Éditorial

Patrice Allard, Rédacteur en Chef de Informations et Commentaires

 

136-page-001Le lundi 24 juillet, Pascal Lamy, directeur général de l’Organisation Mondiale du Commerce, reportait sine die les négociations conduites dans le cadre du « cycle de Doha », le cycle du développement. Cette décision est l’aboutissement de l’échec des tentatives de conciliation menées in extremis à propos des questions agricoles. Cette décision implique tout d’abord que le calendrier de ce cycle de négociation commerciale ne sera pas respecté mais également elle laisse planer un doute sérieux sur la possibilité même d’achèvement de ce cycle[1]. Il s’agit là, pour les partisans d’un ordre économique international libéral, fondé sur le dogme libre-échangiste, d’un revers sérieux. Cet échec est d’autant plus surprenant que, peu de temps auparavant, les chefs d’État du G 8, réunis à Saint Pétersbourg, avaient clairement appelé à la réalisation de compromis pour pouvoir achever ce cycle de négociations avant la fin de l’année[2].

Les circonstances mêmes selon lesquelles il est apparu à tous que la poursuite des négociations n’avait plus de sens sont significatives. Alors que les négociations avaient repris depuis le 29 juin à Genève, c’est à l’occasion d’une réunion de conciliation à laquelle participaient les seuls représentants des États-Unis, de l’Union Euro-péenne, du Japon, de l’Australie, de l’Inde et du Brésil que tout compromis est apparu impossible. Le choix des « invités » paraissait pourtant judicieux : les trois “pôles de la Triade”, un porte-parole pour le groupe de Cairns[3] et deux des principaux pays “émergents”. Il offrait la possibilité de tractation entre “grands” du commerce et de l’agriculture mondiale. La très grande majorité des pays membres de l’organisation n’étaient pas invités bien que bon nombre d’entre eux soient des pays en développement et donc concernés au premier chef par ce cycle, le cycle du développement. La pratique des réunions informelles reste tenace à l’OMC et les modalités de discussion qui en résultent laissent bien peu de place aux plus faibles, qui ne peuvent guère qu’accepter les dispositions adoptées par les plus puissants, ou les refuser en bloc.

Les conditions propices à la réalisation d’un accord à six paraissaient réunies. Il suffisait d’obtenir quelques concessions nouvelles, en matière de droits de douane pesant sur les produits manufacturés de la part des pays émergents et de nouvelles baisses des taxes douanières et des soutiens agricoles de la part de l’UE, du Japon et des États-Unis. Dans cette perspective, le commissaire européen au commerce extérieur, Peter Mandelson avait, dès le 29 juin, lancé de nouvelles propositions :

– la réduction des lignes de “produits sensibles” de 8 à 5 % du total des lignes[4] ;

– un effort supplémentaire en matière de baisse tarifaire, en moyenne les droits de douane frappant les produits de l’agriculture devant être abaissés de 51 % contre 46 % dans les propositions antérieures faites par l’UE.

Le souci de parvenir à un accord animait les négociateurs européens au point que certains gouvernements de pays de l’UE disposant d’agriculture puissante (dont la France) ont pu reprocher à Peter Mandelson d’avoir outrepassé son mandat.

Les négociateurs américains, de leur côté, réitéraient la proposition d’une réduction de 60 % des subventions agricoles ayant des effets de distorsion sur les marchés internationaux.

Cela n’a pas suffi. L’ouverture des marchés de produits agricoles, notamment par la question des soutiens, reste toujours entre les différents pays membres de l’OMC, un facteur de discorde.

Les médias n’ont pas manqué d’attribuer la responsabilité de l’échec à l’intransigeance des États-unis et de quelques pays des Centres attachés à la préservation de fortes traditions agricoles (en Europe : Pologne, Italie, France…). Il est vrai que le contexte électoral américain peut expliquer que le pouvoir exécutif a été conciliant avec divers groupes de pression réclamant activement un certain protectionnisme et attentif à ne pas heurter les fractions de l’électorat qui les soutiennent. Cette explication reste pourtant limitée. Il y a, en effet, dans les positions américaines, sur le sujet des aides à l’agriculture, une sorte de malentendu qui porte sur la définition des subventions nocives au commerce (et donc du ressort de l’OMC). Jeffrey Schott, ancien responsable des États-Unis pour les négociations agricoles, dans une interview accordée au journal Les Échos présentait fort bien celui-ci : « Les Américains ont proposé d’abaisser de 60 % les subventions qui créent des distorsions de concurrence sur les marchés internationaux. Même si je sais bien que la classification des subventions, entre celles qui créent des distorsions et les autres, est un vaste sujet de débat à l’OMC, c’est ce qui compte. Après, chaque pays est libre de faire de ses agriculteurs des milliardaires si la population l’accepte »[5]. Ainsi ce malentendu peut être précisé. Deux questions ont été soulevées en même le temps. La première portait sur le montant des réductions alors que la seconde concernait la définition des subventions à effet de distorsion (ou plus difficile, celle des subventions n’ayant aucun effet sur la concurrence). Le flou ainsi créé ouvrait la voie à de nombreuses possibilités de compromis, mais la logique voulait aussi qu’une solution équitable ne soit envisageable qu’à la condition d’un accord sur la définition[6]. Cela n’était pas le cas. Faut-il alors accuser “l’égoïsme” de certaines nations ?

La focalisation sur cette question des subventions puisqu’elle est révélatrice de la situation des agriculteurs confrontés au projet de faire de libres marchés mondialisés l’unique régulateur de leurs activités. Comme le révélait le dernier rapport annuel de l’OMC sur le commerce, alors qu’à Genève se négociait la réduction de ces subventions, partout dans le monde, on ne pouvait que constater leur maintien à haut niveau (en moyenne 1,4 % du PIB dans les pays des Centres et 0,6 % dans les Périphéries). Ceci tend à montrer que ces subventions jouent un rôle particulier dans les agricultures, au Nord comme au Sud. Dans les principaux pays centraux, les agriculteurs se trouvent reliés à deux types de marché, ceux où ils s’approvisionnent en intrants (engrais, semences etc.) et y rencontrent de grandes firmes industrielles (semenciers, agrochimistes) et ceux où ils écoulent leurs produits, où ils se trouvent confrontés aux grandes entreprises de l’agroalimentaire, aux chargeurs et aux centrales d’achat des grands groupes de la distribution. Sur de tels marchés, les inégalités entre acheteurs et vendeurs sont flagrantes. Les agriculteurs subissent la loi des plus forts, pour les uns attentifs à obtenir un débouché continu pour leur semence ou leur engrais, acharnés à s’approvisionner en produits agricoles bon marché pour les seconds. Le “ciseau des prix”[7] confirme la détérioration des revenus de ces agriculteurs dont l’ultime conséquence est la réduction massive du nombre des exploitations.

Dans les Périphéries, les agriculteurs rencontrent des conditions analogues, si ce n’est que trop souvent la faiblesse de leurs ressources atténue l’emprise des fabricants d’intrants, cependant que le faible niveau de leurs rendements les expose avec brutalité aux fluctuations des prix.

L’ouverture progressive des marchés interna-tionaux a surtout conduit, au cours de ces dernières années, à un mouvement rapide de concentration des grandes firmes industrielles et commerciales, qui sont les clients ou les fournisseurs de ces agriculteurs du Nord ou du Sud. Cela ne change pas la position de faiblesse de ces agriculteurs, mais tendrait à les soumettre encore davantage au “ciseau des prix”. Les subventionner reste alors le seul moyen de politique économique, visant, soit à aider à leur adaptation, soit à leur assurer un revenu minimum. Ne soyons donc pas étonnés de voir aujourd’hui les aides à l’agriculture occuper une place aussi stratégique dans les négociations commerciales internationales.

Au-delà de la question des subventions, le cycle de négociations ouvert à Doha propose aux agriculteurs du monde entier le projet de lier leur développement à l’ouverture sans cesse plus grande de leurs marchés. La taille de ces marchés, des marchés mondialisés, présenterait le gage d’une situation de concurrence assurant à chacun des agriculteurs une égalité de chance d’y réussir. Les signaux émis par ces marchés devraient orienter les décisions de chacun pour qu’il trouve sa place dans une division du travail agricole et la sécurité alimentaire serait ainsi collectivement assurée au profit de l’humanité entière. Un tel projet n’est-il pas utopique ?

Pour les agriculteurs des Périphéries, l’une des premières marches à franchir pour aller vers le développement consiste dans l’élévation des rendements, de la productivité du travail et des revenus ruraux. L’enchaînement automatique de ces différents progrès n’existe que dans l’imaginaire d’un marché idéal. Dans les marchés concrets d’aujourd’hui, les efforts fournis par les producteurs trop souvent rencontrent une tendance régulière à la baisse des prix des produits agricoles. Une hausse de la productivité du travail et des rendements ne se traduit pas alors par une hausse des revenus et des capacités à investir. Trop souvent le progrès espéré se transforme en une pauvreté accrue de la paysannerie avec les risques sociaux d’un exode rural massif et d’une dépendance augmentée du pays pour son approvisionnement alimentaire.

Sur le plus long terme, dans les Centres comme dans les Périphéries, le projet libéral concerne aussi la sécurité alimentaire. Les mouvements de prix issus des marchés libres peuvent-ils suffire pour inciter les producteurs à orienter leurs activités de manière à assurer à tous un approvisionnement régulier en nourriture à des conditions de prix compatibles avec le pouvoir d’achat de chacun ? Là encore, lorsqu’il s’agit de marchés concrets et non d’un modèle idéal, la réponse n’est guère rassurante. L’exemple actuel du sucre mérite ici d’être évoqué. La flambée actuelle des prix des produits pétroliers a rendu attractive l’utilisation d’une partie de la production de sucre pour produire un carburant de substitution, l’éthanol. Le premier effet de l’extension de ce nouvel usage de la canne à sucre a été une hausse des prix mondiaux. Pour le pays périphérique devant importer le sucre que consomment ses habitants le coût de son approvisionnement se trouve accru. Il se pose aussi d’autres questions : faut-il répercuter sur le consommateur cette hausse de prix, au risque de voir se dégrader la situation nutritionnelle des plus démunis ? Faut-il subventionner les importations sucrières pour en réduire le prix de vente au détail, au risque de créer une charge budgétaire dont on ne peut prévoir ni l’ampleur, ni la durée ? Faut-il encourager une production locale, si elle est possible, au risque de la voir perdre tout intérêt en cas de baisse ultérieure des prix et de s’opposer à la philosophie de l’OMC ? Dans ce cas, le fonctionnement de marchés concrets pose plus de questions qu’il n’en résout. Ainsi Michel Griffon, agronome à la CIRAD, déclare-t-il : « Tous les marchés sont myopes par nature. Ils ont besoin de régulation. Mais ces grandes questions sont hors du champ de vision de l’OMC »[8].

Ainsi l’échec du cycle de Doha ne peut s’expliquer par la seule résurgence des égoïsmes nationaux. Il pose une tout autre question : que faire si le dogme libéral du libre-échange ne constitue pas une réponse aux défis du développement attendu par une large part de l’humanité ? C’est une question à la fois critique de ce qui a été fait et progressiste puisqu’elle invite à réfléchir à une organisation des échanges internationaux plus efficace en matière de développement.

Dans cette voie, l’OMC ne serait pas seule. En France, des agriculteurs, associés dans l’AFDI (Agriculteurs Français et Développement International), avec le Conseil de l’agriculture française, ont ainsi réuni à Paris, les 30 novembre et 1er décembre 2005, des représentants des agriculteurs français et leurs homologues africains dans un colloque international (« Hong Kong –15 ») où ont pu être confrontées diverses approches des effets de la mondialisation. Nos lecteurs trouveront dans le dossier de ce numéro un compte-rendu de cette rencontre. Aux côtés de ces agriculteurs, nous trouvons également Jean Miossec dont le travail d’analyse et de solidarité vis-à-vis du Tiers monde a été poursuivi sans relâche. Mention doit également être faite du séminaire organisé à Paris le 11 juillet 2006 par le REGALE, à l’initiative de Paul Sindic sur le thème des alternatives au libre-échange. Une journée fructueuse qui a permis d’explorer les convergences entre les travaux d’analystes du nord et du sud de la Méditerranée et les réflexions de représentants d’organisations de salariés. Ainsi des voies nouvelles sont à explorer et, en ce sens, l’échec actuel du cycle de Doha pourrait laisser la place à d’autres espoirs.

Le dossier de ce numéro complète celui du précédent numéro de la revue (n° 135). De ces deux dossiers se dégage un vaste panorama du monde paysan d’aujourd’hui. Nous saluons l’ample travail de Marc Ollivier qui en a été la “cheville ouvrière”.

Notes:

[1][1] Dès le soir du 24 juillet, Pascal Lamy admettait la possibilité que de telles négociations ne puissent reprendre parce que « la volonté (politique) n’est pas présente aujourd’hui ». in Paul Faizon, « L’OMC s’est mis le Doha dans l’oeil », l’Humanité, 26 juillet 2006.

[2] Philippe Ricard, « Les aides agricoles provoquent l’échec de la libéralisation du commerce », Le Monde, 26 juillet 2006.

[3] Le groupe de Cairns est constitué par un ensemble de pays exportateurs de produits agricoles, bénéficiant de faibles prix de revient. Ils sont donc des adversaires résolus de toutes entraves à un libre commerce agricole. Ce groupe comprend 17 membres : Argentine, Australie, Bolivie, Brésil, Canada, Chili, Colombie, Costa Rica, Guatemala, Indonésie, Malaisie, Nouvelle-Zélande, Paraguay, Philippine, Afrique du sud, Thaïlande et Uruguay.

[4] Chaque membre de l’OMC conserve un niveau élevé de protection pour certains produits dit sensibles (par exemple le riz au Japon). La réduction du nombre de ces produits est envisagée non pas en tenant compte de leur importance dans les échanges internationaux mais en fonction de leur nombre dans l’ensemble des rubriques de produits que comptent les nomenclatures douanières (les “lignes”).

[5] J. Schott, Les Échos, 26 juin 2006, repris dans G. Lepuill, « L’essence des riches contre le pain des pauvres », L’Humanité, 30 juin 2006.

[6] Le risque de voir chaque pays substituer des subventions licites à des aides illicites reste un argument fort, justifiant la crainte d’accords aggravant la situation des agriculteurs des pays les plus faibles.

[7] Le “ciseau des prix” désigne l’évolution comparative des prix des produits manufacturés utilisés par la production agricole et de ceux obtenus lors de la vente de cette production. La baisse des seconds par rapport aux premiers grignote, année après année, la marge des agriculteurs qui est la source de leur revenu.

[8] Michel Griffon, cité par Gérard Lepuill, article cité.