Jean-Louis Perrault*
Orient, sous tes arbres à palmes des poésies, je ne trouve encore qu’une autre souffrance des hommes.
Paul Nizan, Aden, Arabie, éd. François Maspero, Paris, 1960, p. 162.
2007. J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie.
À quoi ressemblait notre monde ? Il avait l’air du chaos que les Grecs mettaient à l’origine de l’univers dans les nuées de la fabrication. Seulement on croyait y voir le commencement de la fin, de la vraie fin, et non celle qui est le commencement d’un commencement.
À ma naissance, ma mère avait 11 ans. Elle était née en 1976 ; l’année qui suivit le coup d’État du 3 août 1975, aux Comores. Elle est morte en me mettant au monde ; elle aura vécu comme le rayon vert : furtif et inattendu. Je suis la seule trace qu’elle ait laissée : son décès même n’a pas été enregistré. Il faut comprendre que, chez nous, à Mayotte, le nombre de décès ne peut être estimé qu’entre deux recensements[1] ; les enregistrements officiels ne sont pas fiables.
Heureusement, les accords du 27 janvier 2000, sur l’avenir de Mayotte, ont changé tout cela. Depuis le printemps 2000, tous les bébés ont un nom et un prénom ; et, pour se marier, les femmes doivent être consentantes, présentes à la cérémonie et avoir au moins 15 ans[2]. Dans ce nouveau monde, je ne serais jamais venu.
À l’époque, j’ai été pris en charge par la femme du frère de ma mère. Mais en fait, j’ai surtout été pris en charge par la communauté. Ici, la rue est aux enfants. Il est vrai qu’à ma naissance, aucune école maternelle n’avait été créée. D’une certaine façon, elles étaient inutiles. Nous étions tellement pauvres ! Cependant, comment comprendre le statut de Collectivité territoriale de la République française, que le refus de l’indépendance, à 63,8 %, nous avait permis d’acquérir en 1976, s’il ne nous donnait pas l’école ? Vous devrez admettre que la colonisation française a toujours négligé le développement éducatif de l’ensemble de l’archipel des Comores. La première école publique élémentaire a ouvert en 1864 à Dzaoudzi, pour une dizaine d’élèves, surtout des colons. En 1898, on comptait 54 écoliers pour 12 000 habitants, dans deux écoles[3]. En 1939, il n’existait encore, pour tout l’archipel, que 10 écoles primaires : les écoles indigènes du premier degré. Au terme de quatre ans d’études, un concours sélectionnait les cinq meilleurs élèves. Ils partaient pour trois ans, poursuivre leurs études à Majunga, sur la côte est de Madagascar. Là non plus l’affaire n’est pas nouvelle, car, dès le XIXe siècle, les Pères Jésuites de la Réunion faisaient l’éducation à Bourbon des jeunes Mahoris. Les établissements sucriers versaient 20 000 FF par an pour cette mission[4].
Certes, le droit coutumier est responsable aussi. Néanmoins, en 1958, après le référendum du 28 septembre, à l’issue duquel les Comoriens choisirent le maintien de l’archipel au sein de la République française, la métropole réorganisa les cycles scolaires et créa des cours moyens 1 et 2 (8e et 7e). Le premier lycée de l’archipel ne fut ouvert qu’en 1963, à Moroni (Grande Comore) ; un second suivit à Mutsamudu (Anjouan) en 1970. Les élèves ayant reçu leur formation dans ces deux lycées joueront par la suite un rôle déterminant dans les crises politiques qui secoueront l’archipel. À Mayotte, le premier établissement d’enseignement secondaire public, remonte à 1963, avec la construction du collège de Dzaoudzi. Ce n’est qu’en 1981 que commencera la construction, étalée sur 10 ans, du lycée-collège de Mamoudzou[5]. Enfin, c’est seulement depuis la rentrée de 1993 que l’île est dotée d’un réseau d’écoles maternelles publiques, qui a dû s’appuyer en partie sur les foundi, les enseignants d’école coranique. L’objectif lancinant du nouveau système est la maîtrise de la langue française[6]. Et, le rattrapage est d’autant plus difficile que la croissance de la population est considérable[7] ; ainsi, en 1993, 15 écoles ont pu accueillir 1971 élèves. Depuis cette date, les effectifs scolarisés en maternelle ont augmenté en moyenne chaque année de 20 %[8] ; pour atteindre 10 500 écoliers en 2005[9].
Cela illustre à quel point, le statut ambigu et flou de collectivité territoriale a permis de différer le choix entre la départementalisation d’un DOM, qui serait presque totalement musulman et polygame, et le TOM dépourvu de ressources propres[10]. Le gouvernement gardait le contrôle, sans donner les moyens. L’intérêt pour l’État français ? La Réunion, ainsi que Mayotte, sont des territoires par le biais desquels il a pu être accepté comme membre de la Commission de l’Océan Indien[11]. Nous sommes un confetti géopolitique à l’entrée du canal de Mozambique.
De toute façon, des droits, nous n’en avons jamais eu beaucoup. De ce point de vue, la loi statutaire du 11 juillet 2001, qui ouvre la voie à la départementalisation, nous donne beaucoup d’espoir. En effet, dans l’histoire, les Mahorais ont rarement choisi leur propre destin ; et ce n’est pas le chicungunya qui nous a appris à marcher courbés. Les Arabes, les m’zoungou (Blancs) et les Malgaches nous l’ont appris depuis longtemps. Déjà, au XIIe siècle, les Arabo-Shiraziens pratiquaient l’esclavage. Et c’est d’ailleurs avec leurs esclaves qu’ils arrivèrent aux Comores, où ils introduisirent la religion musulmane et les sultanats. De cette époque, et à côté de la religion elle-même, il nous reste la mosquée de Tsingoni, bâtie en l’an 944 de l’hégire (1566) sur Grande-Terre ; là où je suis né. Mais, il nous reste surtout la longue tradition d’esclavage. Plus tard, les Européens allèrent chercher leur main d’œuvre sur la côte Est du continent africain. Vers le XVIIIe siècle, des Arabes originaires du Yémen, se déclarant les descendants du Prophète, s’allièrent aux familles comoriennes nobles ; ils contribuèrent de cette façon à l’établissement de nouveaux lignages matrimoniaux, surtout à la Grande-Comores et à l’île d’Anjouan. D’ailleurs, pendant plusieurs siècles, les îles de Mayotte et de Mohéli restèrent sous la domination des chefs politiques d’Anjouan[12].
À partir du milieu du XVIIIe siècle, les quatre îles des Comores furent victimes de razzias organisées par des pirates malgaches. Ces incursions affaiblirent les îles et poussèrent les sultans locaux à rechercher la protection des grandes puissances de l’époque[13]. C’est ainsi que notre île volcanique a croisé le destin de la France le 25 août 1841 -date à laquelle Mayotte devint colonie française. En effet, la France achète Mayotte au sultan illégitime Andrian-Souli[14], qui y régnait, et qui cherchait à se protéger des querelles intestines, alors que la France cherchait un abri maritime sûr dans l’Océan Indien. L’île fut échangée en contrepartie d’une aide militaire et d’une rente annuelle de 1000 piastres, à laquelle s’ajouta l’éducation des enfants du sultan à l’île de la Réunion aux frais du gouvernement français[15]. Ensuite, dans le cadre de ce « protectorat», la colonie comorienne sera rattachée successivement à Nosy Be, entre 1843 et 1877, à la Réunion, en 1896.
En 1890, un accord de partage était intervenu entre la France et la Grande-Bretagne : les Anglais obtenaient l’île de Zanzibar (Tanzanie) ; les Français conservaient les Comores et Madagascar. Le rattachement juridique des trois autres îles à Mayotte s’effectua en 1904. Il fut suivi, le 9 avril 1908, d’un second décret rattachant officieusement Mayotte et ses dépendances à Madagascar. La loi d’annexion du 25 juillet 1912 ne fit que confirmer ces décrets, alors que Madagascar et les Comores (Anjouan, Mohéli, la Grande-Comores et Mayotte) devenaient une seule et même colonie française. D’ailleurs, des révoltes éclateront : les Mahorais refusant certains de leurs chefs de canton malgaches. La distance et les rivalités historiques, alors que les budgets coloniaux sont réduits, vont condamner les Comores à vivoter en accumulant les retards économiques et sociaux. Il faut bien admettre que les Comores ne seront jamais traitées comme les autres territoires d’outre-mer[16].
Cependant, lorsque le gouvernement français se résout à coloniser le reste des Comores, c’est surtout afin de surveiller les pratiques douteuses des «résidents» et des colons. En effet, la colonisation que nous avons subie dans l’archipel renvoie, jusqu’à la caricature, au diagnostic que Hannah Arendt faisait de l’impérialisme. L’enrichissement considérable, provoquée par la production capitaliste, dans un système social à la distribution excessivement inégalitaire ne pouvait provoquer qu’une sur-épargne, l’accumulation d’un capital condamné à l’inertie : du capital superflu.Autre sous-produit de la production capitaliste, « les déchets humains » que chaque crise, succédant invariablement à chaque période de croissance industrielle, éliminait en permanence de la société productive » : des hommes superflus. L’impérialisme, produit de l’argent superflu et des hommes superflus, commença son extraordinaire carrière[17]. À Mayotte, nous avons vu arriver ces « détenteurs du capital superflu » : premières fractions de la classe bourgeoise à vouloir des profits sans remplir de réelle fonction sociale[18]. En outre, les théories raciales de l’histoire permettaient aux gouvernements occidentaux de résoudre le problème que constituait la coexistence, une fois l’esclavage aboli, d’une race de maîtres et d’une race d’ « esclaves », des hommes blancs et des peuples de couleur.
En effet, l’esclavage, sur l’île de Mayotte comme dans tout l’archipel des Comores, fut aboli par une ordonnance du roi Louis-Philippe en date du 9 décembre 1846, et promulguée par un arrêté du 1er juillet 1847, qui était une conséquence du traité de cession de l’île du 25 avril 1841. Dans ce traité, il était prévu une disposition « considérant que l’extinction de l’esclavage à Mayotte est une des premières conséquences de l’occupation de cette île »[19]. Mais, l’abolition a entraîné l’émigration massive des propriétaires mahorais et de leur main-d’œuvre ; et, elle ne se repeuplera qu’une décennie plus tard, avec le retour de certains émigrés auxquels s’ajouteront des populations originaires des autres îles.
Pour comprendre le faible attrait exercé par Mayotte sur les colons, et, par la même occasion, la faible densité de sa population à l’époque, il faut savoir que les moustiques et nous c’est une affaire de famille. Avant l’établissement des colons, l’île était bordée de marécages formés à l’embouchure des rivières. Pendant longtemps on imagina que jamais Grande-Terre ne serait habitable pour le colon. Il se bornait à y passer la journée et revenait chaque soir coucher sur Petite Terre, à Pamandzi[20]. Petite forteresse naturelle, l’îlot de Pamandzi, relié au rocher de Dzaoudzi par une digue appelée le “Boulevard des Crabes”, devint d’ailleurs le chef-lieu du Territoire des Comores de 1923 à 1962. Cela s’appelait en réalité le Poste d’administration supérieure des Comores. Jusqu’en 1966, Dzaoudzi aura toujours été le lieu traditionnel de résidence de l’autorité de tutelle, pour l’ensemble de l’archipel.
De ce fait, la densité de population restant faible, l’administration coloniale encouragea l’installation d’Anjouanais qui, achetèrent de nombreuses terres. C’est depuis cette époque que, sous l’impulsion des Malgaches, puis des Anjouanais, la riziculture a ravagé notre île. Le riz, dont le goût a été amené par les Malgaches, longtemps aliment de luxe, était importé de leur île. En effet, les immenses solitudes de Madagascar autorisaient de semer le riz dans les cendres des forêts séculaires ; la densité et les dénivellations n’autorisaient pas la même chose à Mayotte[21]. À cette époque les Anjouanais vinrent habiter Mayotte, pour chercher les permis d’établir et de cultiver le riz ; ce qu’ils faisaient en détruisant par le feu les forêts de nattes et de takamakas, afin de récolter trois sacs de riz, consommés à Anjouan. Cette population flottante d’insulaires des trois autres Comores était attirée par les permis de culture, qui leurs étaient offerts par l’administration, sans payer aucun impôt ; contrairement aux nombreuses gabelles auxquelles ils étaient soumis, chez eux, par les sultans[22]. Pour nous, néanmoins, cette pratique avait l’aspect d’une razzia. D’ailleurs, aujourd’hui encore, nous devons lutter contre l’érosion des padzas, ces zones d’où tous les arbres ont disparu, de telle sorte que, à chaque pluie, des torrents de boues dégoulinent dans le lagon. La résilience des décisions bureaucratiques coloniales s’inscrit, encore à ce jour, dans notre paysage.
En outre, cette ancienne mesure est l’une des causes de la volonté séparatiste des mahorais lors du référendum de 1974. Elle a nourri la crainte de l’expansionnisme anjouanais, qui fut particulièrement ressentie lors du transfert de la capitale des Comores à Moroni, voté en 1958, mais effectif à partir de 1966 avec le déménagement des principales administrations. C’est à cette occasion que Mme Zaïna Mdéré, à la tête d’un collectif de femmes mahoraises : les “chatouilleuses”, et membre du mouvement populaire Mahorais, fondée en 1963, porte les coups contre l’administration comorienne. Le président du conseil du gouvernement des Comores, Saïd Mohamed Cheikh, rendu responsable de ce transfert de la capitale, est assailli par les chatouilleuses. C’est le début de longs combats, qui continuent aujourd’hui, même si certains sont discutables et sont portés par les femmes, au sein de notre régime matriarcal dont la chef de famille est la “bouéni” (Mayotte hebdo, numéro 278, 10 mars 2006).
Mais, revenons au problème des “résidents”. Le régime du protectorat supposait que la puissance coloniale envoie un “résident” auprès des autorités locales ; celui-ci ne s’occupait en principe que de la politique extérieure. Mais, dans la pratique, les “résident” français s’emparèrent progressivement du pouvoir politique, imposèrent la langue française et laissèrent les colons déposséder entièrement les paysans comoriens de leurs terres, de telle sorte que ceux-ci durent se faire employer dans les plantations coloniales à titre d’« engagés »[23][24]. L’archipel devint également, « le Far-West des Réunionnais déclassés » qui s’y installèrent et introduisirent le système des plantations coloniales. En fait, les besoins de main-d’oeuvre prirent simplement la forme d’un trafic d’engagés indiens et chinois sur les plantations. Certains historiens affirment même que les Réunionnais blancs immigrés, surtout à Mayotte, poursuivirent l’esclavage sous la forme de l’engagement. Compte tenu des intérêts économiques entrelacés, il n’est donc pas surprenant que les Réunionnais aient pris une part active à la lutte pour que notre île reste française en 1974-1975[25]. Cependant, pendant le dernier quart du XIXe siècle, pendant que les mouvements ouvriers européens se battaient pour le « droit au travail », nous subissions un « engagement de travail » de cinq années, au profit de l’État : littéralement une corvée[26].
En Europe, la vie collective était provisoirement arrachée au seul règne du droit des intérêts privés. Des limites étaient posées au processus illimité de l’accroissement de la richesse[27]. Dans les Comores, comme dans toutes les colonies, rien ne semblait devoir limiter ce processus. La métropole utilisa les moyens traditionnels, permettant d’imposer sa domination aux populations étrangères : la pensée raciale et la bureaucratie[28][29].
Cette caricature de colonisation trouve toute son expression lorsque, à la fin du XIXe siècle, elle fait des Comores les cobayes du « système Humblot ». Envoyé par le Muséum d’Histoire Naturelle de Paris pour étudier la flore et la faune des îles de l’Océan Indien, Léon Humblot se substitue à l’État français pour signer avec le sultan de Bambao, Saïd Ali, à la Grande Comore, un contrat qui lui concède terres et travailleurs à sa convenance, moyennant une redevance de 10 % des bénéfices. C’est le début d’une main mise systématique sur l’île, puis sur l’archipel, qui jusqu’alors avait été déchirée par les rivalités innombrables des petits sultans locaux[30]. En1889, Humblot se fait nommer “résident” à la Grande Comore. Il met en place, pour son compte propre, une compagnie coloniale dont les ramifications dans toutes les îles de l’archipel constituent bientôt un réseau d’exploitations agricoles (cocotiers, plantes à parfum) et d’entreprises intégrées verticalement (production agricole, usines de transformation, entreprises de vente en gros et détails, services divers). Cette compagnie contrôle rapidement toute l’activité économique comorienne. Le « système Humblot », favorisé par l’exiguïté du territoire et la passivité complice de l’administration, réalise la perfection et la caricature de la colonisation[31].
D’autres grandes sociétés se constituent. La Société Coloniale Bambao, qui avait racheté les terres du sultan d’Anjouan, va reprendre les propriétés foncières et les sociétés d’Humblot en 1938. Ces compagnies façonnent l’évolution des Comores. Toutefois, ayant accaparé la plus grande partie du sol, la lente augmentation de la population locale commence à poser problème. D’autant plus que ce sont des cultures spéculatives d’exportation, et que progressivement les îles ne produisent plus de quoi nourrir leur population[32]. C’est pourquoi, lorsque, après avoir été occupées par les Anglais qui souhaitaient les soustraire à l’autorité du Gouverneur “vichyste” de Madagascar, les Comores réintègrent l’Union Française, avec le statut de “territoire français d’outre-mer” cela consacre leur séparation d’avec Madagascar. Quelques années plus tard, une prudente réforme agraire est entreprise[33].
Il n’empêche que, sous ce système colonial, la vieille société perdure avec ses hiérarchies complexes, son droit particulier, ses observances religieuses maintenues. « Notables traditionnels, chefs religieux, responsables de l’administration, employés des sociétés se côtoient, s’ignorent ou s’épaulent selon de secrètes connivences »[34]. De ces connivences, il nous reste la juxtaposition, bien qu’incompatibles, du droit local, exercé par les cadis : le droit cadial, d’une part, et le droit commun, d’autre part. Ainsi, ce sont les autorités cadiales qui tiennent l’État civil. Il est si peu rigoureux que, finalement, un Mahorais peut ne pas être un « individu clairement identifié », capable de faire valoir ses droits et d’agir en justice[35]. Le port du nom est une obligation en droit commun : celle de répondre à l’identification qui a été enregistrée à l’état civil. Toute personne, dans la République, est un « sujet de droit nommé », dont le nom est immuable[36].
Ce chevauchement, du droit cadial et du droit commun, rend la formulation de nos besoins et de nos valeurs, d’autant plus délicate. Paul Feyerabend, lorsqu’il critique l’autonomie scandaleuse de la « science » dans le capitalisme occidental, à raison de poser que toute proposition doit d’abord être contrôlée par les gens à qui elle s’adresse[37]. Cependant, les antagonismes et les contradictions qui parcourent l’éternelle transition politique, sociale et économique de notre îlot ne donneraient pas beaucoup d’unité à ce contrôle. Les résidus de nos racines islamiques, de nos pratiques esclavagistes, de la « ronde de la mort et du négoce »[38], que protectorat et colonialisme nous ont laissé observer, avec les expériences meurtrières que les pires éléments de la civilisation occidentale sont venus tenter ici ; tout ceci constitue notre visage, face à une exigence de « mondialisation ».
Pourtant, je crois comprendre que d’un monde à l’autre, ce qui nous est proposé c’est le passage de l’assujettissement à l’asservissement[39]. L’assujettissement, centrée sur le travail, nous dressait, nus, face aux propriétaires ; face à ceux qui s’étaient donné la propriété, par la force, ou par la force tempérée par une bureaucratie : « L’administrateur qui gouvernait à l’aide de rapports et par décrets, dans un secret plus hostile que celui de n’importe quel despote oriental, sortait d’une tradition de discipline militaire pour se retrouver au milieu d’homme sans pitié et sans loi »[40]. Cela, c’est notre histoire, depuis la nuit des temps, des sultans aux m’zoungou.
Mais, aux confluents des valeurs, dont vous avez plein la bouche : démocratie, droits de l’homme, ne pouvions-nous pas espérer un autre monde, plutôt que l’asservissement ? D’ailleurs, peu attachés à la constitution de la Ve République, et manipulés par les litanies de la gauche affairiste, nous avons offert plus de 86 % de « oui » à la bouillie juridique qui se voulait constitution pour l’Europe. Pourtant ici, les gens lisent peu la presse de propagande. Qui se penche sur la prose de Jean-Marie Colombani quand il explique qu’un Président de la République qui propose un référendum est un Docteur Folamour ; ou bien que les tenants du « non » sont des nationalistes, xénophobes, dogmatiques et nostalgiques dont on a failli déranger les habitudes (Le Monde, 30 mai 2005) ? Personne. Pourtant, nous avons voté « oui » ; car, dans notre transition politique, appartenir à l’Union européenne, ce n’est pas royal : c’est impérial ! En outre, rodés aux techniques de l’assujettissement, que l’Occident nous imposa, nous sommes moins au fait des techniques d’asservissement que le Capital à généralisé, et dont la logomachie, orchestrée par le président Giscard d’Estaing, est une belle illustration.
C’est une découverte nouvelle pour nous, qui nous sommes vus opposer la force brute. Nos oppresseurs nous ont présenté la domination sous la forme brute des excès inhumains. Pour l’essentiel, des sultans aux colonialistes, le rapport de force était anéanti. Car, si la relation de pouvoir est un rapport de la force avec la force, nous étions face à une force qui écrasait tout. C’est donc une découverte nouvelle, que celle de la machine idéologique, qu’il a fallu produire pour réussir à dominer les tentations démocratiques : comment le libéralisme politique s’avérait insoutenable pour les oligarchies ; et comment il a fallu inventer le principe d’un asservissement généralisé, des sociétés et de la politique, à la sphère économique et financière.
C’est fou la démocratie, tout de même. On s’y appuie sur des croyances fabriquées de toutes pièces pour la rapporter uniquement au suffrage universel ; car, pour asservir, il faut soumettre à une règle arrêtée d’avance les membres de la société[41].
Pendant un cours, l’autre jour, le prof’ nous a parlé d’un type : Milton Friedman. C’est incroyable ! Lui et quelques autres ont fabriqué les croyances qui garantissaient la domination économique de quelques-uns ; les économistes d’intention idéologique, il les appelait. Des types de Chicago. L’école de Chicago. J’ai tout de suite pensé à Al Capone. Le Friedman en question -un quasi centenaire- a réussi à faire admettre à beaucoup qu’il n’y avait rien à savoir, et qu’on pouvait se contenter de postulats dont la seule caractéristique est de ne pouvoir être rejetés[42]. Lui et sa harde n’ont cessé de souffler dans l’oreille des présidents républicains, depuis Richard Nixon. Cependant, bien qu’il n’y ait rien à savoir, en dehors d’hypothèses supposées de bon sens, il a fait école pour offrir aux puissants une idéologie qui leur donne la main dans l’ensemble des rapports de force : il a bricolé l’idéologie d’une société éco-disciplinaire.
Il n’y a rien à savoir … mais il n’y a pas d’alternative, enchérissait Mme Thatcher, en s’appuyant sur la pensée fondamentaliste de ces « scientifiques » : Angela Merkel ou Gerhard Schröder, Georges W. Bush ou John Kerry, Ségolène Royal ou Nicolas Sarkozy !Au fond, ce sont les Polonais qui ont doté le monde d’un emblème dont la devise est « There is no alternative », puisque, après que le parti conservateur de Jaroslaw Kaczinsky ait gagné les élections législatives, son frère jumeau, Lech Kaczinsky, a remporté la présidentielle. Pour autant, il a dû se coaliser avec le parti libéral. De telle sorte que deux jumeaux conservateurs dirigent une coalition cosmopolite : clonons les jumeaux Kaczinsky pour donner au gouvernement mondial les hommes politiques dont le market stalinism a besoin.
Avant d’écrire ces lignes, je pouvais croire que nous étions préservés de la prolifération diffuse de cette pensée de l’asservissement ; mais je réalise combien nous sommes déjà touchés. Ainsi, par exemple, la scierie de Coconi est la seule à produire du bois de construction avec une matière première qui provient d’écroulement naturel. C’est une entreprise publique et rentable, qui est impliquée dans la gestion d’un bien commun : les forêts et les mangroves de Mayotte. La seule réponse que les autorités aient trouvée, pour « le développement économique de la production du bois », est la « rétrocession de la scierie de Coconi à un partenaire privé ». (Mayotte éco, numéro 27, 10 mars 2006). La litanie des exemples pourrait suivre.
Milton Friedman a écrit ses Essais d’économie positive, en 1953[43]. C’est l’année de la découverte du Chikungunya. Un malheur n’arrive jamais seul !
Milton Friedman a obtenu le prix Nobel en 1976. L’année de naissance de ma mère. Il ne lui ouvrait pas beaucoup de perspectives ; elle n’en a eu aucune. Sur ce point, il est innocent.
On raconte que, dans certaines cités grecques, les oligarques prêtaient ce serment : « Je serai l’adversaire du peuple et je lui ferai au Conseil tout le mal que je pourrai »[44]. Vous autres, peuples d’Occident, vous avez laissé vos ennemis prêter un pareil serment. Or, « la démocratie n’est ni cette forme de gouvernement qui permet à l’oligarchie de régner au nom du peuple, ni cette forme de société que règle le pouvoir de la marchandise »[45]. Pourtant, à présent, il n’existe plus que deux espèces humaines qui n’ont que la haine pour lien. Celle qui écrase et celle qui ne consent pas à être écrasée … en quelque sorte, nos situations sont désormais identiques. Comme nous mahorais l’étions autrefois face à nos oppresseurs, « la démocratie est nue dans son rapport au pouvoir de la richesse »[46]
Souvenez-vous donc de la phrase de Feyerabend, lorsqu’il s’en prend à la science comme agencement de contrôle de vos sociétés ; comme distinguo entre celui qui parle et celui qui doit rester silencieux. Il place dans la bouche du citoyen l’invective suivante : « Vous, là-bas ! Moi aussi je suis humain ; moi aussi j’ai des idées, des rêves, des sentiments, des désirs ; moi aussi, j’ai été créé à l’image de Dieu, mais vous n’avez jamais fait attention à mon monde dans vos jolis contes »[47].
Relisez cette phrase ! Imaginez combien de fois, à Mayotte, nos pères ont pu la ruminer, alors qu’ils étaient face à une force qui écrasait tout. Apprenez-la, sans espoir de la faire entendre au monstre froid du Capital, car chez vous, comme ici, à Mayotte, il nous faut quitter le « douillet de l’espérance pour l’énergie du désespoir »[48].
Notes:
* ERUDIT, Université de Rennes 1.
[1] « Ce qui nous paraît le plus important pour Mayotte, c’est d’établir un état civil fiable », explique Didier Quentin, à rapporteur de la mission d’information sur l’immigration clandestine à Mayotte, Mayotte hebdo, n° 278, 10 mars 2006. Par exemple, l’INSEE titre « Évolution du nombre des naissances estimées » à Mayotte, p. 136.
[2] Jacques Chérel et François Eglin, (sous la dir. de). Repères pour Mayotte, Histoire géographie, Classe de 2nde, Les Éditions du Baobab, Mamoudzou, 2004.
[3]INSEE, « La scolarisation à Mayotte par l’éducation nationale (1975-2002) », INSEE infos n° 15, 2004, p. 8.
[4] Alfred Gevrey, Essais sur les Comores, Les Éditions du Baobab, Mamoudzou, 1870, p. 206.
[5] INSEE, « La scolarisation à Mayotte par l’éducation nationale (1975-2002) », INSEE infos, ibid.
[6] INSEE infos, n° 15, 2004, op. cit. et Danièle Chicotot, Rentrée scolaire 2005/2006, Vice-rectorat, Mamoudzou, 2005, p. 61.
[7] La population de Mayotte comptait 23 364 habitants en 1958. En 2002, elle atteint 160 265 ; cela représente un taux de croissance annuelle moyen de 4,5 %, pendant l’ensemble de cette période. Cette poussée démographique s’explique par la croissance naturelle de la population ; mais aussi par les migrations effrénées, en provenance du reste de l’archipel des Comores, plus pauvre et plus instable. On évalue cette population “étrangère”, qui croît de plus de 20 % par an, à 55 300 personnes, c’est-à-dire près de 35 % de la population (Insee Mayotte, 2004).
[8] INSEE infos, n° 15, 2004, op. cit.
[9] Danièle Chicotot, op. cit.
[10] Jean Chesneaux, Mayotte, l’illusion de la France : propositions pour une décolonisation, L’Harmattan, Paris, 1995.
[11] Un organisme de coopération régionale qui a vu le jour en 1983.
[12] Jacques Chérel et François Eglin, op. cit.
[13] Henri Daniel Liszkowski, Mayotte et les Comores, escales sur la route des Indes, Les Éditions du baobab, Mamoudzou, 2000.
[14] Mahmoud Ibrahime, « Histoire des Comores : de la colonisation à l’indépendance », L’Encyclopédie des Comores, 1999. MweziNet, Corbeil-Essonnes, comores-online.com. 2006.
[15] Saïd Ahamadi, Mayotte et la France : 1841 à 1912, Les Éditions du Baobab, Mamoudzou, 1999.
[16] Jean Chesneaux, op. cit. et Mahmoud Ibrahime, op. cit.
[17] Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme : l’impérialisme, Fayard, Paris, 1951, p. 56.
[18]. Hannah Arendt, op. cit.
[19] Alfred Gevrey, op. cit.
[20] Ibid.
[21] Ibid.
[22] Ibid.
[23] L’engagement avait été promulgué par l’arrêté du 1er juillet 1847, qui prescrivait l’affranchissement de tous les esclaves et leur imposait un engagement de travail de cinq années, au profit de l’État : en réalité des colons français. Les Maîtres musulmans et malgaches, qui exploitaient la canne à sucre, émigrèrent en masse, avec leurs esclaves qui craignaient de devenir les esclaves des Chrétiens (Gevrey, op. cit.).
[24] Mahmoud Ibrahime, op. cit.
[25] L’accord du 14 novembre 1974 prévoit l’organisation d’un référendum, qui a lieu le 22 décembre et qui connaît une forte participation électorale.95 % des votants se prononcent pour l’indépendance…, sauf à Mayotte où 65 % d’entre eux préfèrent le maintien dans la République Française. La situation est délicate, et les autorités françaises temporisent; finalement les autorités décident de considérer les votes île par île et non pas pour l’ensemble de l’archipel comme prévu initialement. À l’issue d’un référendum, les îles d’Anjouan, de Mohéli et de la Grande-Comore optèrent pour l’indépendance à 95 %, alors que les habitants de Mayotte choisirent à plus de 60 % de rester des citoyens français. Le 6 juillet 1975, le président Ahmed Abdallah proclama unilatéralement à Moroni (Grande-Comores) l’indépendance des îles des Comores «dans ses frontières coloniales» (ce qui incluait les quatre îles) formant ainsi l’État des Comores. Après la déclaration unilatérale d’indépendance, un référendum spécial, organisé à Mayotte le 8 février 1976, donne 99,4 % en faveur du rattachement à la France : ce scrutin témoigne de l’emprise sans partage du M.P.M. (Mouvement populaire mahorais) sur la population.
[26] Alfred Gevrey, op. cit
[27] Jacques Rancière, La haine de la démocratie, La Fabrique éditions, Paris, 2005.
[28] Aujourd’hui encore, par exemple, les m’zoungou (Blancs), qui ne sont que 4 % de la population, barrent la route aux cadres mahorais dont la promotion reste largement un vœu pieux (Chesneaux op. cit.).
[29] Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme : l’impérialisme, op. cit.
[30] Saïd Ahamadi, Mayotte et la France : 1841 à 1912, op. cit.
[31] Mahmoud Ibrahime, « Histoire des Comores : de la colonisation à l’indépendance », art. cit.
[32] Ibid.
[33] Jean Chesneaux, op. cit
[34] Mahmoud Ibrahime, « Histoire des Comores : de la colonisation à l’indépendance », art. cit.
[35] Jacques Chérel et François Eglin, Repères pour Mayotte, Histoire géographie 2nde, op. cit.
[36] Jacqueline Costa-Lascoux et Joseph Sitruk, Les trois âges de la laïcité, Hachette, Paris, 1996.
[37] Paul Feyerabend, Adieu la raison, Éditions du Seuil, Paris, 1987.
[38] Joseph Conrad, Youth: a narrative and two other stories, William Blackwood, Edinburgh, 1902.
[39] Gilles Deleuze, et Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie : mille plateaux, Les Éditions de Minuit, Paris, 1980.
[40] Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme : l’impérialisme, op. cit, p. 112.
[41] Henri Lefebvre, Le droit à la ville, suivi de Espace et politique, Éditions Anthropos, Paris, 1975.
[42] Milton Friedman, Essais d’économie positive, Litec, Paris, 1953.
[43] Ibid.
[44] Paul Nizan, Aden, Arabie, éd. François Maspero, Paris, 1960, p. 162.
[45]Jacques Rancière, La haine de la démocratie, op. cit., p. 105.
[46] Ibid.
[47] Paul Feyerabend, Adieu la raison, op. cit., p. 301.
[48] Régis Debray, Supplique aux nouveaux progressistes du XXIe siècle, Gallimard, Paris, 2006, p. 61.