Gilbert Blardone*
L’économie européenne et, avec elle, l’économie française souffrent de langueur chronique. Pour l’Union 1,3 % de croissance en 2005 ; 1,9 prévu en 2006. Pour la France 1,5 en 2005 ; 1,8 en 2006 selon Bruxelles. En conséquence les problèmes sociaux s’aggravent : 8,6 % de la population active en chômage dans l’Union, 9,5 % en France ; montée de la pauvreté et des inégalités. 11,7 % de la population française soit plus de sept millions trois cent mille personnes vivent en dessous du seuil de pauvreté (50 % du revenu médian, environ 650 euros par mois – source INSEE 2005). Partout l’inquiétude, la révolte gronde, en France elle éclate dans les banlieues portée par une jeunesse sans travail et sans espoir. L’endettement des États et les déficits se creusent. Dans la zone euro ces derniers sont en moyenne de 2,2 % du PIB en 2005 contre 2,4 % en 2004 ; en France 3,2 %, 3,5 % prévus par Bruxelles pour 2006. La dette publique française, plus de 1000 milliards d’euros est passée de 20 % du PIB en 1980, c’est-à-dire de la richesse produite répartie en revenus des divers acteurs, à 65 % aujourd’hui. Sa charge annuelle, intérêts plus amortissement, est pratiquement égale à l’impôt sur le revenu soit environ 50 milliards. Certes, elle ne représente que 6 % environ des dépenses des administrations, ce qui explique la confiance dont continue de jouir l’État français auprès des financiers internationaux, mais cet endettement, vis-à-vis de l’opinion publique, ne peut guère s’accroître. L’État se trouve donc dépourvu de moyens financiers pour agir. Son rôle dans la régulation de l’économie est neutralisé. Telle est la situation. « En fait toutes les difficultés pratiquement insurmontables dans lesquelles nous nous débattons aujourd’hui résultent de la réduction d’au moins 30 % du Produit National Brut réel par habitant de 1974 à 2005. La prospérité de quelques groupes très minoritaires ne doit pas nous masquer une évolution qui ne cesse de nous mener au désastre » (Entretien avec Maurice Allais, Prix Nobel d’économie 1988).
Ce désastre, tous les gouvernements de l’Union, sous l’impulsion de Bruxelles, tentent de l’éviter ou d’en sortir en appliquant des remèdes « libéraux », les fameuses « réformes de structures ». Essentiellement, contre le chômage réduction des coûts de production, notamment du travail et des contraintes qui pèsent sur les entreprises, c’est la course à la « flexibilité » ; pression sur les systèmes de protection sociale… Pour stimuler la croissance on compte sur l’ouverture des marchés et les exportations d’où dérégulation des échanges et désengagement des États. Dans ce contexte de laissez-faire généralisé les gouvernements, conscients des dangers sociaux, prennent des mesures ponctuelles en faveur des acteurs de l’économie, à la recherche d’une impossible croissance à 3 %, en dessous de laquelle rien ne peut vraiment changer.
Mais pour atteindre ce niveau d’activité la politique économique et monétaire de l’Europe manque de deux éléments indispensables que des pays comme les États-Unis et le Japon ont su préserver : la préférence pour le marché intérieur et une politique dynamique des Banques Centrales concernant les investissements collectifs afin de « mettre l’argent là où on en a besoin » selon la formule de M. Greenspan, dernier Directeur de la Banque Centrale des États-Unis. Le Traité de Rome (1957) avait prévu « la préférence communautaire » pour assurer le dynamisme d’un marché intérieur de plus en plus vaste et le préserver des concurrences sauvages résultant des différences de coûts de production entre pays en compétition[1]. Ceci, en effet, mettrait en danger les agriculteurs et les industries de l’Union. Le moteur de l’Union devait être son marché intérieur, l’exportation n’étant qu’un complément pour payer les importations indispensables. Avec la suppression de la préférence communautaire à partir de 1973 c’est l’inverse qui s’est produit, les importations explosent ; l’exportation a la priorité sur le marché intérieur avec pour conséquence la stagnation économique et la désintégration sociale. Là encore États-Unis, Japon et bien d’autres hors de l’Union ont su éviter le piège.
Depuis le Traité de Maastricht (1992) la Banque Centrale Européenne (BCE) et les Banques Centrales nationales n’ont plus le droit (Art. 104) de prendre des participations dans les investissements collectifs privés et publics, y compris à travers la Banque Européenne d’Investissement qui manque cependant cruellement de moyens. Or pour le privé, les banques commerciales et les bourses ne sont pas intéressées par ce type d’investissement à trop long terme et à faible rentabilité. Pour le public, États et Collectivités trop endettés les négligent. Il ne reste donc que les Banques centrales pour financer ces investissements qui constituent le socle et le moteur d’une activité économique forte et durable. Malheureusement elles n’ont plus le droit de le faire… Elles ne peuvent plus se contenter dorénavant d’agir sur les taux d’intérêts dont l’efficacité aussi bien sur l’inflation que sur la croissance est limitée. Il convient donc de supprimer au plus vite l’article 104 du Traité de Maastricht pour rendre aux Banques Centrales la plénitude de leurs pouvoirs et de rétablir la « préférence communautaire ». C’est le prix à payer pour parvenir en Europe à une activité économique suffisante pour assurer le bien être social. L’économie mondiale ne peut être livrée aux concurrences sauvages et aux seuls rapports de force. Elle doit se structurer en « zones d’échanges organisés », comme le préconisait l’économiste français F. Perroux, dans le respect des identités et des intérêts réciproques. L’Europe a fait deux mauvais choix depuis 1973. Le premier a été de supprimer la préférence communautaire et de donner la priorité au marché mondial et aux exportations sur le marché intérieur et les besoins réels de ses populations. Or le premier représente au mieux 25 % de sa richesse (PIB) alors que le second lui en procure 75 %. Dans ces conditions il est vain d’espérer compenser les pertes sur le marché intérieur par des gains à l’extérieur. Le second mauvais choix a consisté à interdire à la BCE et aux autres Banques Centrales de financer les investissements collectifs sous prétexte d’indépendance vis-à-vis du politique et par peur maladive de l’inflation. Ces deux choix ont ruiné tout espoir de croissance économique forte dans l’Union avec les conséquences sociales que nous connaissons.
Changer la société et forger un homme nouveau a été le rêve de tous les totalitarismes du XXème siècle, fascistes et communistes. Le rêve demeure, porté aujourd’hui par l’idéologie du marché et de la concurrence. « La confusion du libéralisme et du laissez-fairisme constitue un des plus grands dangers de notre temps. Une société libérale et humaniste ne saurait s’identifier à une société laxiste, laissez-fairiste, pervertie, manipulée ou aveugle. En réalité l’économie mondialiste qu’on nous présente comme une panacée ne connaît qu’un seul critère « l’argent ». Elle n’a qu’un seul culte, « l’argent ». Dépourvue de toute considération éthique, elle ne peut que se détruire elle-même » (Maurice Allais).
Notes:
* Économiste.
[1] Le salaire minimum (SMIC) en France aujourd’hui est de 8,03 euros de l’heure pour 35 h. par semaine. En Chine, le salaire d’une ouvrière textile est de 0,15 euros de l’heure pour 12 h. par jour et 6 jours par semaine, soit un écart de 1 à 53.