalisant leurs capitaux, par rapport à leur pays d’origine, pour des raisons ayant à voir avec la longue crise politique haïtienne de toutes ces dernières années. L’ancien Consul général d’Haïti à Santo Domingo évoquait, en un récent programme de télévision en la capitale dominicaine, des investissements haïtiens de l’ordre d’un demi-milliard de dollars.
4. Cette dynamique d’ouverture réciproque des deux sociétés, l’une à l’autre, correspond évidemment à des nécessités et besoins socio-économiques objectifs de secteurs déterminés des deux sociétés. Elle prolonge et relaie une longue accumulation d’effort et d’initiatives des sociétés civiles des deux pays, allant dans le sens d’une rénovation et d’une amélioration des relations bilatérales.
Rappelons, en substance, que la participation, en avril-mai-juin 1965, de combattants haïtiens aux brigades de résistance patriotique des constitutionnalistes dominicains, face aux troupes de l’armée des États-Unis, ouvre une période où, par des biais divers — notamment séminaires, ateliers, colloques, rencontres de type académique, mais aussi pratiques diverses de solidarité militante — Haïtiens et Dominicains de milieux professionnels, de syndicalistes, de cadres politiques, de religieux, d’ONG, apprendront à se connaître, à connaître leurs histoires et sociétés respectives, et à penser un nouveau type de relations entre leurs deux pays.
Le processus de normalisation – ouverture de ces années 1990-94 / 2005 couronne, en ce sens, un long moment d’accumulation-en-travail de nos deux sociétés. Peut-être est-il utile de préciser ici que, pendant le plus clair de ce temps, les États ont été “à la traîne” dudit processus, peu concernés par la dynamique en vigueur, cela n’excluant pas la gestion d’un espace de coopération entre leurs polices politiques vis-à-vis de leurs opposants, surtout des opposants haïtiens à la dictature duvaliériste.
5. Toujours est-il que les États dominicain et haïtien prendront le train en marche, quelque part autour du milieu des années 1990, en donnant ce que nous pourrions appeler une « expression institutionnelle » au processus ici évoqué, avec la mise en place de la Commission Mixte Haïtiano-Dominicaine, dont le texte fondateur sera signé à l’occasion de la visite d’État à Santo Domingo du président haïtien René Préval en mars 1996, au début de son premier mandat.
Ce n’est pas, ici, le lieu pour engager un bilan détaillé de cette Commission Mixte, de ses quatre années de fonctionnement avant son entrée en veilleuse.
Rappelons qu’elle avait pour vocation de servir d’instrument institutionnel pour la mise en œuvre et la gestion permanente d’un dialogue entre les deux États, dans la perspective de l’élaboration de solutions concertées, sur un ensemble de problèmes d’intérêt commun.
Il est certain que cette Commission — qui fonctionnera de façon à peu près régulière jusqu’à la fin 1999 — aura permis aux deux États d’avancer dans l’élaboration et la conclusion d’un certain nombre d’accords ou la mise au point de pistes pour des accords ou conventions en matière de santé (humaine, animale ou végétale), de jeunesse et sports, d’éducation, de culture, d’environnement. À quoi il faut ajouter un règlement administratif entre les Douanes de la République Dominicaine et d’Haïti concernant les procédures d’autorisation de passages des voitures de résidents d’un pays à l’autre.
Le fait est que, sur les deux questions structurantes des relations bilatérales — la question migratoire et le dossier commercial — peu de progrès, fort peu de progrès ont été enregistrés.
Les seules « ententes » élaborées en matière migratoire, dans le cadre de la Commission Mixte, concernent les mécanismes de recrutement et les opérations de rapatriements. Elles ne touchent en rien au fond de la question migratoire, et, au demeurant, elles ne seront respectées ni par la République Dominicaine ni par Haïti.
6. Toujours est-il également que ces douze à quinze années de “normalisation” correspondent, par ailleurs, sur le plan de la direction politique d’ensemble des deux pays, aux deux derniers mandats de Joaquin Balaguer, au premier mandat de Leonel Fernandez et à celui de Hyppolito Mejia, en République Dominicaine, et, en notre pays, au premier mandat de Jean-Bertrand Aristide, au premier mandat également de René Préval, au second mandat de Jean-Bertrand Aristide et à la première moitié de la gestion du gouvernement intérimaire.
Compte tenu des différences et nuances de toutes sortes qui séparent — voire divisent — les divers gouvernements de cette période ici et là, le fait est que la tonalité dominante des rapports entre la République Dominicaine et Haïti est alors largement positive, l’orientation formelle allant, de façon à peu près constante, dans le sens de la quête de solutions aux problèmes qui, traditionnellement, pèsent sur les rapports bilatéraux.
Ce qui faisait écrire à un sociologue dominicain et à un sociologue haïtien, s’exprimant séparément autour de 1995, que nos deux pays étaient en train de « passer de la logique de la confrontation à celle de la coopération ».
Cette période est aussi, pour l’essentiel, celle où l’ambassade d’Haïti en pays voisin est animée par des équipes de diplomates, dont l’intervention au quotidien est articulée, tout à la fois à la conviction de la nécessité d’une défense intransigeante des intérêts d’Haïti et des Haïtiens en République Dominicaine et à celle de la nécessité, parallèlement, de la promotion de rapports d’amitié avec le peuple dominicain.
Il faut surtout souligner que les initiatives diverses, qu’engagent, durant toute cette époque la mission diplomatique haïtienne à Santo Domingo et les missions consulaires haïtiennes à Barahona et à Dajabon, reçoivent le soutien résolu et enthousiaste de l’ensemble des secteurs de la République Dominicaine, à l’exception de la minorité que Carlos Dore Cabral, sociologue dominicain, aujourd’hui ministre du gouvernement du Président Fernandez, appelle les « néo-nationalistes ».
L’ambassade dominicaine en Haïti, avec les deux derniers chefs de mission, et avec des succès dont l’inégalité est liée aux problèmes politiques internes d’Haïti, mettra en oeuvre le même type d’orientation.
7. Il faut, à présent, en revenir au discours optimiste des dirigeants haïtiens et dominicains, dont nous sommes partis.
Il advient que ce discours a, entre autres, pour point d’appui, le caractère cordial des relations qui se sont établies entre ces dirigeants eux-mêmes, avec, comme arrière-plan, le mouvement de normalisation que nous avons évoqué ici.
Cela dit, il se fait aussi que, depuis exactement deux ans, depuis la mi-mai 2005, se sont déployés en République Dominicaine, un certain nombre d’événements qui, de Hatillo Palma, à Higuey, en passant par Villa Trina, Pueblo Nuevo, Haina, et un certain nombre d’autres lieux de l’espace dominicain, mettent en question la dynamique de la normalisation qui a occupé ces quinze dernières années.
Il arrive, en effet, qu’en ces divers lieux de la République Dominicaine se sont développées et se sont accumulées un ensemble de situations où la découverte de tel délit ou crime était suivie de l’attribution du délit ou crime à des Haïtiens, cette attribution étant elle-même suivie de la mise en route de faits de violence — chasse à l’homme, menaces diverses, intimidations, harcèlements, rapatriements massifs, etc. — contre les Haïtiens d’un lieu, de manière indiscriminée.
Carlos Dore Cabral, déjà cité, dans un article paru dans la revue Global, de la Fondation Global-Démocratie et Développement en sa livraison de janvier-février 2006, et intitulé « Après Hatillo Palma, l’ancien et le nouveau dans la question de la migration haïtienne en République Dominicaine », attire l’attention sur le fait qu’une agitation dudit secteur “néo-nationaliste” a accompagné toutes les situations de violence connues à Hatillo Palma et après, et également sur le fait que cette agitation même est fondée sur une évolution de la “pensée” des “nationalistes” dominicains qui ne voient plus l’immigration haïtienne comme un “danger” potentiel pour l’identité et la souveraineté de leur pays, mais comme un élément-déjà-là de destruction-à-l’œuvre de la République Dominicaine.
Sur base de quoi, ils en appellent à … bouter hors du pays les Haïtiens, par tous les moyens. Le fait est que ce que Dore Cabral appelle les harangues anti-haïtiennes des ténors néo-nationalistes a donc déjà produit ses effets en divers points du territoire dominicain.
8. Mon hypothèse est que les dirigeants de nos deux pays ont, pour des raisons diverses, la tentation de “gommer” cette réalité du réveil d’un anti-haïtianisme militant qui ne recule pas devant l’appel à la violence.
En créole haïtien, nous dirions que nos dirigeants, les responsables politiques des deux républiques, sont tentés de « kase fèy kouvri sa »— répandre des feuilles pour cacher la saleté, littéralement.
Ma thèse est que s’engager dans cette voie est le moyen le plus sûr pour enfermer les relations bilatérales dans une dynamique contraire à celle de la normalisation engagée dans les années 1990, et laisser ainsi se déployer en même temps que se sédimenter un ensemble d’éléments négatifs qui, à relativement court ou moyen terme, ne peuvent qu’exploser à la face de nos deux sociétés.
De ce point de vue, ce qui est vrai aujourd’hui, c’est que, contrairement à la perception de nos dirigeants, les relations haïtiano-dominicaines, après Hatillo Palma, se sont passablement — en fait, considérablement — dégradées. Le sang haïtien a, en effet, coulé à plusieurs reprises en 2005 et 2006 en République Dominicaine, et, à notre connaissance, aucune responsabilité, aucune culpabilité, n’a été jusqu’ici identifiée, ni aucun jugement prononcé, ni aucune sanction administrée.
De ce point de vue, le contexte, l’arrière-plan, des relations bilatérales est bel et bien celui d’une crise, « la plus grave, depuis 1937 », écrivais-je dans un quotidien de Port-au-Prince après les événements de Hatillo Palma.
9. En vérité, l’évolution des rapports entre nos deux pays est “travaillée” en la période actuelle par une double logique contradictoire :
– celle, objective, de besoins et nécessités socio-économiques de diverses catégories sociales et secteurs socio-économiques, qui poussent les deux sociétés à s’ouvrir l’une à l’autre ;
– celle, “subjective”, exprimant les préjugés et aspirations d’un secteur idéologico-politique de la société dominicaine, minoritaire mais vociférant, qui contredit ouvertement les tendances positives de la première.
Ma conviction profonde est que la reprise et l’extension du mouvement de normalisation, ici évoquées, requiert que les démocrates des deux pays identifient clairement les agents de la deuxième dynamique, et engagent résolument, sans concession, le combat contre des préjugés et des pratiques qui sont, au fond, liquidatrices des intérêts bien compris des deux pays, des deux sociétés et des deux peuples.
De ce point de vue, il est heureux qu’existent, en République Dominicaine, des personnalités comme Sonia Pierre, et des institutions comme le MUDHA (Mujeres Dominico-Haitianas) ou le SJRM (Servicio Jesuita a Refugiados y Migrantes) et, en Haïti, le GARR (Groupe d’Appui aux Rapatriés et Réfugiés) ou le Réseau AlterPresse…
Je veux dire qu’il est heureux qu’ici et là des personnalités et des groupes divers de citoyens et citoyennes de la République Dominicaine continuent à tisser les nécessaires liens de solidarité, qui constitueront le point d’appui pour la rénovation des relations entre les deux peuples, les deux sociétés et les deux États, renouvelant aussi l’image des deux communautés aux yeux du monde entier, en dernière instance, à partir d’un positionnement de vérité.
10. Un dernier mot, sans doute nécessaire.
Le peuple dominicain, pas plus que le peuple haïtien ou aucun autre, n’est ni raciste ni xénophobe « en soi », dans ses larges masses.
En revanche, la société dominicaine, tout comme la société haïtienne et l’ensemble de nos formations sociales post-esclavagistes des Caraïbes et de la région américaine, est marquée — traversée — par la forme de conscience dévoyée et le système de représentation idéologique qu’est le racisme, produit réactivé et réinterprété de l’héritage colonial, élément structurant des formes de différenciation et de stratification sociale dans toutes nos sociétés de la région.
Ce fait socio-historique impose simplement un front de lutte spécifique aux démocrates de nos deux pays.
Note:
* Sociologue de formation, Guy Alexandre a été, de 1974 à 1991, essentiellement un enseignant dans le champ des sciences sociales en cycle secondaire et à l’Université en Haïti. Sa familiarité avec le dossier complexe des relations entre son pays et la République Dominicaine, il l’a d’abord acquise, dans les années 1980, dans une pratique d’échanges avec des collègues universitaires dominicains et de compagnonnage militant avec des cadres du syndicalisme enseignant de la république voisine. De 1991 à 1997, et de 2002 à 2003, il sera à deux reprises ambassadeur d’Haïti en République Dominicaine. De 2004 à 2006, il sera consultant au cabinet du Premier ministre du gouvernement intérimaire de Gérard Latortue, ayant en charge les dossiers de politique internationale, dont ceux des rapports avec la République Dominicaine.
Il est l’auteur de plusieurs travaux sur les relations entre les deux pays, parmi lesquels « La question migratoire entre la République Dominicaine et Haïti » et « Matériaux et propositions pour une politique migratoire entre la République Dominicaine et Haïti », parus à Port-au-Prince en 2000 et 2005. Revenu à l’activité académique, il assure présentement une double charge d’enseignement sur les relations haïtiano-dominicaines à la Faculté Latino-Américaine des Sciences Sociales / FLACSO de Santo Domingo et à l’Université Quisqueya de Port-au-Prince.
Ce texte, qui été lu à un atelier de discussion sur les conditions d’existence des travailleurs haïtiens du secteur sucrier de l’économie dominicaine, le 16 mai dernier à Paris, est une contribution, hors schémas, stéréotypes et idées reçues de tous types, à une analyse objective des problèmes, contraintes, tendances et perspectives des relations entre les deux États et sociétés qui se partagent l’île de Quisqueya. Il se veut sans complaisance à l’égard de quelque courant que ce soit, ici et là, et sans concession aucune aux formes de racisme et de ‘‘xénophobie’’ qui affectent souvent, sous des masques divers, les représentations idéologiques, également ici et là.