Claudia Jardim* et Jonah Gindin**
Et après ? Telle doit être l’interrogation permanente pour l’avancée et l’approfon-dissement de tout processus révolutionnaire. L’évaluation est celle du ministre de l’Enseignement supérieur, Hector Navarro. « Si une révolution ne se pose pas cette question, elle court le risque de faire marche arrière ». Navarro, ingénieur mécanicien, un des hommes de confiance du Président Hugo Chavez, le seul ministre à être resté dans son cabinet depuis février 1999 jusqu’au moment où il dut réintégrer son activité académique à l’Université Centrale du Venezuela, pense qu’au Venezuela le thème et la réalité effective de la démocratie participative, c’est-à-dire du pouvoir entre les mains du peuple sont le chemin qui mène à l’utopie concrète. « C’est la présence de l’État en chacun des citoyens, non comme une méthode pour contrôler la société, mais comme une façon pour la société de s’approprier l’État » affirme-t-il.
Pour l’idéologue de la Mission Sucre, qualité et révolution bolivarienne ne sont pas antagonistes mais il fait remarquer que « sans justice il ne peut y avoir qualité ».
– « La qualité est un thème très important sur lequel nous travaillons à l’heure actuelle. Nous ne pensons pas que qualité et révolution soient antagonistes. Sans justice, il ne peut y avoir qualité. Dans une conversation récente que j’ai eue avec un médecin, nous avons parlé des six années d’études nécessaires pour obtenir le titre de médecin. Le docteur me dit : « M. le Ministre, pendant la deuxième guerre mondiale, les États-uniens avaient un sérieux problème, une pénurie aiguë de médecins face au nombre immense de blessés. Se fondant sur cette expérience ils développèrent une stratégie de formation médicale qui durerait de trois à trois ans et demi. Et comment former ces médecins ? Eh bien, dans les domaines de base : la chirurgie, les premiers soins, les traumatismes essentiels ».
Cette expérience est en rapport direct avec notre situation actuelle. Nous sommes confrontés à une crise humanitaire. Les gens sans assistance médicale doivent être soignés. Ceux qui font remarquer que ces médecins formés par les États-Unis en trois ans et demi ne sont pas de la même qualité que ceux qui ont accompli le cursus de six années traditionnelles ne prennent pas en compte la grave nécessité de l’assistance. Ce concept de qualité est complètement coupé de la réalité.
La situation réelle exige la présence de médecins expérimentés. Mais, par exemple, si quelqu’un a besoin qu’on lui pose un garrot et que soit présent un médecin qui n’a pas accompli ses six années d’études, devrait-il dire : je suis désolé mais je ne peux vous venir en aide parce que je ne suis pas entièrement préparé. Devrait-il choisir de laisser le patient se vider de son sang à cause de son idée erronée de la qualité ? Devons-nous en conclure que les étudiants devraient cesser d’étudier en raison de la notion occidentale de qualité qui, elle-même, est le produit de l’influence des institutions médicales états-uniennes ?
Je vais vous dire quelque chose à propos de ceux qui prônent ce concept de qualité : ils nient le fait que, au Venezuela comme dans le reste du monde, il y a des universités et des universités, encore et encore. Apparemment ils ignorent le fait que, de nos jours, il est possible d’obtenir une qualification par internet. Et de quelle compétence s’agit-il alors ? La personne en question peut décrocher son diplôme et l’afficher sur un mur de son bureau comme n’importe quelle autre personne. Le thème de la qualité est une hypocrisie. Nous aimerions le convertir en une réalité fondée sur une solide base éthique.
En d’autres termes, l’antithèse de la qualité est la justice. Sans justice il n’y a pas de qualité. Par conséquent, la qualité n’existe pas aujourd’hui au Venezuela. Si moi, en tant que professeur d’université, je mène à bien des expériences dans le cadre isolé de mon laboratoire, en oubliant qu’elles sont fondamentalement liées aux gens qui se trouvent à l’extérieur, avec la nature, avec le prix du pétrole etc… il se peut que les expériences réussissent parfaitement mais à l’écart de tout.
C’est pourquoi nous avons conçu la nature d’une manière différente, davantage liée à la pratique, plus prégnante. Quand vous analysez la reformulation de l’université bolivarienne, par exemple, c’est une université créée, modelée entièrement sur les concepts les plus avancés de l’éducation universitaire. Là sont les bases de la qualité et ceci est également en rapport avec les professeurs dont nous disposons.
– De quel type est notre révolution ? Comment la définissons-nous ?
– Je suis d’avis pour dire que, d’un point de vue théorique et conceptuel, il n’existe pas de définition parfaitement adéquate de ce qu’est le bolivarisme. Dans l’histoire des révolutions, je crois qu’une erreur commune — y compris pour la révolution d’octobre chez les bolcheviques — a été que, arrivant au pouvoir, tous conclurent que le succès de la révolution les avait conduits à l’étape finale de l’essor humain. Dans la révolution soviétique par exemple, quand les leaders prirent le pouvoir, ils ne mirent pas en pratique le matérialisme dialectique. Ils crurent qu’avec eux l’Histoire touchait à sa fin et donc ils n’allèrent pas au-delà d’un certain point en termes de théorie, d’investigation, de réponse à la question « et après ? ». Mais une révolution doit toujours regarder vers le futur en se posant cette question, en la formulant. Si une révolution ne s’interroge pas en ce sens, elle court le risque de revenir en arrière.
– Quel est l’horizon stratégique quand on parle de l’avenir de la révolution bolivarienne ?
– Je souhaite qu’elle soit un mouvement profondément humaniste, c’est précisément le chemin qu’elle prend en ce moment. Aujourd’hui c’est une révolution fondée sur la liberté, sur la liberté du peuple, profondément égalitaire, profondément juste, d’une justice qui se doit de garantir le bien-être du peuple. Quand on accepte des différences dans l’accès du peuple aux institutions, à l’État, ce n’est pas le genre de révolution à laquelle je m’identifie, ni celle à laquelle s’identifiait Bolivar. On peut prendre la révolution de Bolivar comme point de départ mais ses idéaux doivent être développés et ses objectifs poussés plus avant. Il ne suffit pas de dire : « Bolivar ne l’a pas fait, par conséquent ce n’est pas bolivarien ». Nous croyons qu’il y a beaucoup de choses que Bolivar n’a pas faites mais qu’il ferait s’il vivait ici aujourd’hui. Le projet de la « Mission Sucre » (bourses universitaires) par exemple, n’était pas un problème que Bolivar avait à affronter à son époque. Pour lui, le problème était l’éducation de base, le type de développement technologique que nous proposons aujourd’hui il ne le suggérait pas. Je ne crois pas qu’il y ait là une contradiction. En effet, la révolution doit être humaniste, libre, appartenir au peuple, à la majorité, non pour que la majorité attaque la minorité mais pour que le caractère de cette révolution traduise le poids du plus grand nombre. Où va cette révolution d’un point de vue stratégique ? C’est difficile de le dire à l’avance. Ce qui est très clair c’est qu’elle doit évoluer, qu’elle doit représenter un mouvement engagé avec l’humanisme, le plus profondément possible ; un mouvement qui respecte les idées, la diversité et les cultures. Non une « culture » hégémonique, mais la diversité multiculturelle.
– Utopies possibles, réalités actuelles
– Je crois qu’à court et moyen terme, nous avançons vers cette vision. Le premier succès a été la Constitution de 1999. Cette constitution, en dépit de toutes les insuffisances qu’on peut lui trouver, s’oriente résolument vers cette mission profondément honorable. Au cours d’un forum en Espagne, dans un panel de constitutionnalistes et d’avocats qui discutaient sur la constitution bolivarienne, un des participants, un juge de droite, dit que sa principale critique à l’égard de la constitution était qu’elle était trop utopique. Je crois que c’est très important. Pour moi, ce fut même la critique la plus importante formulée dans ce forum parce que, depuis sa perspective de droite, le juge disait que « il est naturel que les hommes soient injustes et que, par suite, le monde le soit également. Il est naturel que quelques-uns imposent leurs droits au reste de la société, que les uns exploitent les autres, et que le monde fonctionne de cette manière. Par conséquent, cette constitution n’est pas réaliste, elle est utopique, parce qu’elle ne concorde pas avec la logique de la nature ». Je m’inscris en faux contre cette opinion. À mon avis, le fait d’être un être humain participe en partie de la nature et en partie de la culture. Je crois que tous ces éléments de la constitution jouent un rôle culturel, un rôle éducatif, que cette perspective est valable, qu’elle est importante. On doit toujours aspirer à une utopie mais avec les pieds sur terre, dans la réalité présente, en ne perdant jamais de vue son objectif.
– Comment caractérisez-vous la révolution à l’heure actuelle ? Que signifie approfondir la révolution ?
– Selon moi, le Président Hugo Chavez a été très clair. Il a dit : « Nous devons approfondir la Loi des Terres » ; en conséquence, la Loi des Terres devra être approfondie, élargie. Qu’est-il arrivé quand nous avons approuvé la Loi des Terres ? À l’Assemblée Nationale (Congrès unicaméral), plusieurs députés ont altéré la loi, l’ont modifiée pour que, dans la pratique, elle ne soit pas la loi que nous avions à l’origine jugée nécessaire. C’est pourquoi cette loi doit être modifiée. Que signifie cela ? Cela signifie que nous devons améliorer la productivité, donner aux petits agriculteurs l’accès aux crédits, développer tout ce qui constitue une économie sociale : les coopératives et le coopératisme, des crédits pour le peuple, la Banque du Peuple, la Banque de la Femme, l’accès au financement, à la technologie. Nous devons mettre la technologie au service du peuple, entre les mains du peuple. C’est cela approfondir la révolution.
Qu’implique l’approfondissement ? Dans l’enseignement supérieur, par exemple, nous devons « municipaliser » l’éducation. Si chacun a le droit à l’étude, comme en fait nous le croyons, alors l’État, au même titre que la société, a l’obligation de mettre entre les mains du peuple les outils du savoir. Il n’est pas acceptable que certains aient accès à Internet chez eux, aient un avantage sur ceux qui habitent dans un quartier pauvre, sans ligne téléphonique et, à plus forte raison sans Internet.
C’est le devoir de l’État de compenser cette situation en mettant des ordinateurs entre les mains des pauvres afin que, en comparant une personne à une autre, on évalue la différence des talents et non celle des chances. Evidemment, on ne peut y parvenir quand certains ont à leur disposition tous les outils : un ordinateur, trois années de formation, des chaussures spéciales, une bonne alimentation, et d’autres non. Maintenant plus que jamais nous disposons des outils devant permettre d’approfondir la révolution.
– Transformer l’État, former des citoyens bolivariens…
– Ce qu’il nous faut comprendre à propos de ce processus et de la réforme de l’État c’est qu’il est impossible d’avancer dans un seul domaine à la fois. Par exemple, si nous disons devoir changer les ministères, les bureaucraties, il faut qu’il soit bien clair que cela ne peut se décréter depuis le sommet. Si nous disons « eh bien nous allons ouvrir les ministères, nous ferons des plans, nous les ferons plus démocratiques, plus participatifs », cette initiative échouera parce qu’à l’intérieur de chaque ministère, de chacun de ces secteurs, il y a des gens. Ces gens sont des professionnels, des fonctionnaires publics avec une certaine formation culturelle de la quatrième République. À ces niveaux élevés il n’existe pas un seul fonctionnaire public de la cinquième République puisqu’elle n’existe que depuis cinq ans et demi (depuis le début du gouvernement de Chavez en 1999).
Donc, pour transformer l’État, nous devons lentement, pas à pas, veiller à transformer d’abord les personnels de l’État. Ce doit être un processus dynamique, d’apprentissage, parce que personne n’a encore fait l’expérience d’une révolution telle que celle que nous expérimentons aujourd’hui. Aux membres de la Mission Sucre, dans une réunion récente, lorsque quelqu’un dans l’assistance demanda : « Que faisons-nous maintenant, où allons-nous » ? , j’ai dit que j’avais travaillé dans une activité de recherche et constitué une bibliographie afin de m’en servir comme référence. J’ai ajouté que dans ma recherche je n’avais pu trouver une seule explication du mode de fonctionnement de la Mission Sucre. Aucun universitaire n’a étudié comment il a été possible pour la Mission Sucre de donner accès à l’Université en moins d’un an à 250 000 étudiants. Aussi devons-nous écrire le livre nous-mêmes. La réponse est que c’est un processus pour apprendre à faire et pour apprendre en faisant, un processus pour construire en apprenant, pour faire en apprenant.
Approfondir cette révolution signifie approfondir les changements dans les rapports de production ; changer la logique du capital par celle du travail, mettre entre les mains des travailleurs les moyens de production. Cela n’implique pas de confisquer des propriétés ou des usines, mais que le produit social doit être destiné au financement des petites et moyennes entreprises et, en priorité, à celui des coopératives communautaires. Le travailleur est au centre de ces changements. C’est une révolution dans la forme de l’éducation, un processus éducatif. Pour cette raison nous avons la Mission Sucre, et des centres d’éducation, de formation, de préparation, qui rompent avec les paradigmes traditionnels de l’enseignement et de l’apprentissage.
En conséquence, l’étudiant qui se forme prend des cours pour apprendre à en donner et il apprend en donnant des cours. « L’essence de la révolution est l’éducation », telle est notre devise. Pourquoi ? Parce que nous devons occuper tous les espaces avec des gens aptes à former la structure d’un ministère. S’ils ne portent pas la révolution en eux-mêmes, la nouvelle perspective, ses potentialités, sa vocation, une nouvelle éthique de responsabilité sociale, leur curriculum est masqué : ils sont capables de parler de révolution mais ils continueront à faire ce qu’ils ont toujours fait, ce qu’on leur avait enseigné à faire. Cela signifie que nous éduquons les gens, mais qui plus est, en les rééduquant par la création de cellules communautaires, de réseaux nationaux, en plaçant l’État au coeur du peuple.
Pour ce qui est de la communauté, on y dispose de tout ce qui existe de plus important : amitiés, fiancée, mari, enfants, collège, médecins (en ce moment ceux du programme Au cœur des quartiers). L’essentiel se situe là, dans notre entourage immédiat. Même si les gens ne s’en rendent pas compte, c’est au niveau communautaire que se prennent les décisions qui touchent le plus l’être humain. Qui est le Président n’importe pas le moins du monde quand il s’agit d’obtenir le maximum de bonheur. L’essentiel est que mes enfants aient à manger, fréquentent un collège, que moi-même j’ai un travail digne, l’accès à la culture. Dans cette perspective, qu’importe qui est le président ? Ce point est d’une extrême importance.
Comment les choses se sont-elles passées ? Le référendum nous a donné une structure d’organisation, les Unités de Bataille Électorale (UBE) et les « patrouilles », réparties géographiquement. Ces patrouilles et les UBE constituent la cellule de base de la société. Grâce au référendum, ces structures sont déjà présentes et elles sont fondamentalement rattachées à toutes les autres cellules de base de la communauté comme Au Cœur des Quartiers. Dans chaque quartier populaire il y a un médecin. Comme à l’époque où chaque communauté avait son curé et son église, maintenant elles ont leur docteur. Actuellement, la majorité de ces médecins sont cubains mais on projette de les remplacer peu à peu par des médecins vénézuéliens. Les Cubains ne peuvent rester éternellement, nous ne pouvons compter sur cette collaboration indéfiniment.
La Mission Sucre est en constante interaction avec la Mission Transformer Caracas (qui forme des membres de coopératives et des petits entrepreneurs) et elles collaborent, en relation directe avec la communauté, tout en ne faisant pas partie intégrante de la structure basique de cette dernière. Notre société est terriblement divisée, désintégrée. Tout fonctionne isolément : le gouvernement, les institutions publiques, n’ont aucun lien entre eux alors que la société doit être mise en interrelation en un réseau général. Les UBE et les patrouilles pourraient impulser ces réseaux, jouer le rôle de trait d’union, de liens communautaires nécessaires entre les différents éléments-clés qui existent entre la société et l’État. De plus elles pourraient servir à peser sur la restructuration de l’État. Si cette révolution doit être une révolution humaniste, comme je crois qu’elle l’est et doit continuer à l’être, elle entraînera fréquemment la réaction de certains qui la qualifieront d’utopique. Eh bien oui, c’est une utopie mais une utopie concrète.
Mon hypothèse sur l’utopie concrète est qu’il faut voir que le thème de la démocratie participative au Venezuela est le thème qui transformera l’humanité. En ce sens, la proposition de démocratie participative était vraiment une utopie il y a vingt ans parce que la réalité vénézuélienne d’il y a vingt ans empêchait quelque transfert de pouvoir que ce fût du haut vers le bas. La proposition de démocratie participative a pour but de faire participer chaque citoyen au processus de prise de décision. Que ce citoyen, cet individu, puisse se rattacher à une Mission ou entrer en contact direct avec un ministère ou un service public, sans la médiation d’un parti politique ou d’un syndicat, mais en créant lui-même cette relation directe. Il s’agit d’un État présent partout, pratiquement en chaque citoyen. Lorsque comme citoyen je pourrai prendre des décisions, je ferai partie de l’État. Cette utopie s’interprète comme la présence de l’État en chacun des citoyens, non comme une méthode de contrôle de la société mais comme une structure qui permette à la société de contrôler l’État. Que l’État soit présent en chaque citoyen non pour s’imposer dans sa vie mais pour que la société s’approprie l’État. Je crois qu’il s’agit là d’un concept nouveau.
Notes:
* Journaliste brésilienne
** Journaliste canadien.
Interview du 20 octobre 2004. Source : <Voltairenet.org/article122460.html>.
Aimablement traduit par Andrée LANCHA.