La guerre contre le terrorisme a commencé, elle sera longue

Patrice Jorland*

 

132 133-page-001Cela fait déjà une quinzaine d’années, nous a-t-on dit, que l’humanité est entrée dans une nouvelle époque de son histoire, celle de “l’après-guerre froide”. Bien évidemment transitoire, cette appellation était de surcroît insatisfaisante, en ce qu’elle faisait du passé l’objet d’un consensus à partir duquel était nommé un présent dont on ne disait rien, surtout pas la durée.

Une telle facilité intellectuelle pouvait se comprendre. La fin d’une très longue bataille venait de survenir de façon si inattendue et si subite qu’elle fut suivie d’un moment de stupeur, puis, comme l’ennemi s’était rendu sans effusion de sang et avait même fait acte de contrition, on en déduisit que la sève reprenait, que le printemps recommençait, que l’histoire retrouvait son cours, c’est-à-dire qu’elle parvenait à son terme, car il ne peut y avoir de substitut au marché et à la démocratie libérale.

À la recherche du paradigme perdu

De façon très révélatrice, c’est sous le titre : « Dans le courant de l’histoire, modeler la politique étrangère d’une ère nouvelle » que Warren Christopher, le secrétaire d’Etat de la première mandature Clinton, rassembla les principaux discours  prononcés par lui entre le 13 janvier 1993 et le 17 janvier 1997. Le livre n’eut guère de succès, notamment parce que l’attention était déjà captée par des ouvrages d’un autre type. Puisque, de l’avis unanime, une époque venait de se clore et qu’une autre s’ouvrait, il importait de rechercher le paradigme, le principe général autour duquel, dans la durée, s’éclaireraient les enjeux, se disposeraient les acteurs, se dégageraient les instruments, s’ordonneraient les corrélations et rapport constitutifs des relations internationales. En bref, de quoi serait fait cet “après” ? Un demi-siècle plus tôt, d’illustres prédécesseurs s’étaient livrés à un tel exercice et avaient imposé leur définition, leur formulation, leur structuration de la “guerre froide”. L’incitation était donc forte, et vive la concurrence, d’être “présent à la fondation” du nouvel ordre mondial1.

De Francis Fukuyama aux idéologues néo-conservateurs, les noms étaient ou sont devenus célèbres. Les ouvrages ont été traduits, commentés et débattus. On n’y reviendra pas, si ce n’est pour souligner trois points. Bien que les paradigmes diffèrent, ils se retrouvent sur certaines idées essentielles, la première étant que l’“après”-guerre froide ne signifiait pas le retour à l’“avant”-guerre froide, au “paradigme westphalien” de l’existence de plusieurs puissances, de leurs rivalités, coalitions et conflits, de la recherche d’équilibres à géométrie variable entre acteurs. Il n’existe désormais qu’une “hyper-puissance” à partir, sous la conduite et dans l’intérêt de laquelle l’ensemble des relations internationales sera structuré en profondeur, de manière à ce que le XXIème siècle aussi soit un “siècle américain”.

Secundo, les paradigmes proposés associent, de diverses façons, des considérations pseudo philosophiques à des paramètres sécuritaires, géopolitiques, idéologiques, voire culturels, les questions économiques et sociales étant laissées à une autre communauté d’experts. Le vocable “mondialisation” sert de sésame, mais aussi de moteur et de point de mire. On ne s’aventure pas plus loin. Tertio, s’étant rendu avec armes et bagages, le deuxième monde du “socialisme réel” ne peut que chercher à s’intégrer au premier monde des métropoles capitalistes. Les paradigmes s’accordent aussi sur cette idée, le seul différend portant sur le sort à réserver au môle russe. Il découle de cela que l’interrogation centrale se focalise sur les relations entre un Nord en voie de (ré)unification et ce qui, naguère encore, était appelé Tiers-monde. Mais comme les aspects économiques et sociaux sont délaissés, c’est en termes géopolitiques (“l’arc de crise” qui, selon Zbignew Brzezinski, s’étend des Balkans à l’Asie du Nord-Est), civilisationnels (les “conflits” qu’anticipe Samuel Huntington), anthropologiques (Fukuyama deuxième manière), politico-culturels (les “démocraties  illibérales” dénoncées par Fareed Zakaria), que les analyses sont conduites et les recommandations formulées.

La vraie carte du monde

Cette quête s’est interrompue, sans qu’un paradigme ne se fût imposé. De fait, le monde s’est révélé plus décevant que prévu et, en lieu et place des dividendes (de la paix, de l’échange, de la “maison commune”) tant annoncés, c’est d’“anarchie”, de “chaos”, d’“ensauvagement” dont on parle aujourd’hui. Dès la seconde mandature Clinton par ailleurs, on s’est moins soucié d’inventaire et de débats paradigmatiques que d’actions fondées sur ce qui faisait consensus, la prépondérance des États-Unis, “puissance indispensable” comme l’assurait Madeleine Albright, qui avait succédé à Warren Christopher. Quiconque doutait encore que l’“après” avait pris fin et qu’on entrait dans l’“après”-après-guerre froide, dût en prendre acte avec l’arrivée aux affaires de George Bush le Jeune et les décisions que la nouvelle administration adopta, tant avant qu’à la suite des attentats du 11 septembre 2001. Un ouvrage peut ici fournir quelques fils directeurs, qui a connu un assez beau succès d’édition aux États-Unis, mais ne paraît pas avoir retenu l’attention des analystes français. Son intérêt est double : il propose tout à la fois un paradigme, la “grande stratégie” afférente et la “doctrine” pouvant en constituer la première phase ; il cherche à dépasser la coupure conceptuelle entre géopolitique et géo-économie, pour en arriver à dresser “la nouvelle carte du Pentagone”, qui permet de suivre les campagnes en cours et de prévoir celles à venir2.

Il n’existe plus que deux mondes, le noyau ou cœur (core), d’une part, le fossé ou trou (gap), d’autre part, que délimite une frontière précise. Au noyau “ancien” des pays capitalistes développés s’agrégent de “nouveaux” membres, pays “émergents” (Mexique, Argentine, Brésil, Chili et Afrique du sud), quatre “dragons asiatiques”, pays d’Europe centrale et orientale aujourd’hui intégrés à l’Union européenne et à l’OTAN, mais aussi la Russie, la Chine et l’Inde. Le premier monde est connecté, par les NTIC et, plus encore, par la mondialisation, alors que le deuxième monde reste déconnecté, moins ou mal connecté. Les exclus, les perclus et les reclus du “fossé” connaissent la pauvreté, l’ignorance, les discriminations, leur vie est difficile, violente et brève. Cette fracture a des causes diverses et cumulatives, l’enclavement par exemple ou d’abondantes richesses en matières premières dont la rente est si facile à confisquer par le pouvoir en place. Au fond, tout découle de la gouvernance. Soit l’instabilité règne et peut déboucher sur la décomposition d’“États faillis”, soit des “hommes forts” se perpétuent au pouvoir. Dans un État instable et a fortiori “failli”, des bandes, factions ou clans terrorisent tout ou partie de la population pour capter les faibles échanges avec le “noyau” et, inversement, cherchent à contrôler ces échanges pour financer leur mainmise terroriste sur la population. La différence avec un “homme fort” est que celui-ci dispose déjà du pouvoir, qu’il le monopolise et qu’il  parvient à s’y maintenir, par la terreur. La connexion des deux mondes mettrait un terme à ces drames, mais cela implique un “changement de régime” (regime change). Les réseaux transnationaux du genre Al-Qai’da qui s’opposent à la mondialisation ne peuvent le faire qu’en recourant au terrorisme, mais pour agir contre le “noyau”, ils ont besoin de sanctuaires dans des Etats “faillis” (ou de déstabiliser des pays du “fossé” pour y constituer des sanctuaires) et / ou de l’appui d’“hommes forts”. Aussi est-il légitime de regrouper les uns et les autres sous le vocable d’adversaires terroristes de la mondialisation.

Dans le “cœur”, vivent les 3/5 de l’humanité et on pourrait se désintéresser du reste du monde — Amériques centrale, caraïbe et andine, ensemble du continent africain (Afrique du sud exceptée), Balkans et Caucase, espace islamique s’étendant de la Turquie au Pakistan, Asie du sud-est — ou définir cette frontière comme un “limes” sur lequel il faudrait monter la garde pour tenir en respect les Barbares. Dans un cas comme dans l’autre, l’erreur serait dramatique. La plupart des conflits, tant domestiques qu’internationaux, et des interventions américaines, du sauvetage de nationaux aux campagnes militaires — l’auteur en dresse la typologie et en établit le décompte en journées de GI — se sont déroulés à l’intérieur du “fossé” ou sur la bordure, la couture (“seam”) des deux mondes, et ce, bien avant que ne prenne fin la guerre froide. Les attentats du 11 septembre ont de surcroît prouvé que les forces de déconnexion étaient en mesure de frapper en plein  “cœur”. À l’inverse, une analyse en termes de “conflits de civilisations” ne laisse entrevoir aucune issue, cependant que le concept d’“arc de crise” reste exclusivement sécuritaire.

Or, l’histoire incite à l’optimisme. C’est par la “guerre froide” — accords de Bretton Woods, plan Marshall, etc. — que les États-Unis ont reconstitué le noyau “ancien”, sorti ruiné et décomposé de l’ “âge des catastrophes” (1914-1945), et c’est grâce à leur victoire sur la déconnexion bolchevique qu’ils ont pu agréger plusieurs des pays du “nouveau” noyau. Il reste à ceux-ci du chemin à parcourir, puisqu’ils doivent accomplir trois réformes, économique, légale et politique, sans qu’il y ait d’ailleurs d’ordre préétabli ni de modèle imposé. De fait, l’auteur se fait peu d’illusions sur l’ancienneté démocratique de certains pays du “vieux” cœur, il n’interdit  pas à l’Etat de jouer un rôle économique, il souligne la nécessité de préserver la stabilité interne des pays en transition.

Tôt ou tard, la voie américaine s’imposera dans l’ensemble du “noyau”, à travers l’exemple qu’elle donne et à travers la connectivité numérique qu’elle dynamise. Plus déterminante encore, capitale pourrait-on dire, sera l’ouverture aux investissements directs étrangers, parce qu’elle s’accompagne de l’adoption de règles comptables, de critères de gestion, d’une autre gouvernance d’entreprises. L’entrée à l’OMC marque à cet égard un saut qualitatif. Il faut comprendre que la “guerre froide” est enterrée et ne pas tenter de la ressusciter en recherchant, à l’intérieur du noyau aujourd’hui élargi, quel sera à l’avenir le compétiteur pair, émergence de la puissance chinoise et / ou hypothétique renaissance de la puissance russe. Le “cœur” s’unifiera pleinement si les États-Unis s’attachent à mondialiser la mondialisation, ce qui signifie, d’une part, qu’à l’intérieur du “noyau”, le marchand, l’actionnaire et le trader jouent un rôle moteur, et, d’autre part, que l’hyper-puissance doit associer les autres membres du “noyau” à sa nouvelle mission révolutionnaire, qui est de résorber la fracture existant entre les deux mondes.

Une longue et juste guerre

Le premier monde connaît les félicités de la paix kantienne, le deuxième monde reste hobbésien, au sens où l’homme y demeure un “loup pour l’homme” et où seul un Léviathan y mettra fin à “la guerre de tous contre tous”. Tel est le paradigme. Sa “grande stratégie” revient à faire passer le “fossé” du régime hobbésien, qui est le sien, au régime de la paix kantienne dont jouit le “noyau”, le passage se faisant par Locke, c’est-à-dire le contrat social, l’établissement de règles, la défense de la sphère privée, le règne de la tolérance. La mondialisation, qui est synonyme de connexion généralisée, est l’élément moteur de ce passage, mais elle ne s’imposera pas d’elle-même  à cause des oppositions et obstacles évoqués plus haut. De là, la nécessité d’une “grande stratégie”, nécessité qui s’énonce dans une Table de Dix lois : les ressources, mêmes non renouvelables, sont en abondance, il suffit de laisser les marchés s’en charger ; mais pas de stabilité, pas de marchés ; pas de croissance, pas de stabilité ; pas de ressources, pas de croissance ; pas d’infrastructures, pas de ressources ; pas de financement, pas d’infrastructures ; pas de règles, pas de financement ; pas de sécurité, pas de règles ; pas de Léviathan, pas de sécurité ; pas de volonté, pas de Léviathan.

Les États-Unis sont le seul Léviathan existant et le seul légitime, puisque c’est là leur “destinée manifeste” et qu’ils ont remporté la “guerre froide”. L’administration Bush a démontré que l’hyper-puissance avait la volonté de jouer le rôle de Léviathan, la volonté de définir et de faire respecter les nouvelles règles du jeu.  Oui, la guerre du XXIème siècle est la “guerre mondiale contre le terrorisme”, c’est-à-dire contre les forces de déconnexion entre le “noyau” et le “fossé”. Oui, le but de guerre est de changer les régimes (regime change). Oui, la stratégie de préemption se substitue à la stratégie de dissuasion. Inutile à l’intérieur du “noyau”, où règne désormais la paix kantienne. Les forces de déconnexion ne constituent plus un système (la “guerre froide” était une guerre systémique au cours de laquelle la dissuasion s’est vite imposée), elles ne disposent plus que  de quelques appuis étatiques (régimes “voyous”), mais tendent à se constituer en réseaux transnationaux, pratiquant l’affrontement asymétrique et idéologique dans lequel la dissuasion se révèle par définition sans effets, au sens où ces réseaux ont besoin d’affrontements pour justifier leur existence. L’invasion de l’Afghanistan et de l’Irak a montré le chemin à suivre, le sort de la Corée du Nord, de la Biélorussie, de Cuba et autre Zimbabwe étant à terme scellé. Oui, l’unilatéralisme en découle naturellement. Il ne peut en effet y avoir préemption si le Léviathan doit recueillir l’assentiment de l’ONU, qui n’est qu’une assemblée délibérative, et si ses forces sont enchaînées par celles d’alliés qui, en tout état de cause, sont parfaitement inutiles, sauf parfois pour compléter quelques niches et par amitié pour les Britanniques et Australiens fidèles. Le Léviathan doit pouvoir agir dans le “fossé” quand il veut, là où il l’a choisi et comme il l’a décidé, sans avoir à se soucier de quelque tribunal international que ce soit. Ces quatre acquis essentiels sont à porter au crédit de la présente administration Bush, mais des inconséquences, voire des incohérences, demeurent sur les plans du paradigme, de la grande stratégie et de la doctrine.

Pour le comprendre, il importe de se pencher sur les quatre flux légitimes qui, en dépit de la fracture, connectent les deux mondes, les flux illégitimes (drogue, trafics humains, contrebande, etc.) devant, bien entendu, être asséchés, raison pour laquelle les FARC colombiennes seront inévitablement éradiquées. Les flux migratoires sont orientés majoritairement du “fossé” vers le “noyau”, “migrations de remplacement” — des jeunes actifs du “fossé” viennent remplir les classes creuses des pays du “centre” — “migrations virtuelles” qui font de Bangalore le back-office de la Silicon Valley, “navettes” dont les infirmières philippines sont les plus remarquables héroïnes. Parce qu’ils connectent la planète et parce qu’ils induisent d’importants transferts financiers vers le “fossé”, ces migrations doivent être facilitées. Le deuxième grand flux est celui des combustibles et, plus particulièrement, des hydrocarbures, dont l’orientation principale est également “fossé” vers “cœur”. Indispensable sur le plan économique, il permet la modernisation et entraîne un développement des infrastructures. Ce flux constitue aussi  la seule connexion du Moyen-Orient et de l’Asie centrale, régions du monde les plus déconnectées, et il serait suicidaire de chercher à le ralentir, comme cela le serait pour les exportations russes de matières premières. Par contre, l’effort doit viser à drainer les 200 milliards de dollars de l’épargne musulmane vers l’investissement productif et le développement humain. Enfin, plus on s’avancera dans le XXIème siècle, plus les “nouveaux” membres du “noyau” seront dépendants de ce flux. Aussi importe-t-il de les associer à sa sauvegarde et à sa gestion. Viennent ensuite les mouvements de capitaux et de crédits. Pendant la “guerre froide”, ils se sont produits à l’intérieur du “vieux coeur” dont ils ont contribué à relancer les battements; aujourd’hui, une part croissante se dirige de l’ “ancien” noyau vers le “nouveau”, Chine en particulier; rien de plus bénéfique puisqu’il est vecteur d’acculturation.

Le quatrième flux est celui de la sécurité, qui se dirige des États-Unis vers le reste du monde. Il ne saurait en être autrement : à elles seules, leurs dépenses militaires équivalent à celles de tous les autres pays, pour un part du PIB qui reste très supportable ; dans tous les espaces potentiels d’affrontement et pour toutes les catégories d’armes, leur suprématie est écrasante et ne saurait être approchée, dans un avenir prévisible, par qui que ce soit et par quelque coalition que ce soit. Cette donnée est reconnue et acceptée de facto par les autres membres du “noyau”, la meilleure preuve étant que ceux-ci continuent à acheter les bons du Trésor américain qui permettent de financer cet effort. Mais la grande faiblesse de l’administration Bush est de ne pas avoir montré que ce flux sécuritaire garantit les autres flux, en particulier financiers et énergétiques — en répandant leur sang en Irak par exemple, les GIs n’assurent pas uniquement les profits des majors et ne perpétuent pas seulement la surconsommation énergétique de leurs compatriotes, ils permettent l’envolée des économies asiatiques — et de ne pas avoir assez associé l’ensemble du “noyau” à la gestion de ces autres flux. C’est à ce prix que l’acceptation du flux sécuritaire passera de l’implicite à l’explicite et que nulle inquiétude ne pèsera sur le marché des obligations américaines.

Pas de Léviathan sans vaguemestre

L’effort d’éclaircissement est insuffisant parce que les idées ne sont pas claires. L’invasion de l’Afghanistan et de l’Irak était juste et nécessaire, mais pas uniquement pour affaiblir Al-Qai’da ou pour renverser un tyran sanguinaire. Avec la vague actuelle de mondialisation économique et informationnelle, un puissant choc vertical, celui classiquement recherché par la guerre, crée des ondes latérales qui entraînent des réactions en chaîne. On peut alors parler de “choc systémique”. La double invasion entend provoquer un choc systémique dans la zone la plus sensible de la couture entre les deux mondes, le Grand Moyen-Orient, l’Asie centrale, le Pakistan, le triangle Inde / Pakistan / Chine, etc. Une transformation de ce sous-ensemble est engagée, qui se poursuivra dans la durée : les boys ne rentreront pas de sitôt, les bases ouvertes ne seront pas fermées, la Maison des Saud sera conduite à se réformer, l’oppression obscurantiste sur le peuple iranien finira par céder, le Pakistan devra s’acheter une tenue d’Etat honorable. En bref, les choses ne font que commencer, cela doit être compris des Américains et être expliqué aux autres membres du “noyau”. Cela se fera d’autant mieux si les partenaires — il est évident que la Russie, la Chine et l’Inde, les plus importants des “nouveaux”, sont intéressées au premier chef  par la transformation en cours à leurs frontières — sont associés à la gestion des effets latéraux de ce choc systémique.

Cela vaut aussi pour les responsables américains, qui n’ont pas pris pleinement conscience du changement d’époque. D’une part, il leur faut se prémunir contre des évènements comparables à ceux du 11 septembre, qui avaient provoqué un choc  systémique : destruction de symboles de la mondialisation, énormes coûts matériels et humains, fermeture de Wall-Street et désorganisation des transports aériens. Des épidémies, SRAS ou grippe aviaire, pourraient d’ailleurs avoir des effets similaires. Cela doit conduire à la constitution d’une “défense en profondeur”, que la création du département de la Sécurité intérieure (Homeland Security), l’adoption du Patriot Act, la signature, en décembre 2004, de l’Intelligence Reform and Terrorism Prevention Act instituant notamment une Direction nationale du renseignement, laissent entrevoir, mais de façon encore incomplète et, à certains égards, problématique. D’autre part, l’action extérieure des États-Unis doit être mieux pensée. Il ne faut se tromper ni d’ennemi ni de guerre : il n’y a pas d’ennemi à l’intérieur du noyau, la guerre à préparer n’est pas un “quatrième conflit mondial », elle s’inscrit dans la « grande stratégie » de lutte contre la déconnexion et de résorption de la fracture.

Toute “grande stratégie” moderne associe des moyens économiques, politiques, culturels, idéologiques et militaires. Ainsi, les États-Unis continueront à « mondialiser la mondialisation », en étendant les bienfaits du libre-échange à l’ensemble des Amériques, en « réussissant le cycle de Doha », en favorisant la diffusion du micro-crédit et l’accès aux médicaments génériques dans le “trou” profond, en doublant le FMI d’un FIR, Fonds international de reconstruction, dédié aux pays “faillis”, Libéria ou autre Sierra Leone, etc. Mais le militaire restera au cœur de cette “grande stratégie”, jusqu’à l’établissement de la paix kantienne à l’échelle planétaire que l’auteur prévoit avant la fin du siècle, et c’est évidemment à propos du militaire que les propositions de cet “intellectuel du Pentagone” sont les plus importantes.

Les victoires dans la guerre contre la déconnexion impliquent nécessairement une « transformation de l’armée ». À l’armée du Léviathan qui brisera les régimes “voyous”, renversera les “hommes forts”, dispersera les bandes armées, assurera la sécurité des mers et des cieux – elle existe et est invincible -, doit impérativement s’adjoindre une autre armée, celle de l’“administrateur” ou “vaguemestre systémique”. Elle est à constituer, bien qu’elle dispose déjà des armements nécessaires (drones, armes non létales, moyens électroniques, par exemple) et d’une partie des personnels, les forces spéciales, celles-ci devant être complétées par une gendarmerie, des spécialistes du maintien de l’ordre et de la formation militaire, par des civils capables d’engager et de suivre des programmes de développement, d’assistance juridique et institutionnelle, bref des moyens et des hommes nécessaires pour « changer les régimes » en « construisant à neuf des pays » (state building), deuxième face de la guerre de longue haleine dans le “fossé” du monde. Un large recours sera fait ici aux entreprises privées, y compris pour la sécurisation, aux organisations non gouvernementales, notamment humanitaires (French doctors). Bien que les États-Unis soient et le Léviathan et l’“administrateur systémique”, pour ces “opérations de stabilisation” ils feront appel à leurs alliés, dont certains ont accumulé une sérieuse expérience en la matière, et à l’ONU.

Monarchie universelle

Il ne serait d’aucune utilité de chercher à discuter cet essai. Il repose sur des actes de foi et constitue, tout du long, un hymne au rôle messianique des États-Unis. Plus important est de s’interroger sur son intérêt. Ni le statut de l’auteur ni la nature de l’ouvrage, ni d’ailleurs le style adopté, n’en font un document de référence, rapport, mémorandum ou feuille de route. Toutefois, écrit de l’intérieur du Pentagone sans avoir été soumis aux contraintes de l’autorisation officielle, il reflète et prend position dans les débats qui ont eu cours sur les trois plans, articulés les uns aux autres, de la problématique, à savoir la recherche d’un paradigme véritablement unificateur, la définition d’une grande stratégie et l’énonciation d’une doctrine. Il confirme également que cette phase des débats est close sur le premier plan — paradigme de la fracture — ainsi que sur le deuxième — les États-Unis pacifient la planète (Léviathan) et la stabilisent (vaguemestre) pour étendre la “paix kantienne” — les frictions subsistant cependant à propos de la doctrine, choix des priorités, moyens à réunir, actions à engager, etc. C’est bien sur la doctrine, et non sur les deux autres plans, qu’a  porté la dernière campagne présidentielle.

L’auteur fait cependant assaut excessif d’originalité en affirmant qu’une “paix kantienne” gagne l’ensemble du “noyau”, car il sait fort bien que la grande stratégie entend assurer la suprématie américaine sur l’ensemble du spectre (full spectrum) des conflits possibles et imaginables, qu’aux yeux des dirigeants américains la pacification et la maîtrise du Sud ne pourront être accomplies que si des compétiteurs pairs n’apparaissent pas, si des coalitions ne se forment pas, qui seraient tentés d’agir de façon autonome et de perturber la mise en œuvre de ladite stratégie. Par contre, la proposition centrale de l’ouvrage — la “transformation de l’armée” — fait bien partie intégrante des priorités de l’administration américaine. C’était là le leitmotiv de Donald Rumsfeld, dès son retour au Pentagone. Une étape nouvelle vient d’être annoncée avec la décision d’élever les “opérations de stabilisation” au même niveau d’importance que les actions militaires, ce qui, en clair, signifie que le “vaguemestre” pourra enfin travailler plus efficacement en Irak et ailleurs.

À y réfléchir, qu’y a-t-il de véritablement neuf dans tout cela ? Ce qui est aujourd’hui appelé “state building” a été déjà pratiqué dans le passé, à l’ère des empires (alors state building = conquête (Léviathan) + mise en valeur (“vaguemestre” chargé des affaires indigènes et de la conquête des cœurs), comme sous le paradigme de la guerre froide (alors state building = renversement des régimes accusés de vouloir déconnecter leurs peuples (CIA, le Léviathan de l’ombre) + modernisation (à cette époque, du Guatemala à l’Indonésie, par le truchement d’“hommes forts”, généraux, monarques, satrapes de nationalités diverses). Ce qui changerait, c’est que les États-Unis disposent d’une suprématie militaire apparemment sans égale dans l’histoire et qu’ils entendent l’exercer pour redessiner la carte du monde. Comme l’écrit Thomas Barnett, la longue guerre pour changer le Sud et imposer la mondialisation ne fait que commencer. Elle sera longue. Or, au XVIème siècle déjà, qui marqua le début historique de la première vague de mondialisation, on envisageait d’instaurer la “monarchie universelle”, mission messianique à laquelle les Habsbourg voulurent alors se consacrer. La suite de l’Histoire est connue.

 

Notes:

* Historien – géographe.

1 Présent à la fondation est le titre des mémoires de Dean Acheson qui, durant la présidence Truman, conçut, pensa et conduisit la “guerre froide”. L’appellation, on le sait, est en fait antérieure de beaucoup, qui fut reprise par Bernard Baruch, conseiller de Truman, et popularisée par Walter Lippmann. Acheson était l’un des six “sages”, aux côtés de Robert Lovett, John McCloy, Averell Harriman, Charles Bohlen et, last but not least, George Kennan. Lors de la “guerre du Golfe ” George Bush l’Ancien avait certes proclamé l’émergence d’un “nouvel ordre mondial”, mais il restait à en découvrir le paradigme.

2 Thomas P.M. Barnett : The Pentagon’s New Map, War and Peace in the Twenty-First century, Putnam, New York, 2004. Le livre s’est maintenu toute une année sur la liste des quinze meilleures ventes d’ouvrages de politique internationale établie par la revue Foreign Affairs. Son auteur est ce que l’on appelle un “intellectuel du Pentagone” — de l’US Navy en l’occurrence — d’inclination démocrate et de confession catholique.

3 Voir l’éditorial approbateur du New York Times : « Bringing Stability To the Army », Le Monde, supplément du 3 décembre 2005. La “transformation de l’armée” est à relier, sans l’y réduire, au concept de guerre réseau-centrée dont l’amiral Arthur K. Cebrowski fut le père. Décédé le 12 novembre dernier, celui-ci fut le chef de l’Office for Force Transformation auprès de Donald Rumsfeld et dirigea le Naval War College, auprès duquel est attaché Thomas Barnett, qui présente l’amiral comme son mentor.