La conférence de Hong Kong. Une réussite pour les Centres

Patrice Allard*

 

132 133-page-001Après les échecs de Seattle en 1999 et de Cancun en 2003, un sort semblable semblait promis à la Conférence ministérielle de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) réunie à Hong Kong du 13 au 18 décembre 2005. Le contexte n’était pas favorable. Le cycle de négociations commerciales ouvert à la Conférence de Doha (2001) a rencontré des oppositions issues de clivages Nord – Sud mais aussi Nord – Nord (Europe – États-Unis sur les questions agricoles par exemple). Cette situation avait conduit à des blocages arrêtant de manière à peu près complète ces négociations. La tentative de résoudre cette paralysie en déplaçant les négociations vers un niveau supérieur, celui des Ministres, paraissait vaine face à l’urgence, le cycle de Doha devant être achevé à la fin de l’année 2006.

Pourtant, si l’on en croit les médias, ce fut l’inattendu qui se produisit. Un accord de dernière minute fut trouvé au dernier jour de la Conférence[1]. Le pire était évité : l’image d’une OMC impuissante, ne parvenant pas à atteindre les objectifs qu’elle s’était elle-même fixés, pouvait commencer à s’effacer. Certes le résultat ne prête pas à l’optimisme. Le nouveau Directeur général de l’Organisation, Pascal Lamy, ne déclarait-il pas : « Nous sommes arrivés à Hong Kong en ayant fait 55 % du chemin pour conclure ce cycle. Nous en repartons avec un résultat qui nous mène à 60 % »[2]. Mais la conséquence la plus importante de ce dénouement heureux n’est-elle pas « d’avoir remis le cycle sur les rails »[3].

1 – Le contenu de l’accord

Le cycle de Doha ne manque pas d’ambition. Il souhaite lier la libération des échanges commerciaux internationaux et le développement économique et social au profit des pays des Périphéries. Au regard d’un tel projet, il est important de se préoccuper des contenus de l’accord du 18 décembre et de la nature du (des) compromis réalisé(s).

Parmi les 21 questions soumises aux travaux de la Conférence, la libéralisation des marchés de produits agricoles occupait une place centrale. Les concessions accordées sur ce sujet par certains négociateurs (les États-Unis et l’Union Européenne (UE) pour l’essentiel) étaient la condition d’autres concessions sur d’autres sujets (produits non agricoles, services) que pourraient accepter les négociateurs du Sud. Le problème le plus important était, ici, celui des subventions accordées par les différents États à leurs producteurs nationaux[4]. C’est un vieux différend qui oppose Américains et Européens, les deux “géants” du commerce mondial agricole dont les exportations constituent plus de la moitié de celui-ci. Toutefois il convient de ne pas oublier que les divers soutiens accordés sont, pour de nombreux autres pays développés, le moyen de protéger une agriculture nationale. Ils sont également pour les pays en développement un des instruments de politique de développement. À l’opposé, un petit nombre de pays du Nord comme du Sud, peuvent compter sur la faiblesse des coûts internes de leur agriculture pour espérer tirer avantage d’un libre-échange complet pour ces produits. Ils constituent le Groupe de Cairns[5]. Ainsi, si l’enjeu le plus important concernait la concurrence sur les marchés d’exportation entre les deux “grandes” agricultures mondiales, d’autres clivages étaient apparus.

Il convient de rappeler que les soutiens agricoles sont de quatre genres :

– les subventions à l’exportation,

– les subventions à la production (fixées en fonction des quantités produites) qui s’inscrivent dans la « boite orange »,

– les subventions liées aux facteurs de production mis en œuvre (à l’hectare ou à la tête de vache laitière par exemple) qui constituent la « boite bleue »,

– les subventions accordées aux producteurs indépendamment de leurs production ou des facteurs employés. Ce dernier genre, supposé ne pas créer de distorsion aux échanges internationaux, constitue la « boîte verte » et était considéré comme échappant au domaine de l’OMC[6].

La Conférence débouche sur deux résultats.

Les subventions à l’exportation et les pratiques assimilées devront être éliminées d’ici à la fin de l’année 2013, avec une prolongation de 5 ans de ce délai de grâce pour les pays en développement, donc d’ici à la fin de 2018 pour ces derniers. L’expression retenue dans la déclaration finale, « élimination parallèle »[7], désigne les parties concernées : Américains et Européens procéderont de manière symétrique à la suppression graduelle de ces subventions de façon à ce que ni l’un, ni l’autre, ne puisse trouver avantage d’un effort anticipé de l’autre partie. L’UE préserve la politique agricole communautaire telle qu’elle a été décidée mais cette situation ne pourra être reconduite au-delà de cette date butoir.

En ce qui concerne les autres subventions, le principe de leur réduction est adopté. L’effort de réduction attendu doit être plus important pour les pays qui consacrent les montants les plus importants à ces aides. En fonction du montant de celles-ci, trois catégories de pays sont constituées. À chacune d’entre elles correspond une fourchette de taux de réduction dont le niveau tient compte de la progressivité de l’effort attendu. L’UE devrait se situer dans la catégorie la plus élevée et les États-Unis dans la seconde. Ces réductions devraient porter sur deux types de subventions. Le premier concerne les soutiens ayant des effets de distorsion des échanges. Il s’agit donc des « boîtes orange et bleue ». Le second porte de manière globale sur le montant « total consolidé final »[8] des soutiens.

2 – L’inachèvement

Les pays des Périphéries pourront, bien évidemment, être concernés par ces dispositions, au moins pour certains d’entre eux. Les modalités d’exemption éventuelle ou de traitement particulier dont ils pourraient bénéficier restent cependant à préciser. De même, la déclaration finale ne fixe pas de calendrier de mise en oeuvre, ce qui montre l’inachèvement des négociations sur l’agriculture.

Les soutiens internes n’étaient pas les seules questions relatives à l’agriculture traitées par la Conférence. Le principe d’une baisse des droits de douane sur ces produits a été retenu, ainsi que celui d’un abaissement plus marqué des droits des pays les plus protectionnistes. Sa mise en oeuvre concrète reste également à définir. La question spécifique du coton constituait également un point sensible des discussions. Nous rappelons qu’à la Conférence ministérielle de Cancun (2003), quatre pays africains avaient accusé les politiques cotonnières de certains pays, dont les États-Unis, d’être à l’origine de la baisse des prix internationaux de ce produit du fait des effets de distorsion exercés par les soutiens internes versés aux producteurs nationaux. La Conférence avait alors suivi l’avis « des plus forts » et écarté de manière assez cavalière cette plainte[9]. À Hong Kong, deux engagements ont été adoptés. D’ici à la fin de l’année 2006, toutes formes de subvention à l’exportation de coton devront être éliminées. À partir du début de l’année 2007, les pays développés doivent accorder « un accès en franchise et sans contingent aux exportations de coton en provenance des pays les moins avancés » (PMA). Cet accord est la preuve d’une meilleure « bonne volonté » des plus puissants. Il ne règle pas forcément le différend. Aux États-Unis, la suppression des 250 millions de dollars de subventions à l’exportation dont bénéficient les planteurs américains n’affecte que marginalement le total des soutiens internes qu’ils reçoivent (4 milliards de dollars)[10].

En dehors des questions agricoles, la réduction des obstacles aux échanges internationaux de produits non agricoles (produits manufacturés) constituait l’un des objectifs du cycle de Doha. « L’accès aux marchés non agricoles » (AMNA) fut ainsi l’un des thèmes débattus à Hong Kong. En matière de droits de douane, deux types de question sont ici soulevées. Le premier concerne les « pics tarifaires ». Il s’agit de droits de douane particulièrement élevés frappant certains produits (ou genre de produits), alors que l’importation de l’ensemble des autres produits manufacturés ne rencontre, en moyenne, que peu ou pas d’obstacle tarifaire. Ces pratiques concernent surtout les pays des Centres. Le second type oppose les pays à faibles droits d’entrée (en général les pays développés) aux pays ayant conservé un niveau élevé de protection sur les produits industriels (surtout les pays en développement). Les premiers demandent aux seconds un effort de réduction de leurs droits plus important que celui qu’ils sont prêts à opérer. L’objectif final de l’OMC, le libre-échange complet pour ces produits, justifierait une réduction plus importante des tarifs les plus élevés ; tel est l’argument justifiant cette demande. Le clivage entre pays disposant d’une industrie efficace et exportatrice et pays en développement cherchant à s’industrialiser est ici fortement marqué de sorte que l’accord final obtenu sur cette question surprend. Que contient cet accord ? Une formule de calcul (suisse) d’un abaissement des droits de douane de tous les produits non agricoles est adoptée de manière unanime. Elle permettra de « réduire ou d’éliminer les crêtes tarifaires et les droits élevés ». Les coefficients, la structure même de la formule ne sont pas précisés et il appartiendra aux négociateurs de poursuivre dans cette voie et de parvenir à fixer le niveau de réduction attendu de chacun. L’adoption de ce principe est une chose nouvelle : les pays en développement acceptent de réduire de manière générale l’ensemble de leur protection tarifaire et donc de soumettre à terme le plus grand nombre de leurs activités manufacturières à la concurrence internationale. Seule contrepartie à ce ralliement aux visées des plus industrialisés, la formule devra « tenir compte des besoins et intérêts spéciaux des pays en développement y compris au moyen d’une réciprocité qui ne soit pas totale pour ce qui est des engagements de réduction »[11]. Cet accord n’est qu’une étape dans le cours des négociations du cycle de Doha et les résultats concrets restent difficiles à prévoir. Pour les pays en développement, si l’acceptation d’un tel accord n’interdit pas a priori des protections ciblées portant sur des activités jugées essentielles ou quelques industries dans l’enfance, il rend impossible l’utilisation d’un certain niveau de protectionnisme pour mener à bien une politique ou une stratégie de développement.

Le déblocage des négociations portant sur la libération du commerce des services constituait un troisième enjeu d’importance pour la Conférence. À l’origine de cet enjeu, le fait que les négociations ouvertes dans le cadre du cycle de Doha pour la mise en oeuvre de l’Accord Général sur le Commerce des Services (AGCS) se trouvaient presque “au point mort”. La méthode de négociation — chaque pays membre adresse au partenaire de son choix un catalogue d’offres et de demandes dans un cadre codifié au préalable et entame des tractations sur une base bilatérale — comptait sur la « clause de la nation la plus favorisée » dont chaque membre fait bénéficier tous les autres pour obtenir rapidement un niveau plus élevé de libération de ce commerce. Ceci ne s’est pas produit. Comme l’écrit Laurence Caramel : « dans le secteur des services, force est de constater que la méthode de négociation, chaque pays est libre de ses offres de libéralisation, a produit très peu de résultats »[12].

La conférence de Hong Kong n’apporte guère d’éléments nouveaux permettant d’apaiser la crainte de tous ceux qui, au Nord comme au Sud, redoutent les effets pervers de cette libération du commerce des services (notamment en ce qui concerne les services publics ou les services essentiels fournis à la population). La Déclaration finale de la Conférence confirme point par point les principes, les objectifs (dont le principal est d’obtenir « une élévation progressive du niveau de libération du commerce des services »[13]) et les procédures arrêtées par l’AGCS et / ou la Déclaration de Doha. La Déclaration finale ajoute cependant :

– une nouvelle procédure de négociations qui, permettant aux pays membres de présenter des offres conjointes, superpose un cadre plurilatéral au cadre bilatéral initial ;

– un calendrier précis pour la remise des listes d’engagements qui, en fixant des dates butoirs (la dernière étant fixée au 31 octobre 2006) s’inscrit dans la prévision d’achever le cycle de Doha au terme qui lui avait été fixé (31 décembre 2006).

Cette Déclaration, même tempérée par quelques garanties offertes aux pays des Périphéries qui, entrant dans le cadre du principe de « traitement spécial et différencié », seront évoquées au point suivant, peut apparaître surtout comme un rappel à l’ordre de tous les pays membres qui avaient essayé de “jouer la montre”, faute de garantie suffisante ou même de moyens techniques d’appréhender les effets pratiques d’une telle libération des services. En effet, les garanties offertes ne sont que le rappel de propositions antérieures et le champ des services concernés reste inchangé, de sorte que, pour les pays du Sud, les craintes de perdre là le moyen d’utiliser les services au profit du développement économique et surtout social restent entières.

Le dernier sujet de grande importance abordé par la Conférence concernait les mesures de « traitement spécial et différencié » accordées aux pays en développement. Héritées des engagements de Doha (ou même antérieurs), ces dispositions reconnaissent une asymétrie entre les pays les plus aptes à tirer avantage du libre-échange et ceux que leur moindre niveau de développement rend moins capable d’obtenir le même résultat. Elles ne remettent pas en cause le credo libéral de l’OMC selon lequel le développement sera la conséquence de l’ouverture des économies aux échanges internationaux, mais admettent que certaines dérogations à l’application des principes fondamentaux de non-discrimination, de réciprocité et de réduction irréversible des obstacles au commerce puissent temporairement avoir une utilité. Dans cette optique, deux catégories de pays potentiellement bénéficiaires de ces mesures ont été établies : les pays en développement et, parmi eux, les PMA.

À Hong Kong, les premiers n’ont été concernés par de telles mesures qu’en relation avec les questions agricoles et des services. Dans le cadre des négociations agricoles, les pays en développement :

– se voient confirmer le droit de désigner des « produits spéciaux » échappant à la réglementation commune, pourvu que le choix de ces produits soit guidé « par des indicateurs fondés sur des critères de sécurité alimentaire, la garantie des moyens d’existence (des producteurs ndlr) et du développement rural »[14] ;

– se voient accorder un mécanisme de sauvegarde spécial, déclenché à partir de seuils (qui restent à préciser) fondés sur le volume des importations et les prix.

Dans le cas des négociations sur les services, ces mêmes pays en développement se voient confirmer le bénéfice d’une « flexibilité appropriée prenant en compte la taille des différentes économies, tant globalement que par secteur »[15]. Il s’agit, non d’une disposition nouvelle, mais de la confirmation d’un engagement antérieur qui, de plus, reste fort imprécis.

Les PMA bénéficient de ces mêmes mesures. Il s’y ajoute, à leur bénéfice exclusif, trois dispositions particulières.

La première concerne « un accès en franchise de droits et sans contingentement sur une base durable, pour tous les produits originaires de tous les PMA pour 2008 »[16]. Il s’agit de l’aboutissement de plusieurs années de débats au sein de l’OMC qui trouvent ici leur terme. Toutefois cette disposition connaît trois restrictions :

– sur le calendrier, si 2008 est le terme prévu, celui-ci peut être différé jusqu’au moment où seront assurées « la stabilité, la sécurité et la prévisibilité » ; ce qui revient à accorder aux pays potentiellement importateurs le droit de retarder l’échéance en cas de risque de désorganisation des marchés ;

– pour les pays en développement non PMA, qui sont tenus au même engagement d’ouverture de leurs marchés, est réservé un aménagement spécifique qui les autorise à mettre en oeuvre progressivement cette ouverture pour laquelle ils pourront bénéficier « d’une flexibilité appropriée »[17] ;

– enfin, et c’est là la plus lourde des restrictions, « les Membres qui auront alors des difficultés à offrir un accès aux marchés comme il est indiqué… offriront un accès aux marchés en franchise de droits et sans contingent pour au moins 97 % des produits originaires des PMA, définis au niveau de la ligne tarifaire… »[18]. En clair, cette restriction signifie que la disposition initiale d’accès aux marchés pourra être supprimée, à l’initiative du pays importateur pour des catégories de produits l’intéressant, pourvu que cette restriction ne concerne pas plus de 3 % des lignes de la liste des produits exportés par les PMA. Le Japon peut ainsi se protéger contre des importations de riz, les États-Unis contre des importations de textiles. Il y a tout lieu de craindre que cette réserve (au bénéfice surtout des pays des Centres) ne réduise de beaucoup la portée de la mesure en faveur des PMA, comme l’ont fait remarquer de nombreux commentateurs.

La seconde disposition en faveur des PMA est une limitation de leurs devoirs en matière de négociation commerciale : les PMA ne sont tenus de contracter des engagements que « dans la mesure compatible avec les besoins du développement, des finances, du commerce… ou avec leurs capacités administratives et institutionnelles ». Cette disposition reste temporaire même si son terme est éloigné dans le temps. Elle place les PMA dans une position dérogatoire dans les négociations du cycle de Doha et s’accompagne de :

– la possibilité de maintenir des mesures restrictives ou même d’en ajouter de nouvelles en matière d’investissement étranger lié au commerce ;

– de la possibilité de bénéficier de dispenses, accordées par le Conseil général de l’OMC, au cas où un PMA serait dans l’incapacité d’honorer un engagement.

La troisième disposition concerne le soutien technique et financier apporté aux PMA pour leur permettre de mieux maîtriser l’ouverture de leurs économies aux échanges internationaux. Cette application du nouveau principe de l’« aid for trade » s’accompagne d’une adresse de l’OMC aux prêteurs et donateurs, leur enjoignant de ne pas imposer aux PMA des « conditionnalités incompatibles avec leurs droits et obligations au titre des Accords de l’OMC »[19]. Ceci peut être interprété de manière optimiste. Les PMA pourraient trouver là argument pour échapper aux pressions exercées par le biais d’aides conditionnelles pour leur arracher des concessions commerciales. Toutefois il ne s’agit là que d’une demande de principe de l’OMC, sans portée juridique.

Ainsi la Conférence de Hong Kong a-t-elle réservé aux PMA des conditions plus favorables. La portée pratique de celles-ci reste difficile à prévoir tant que le cycle de négociation de Doha n’est pas achevé.

3 – Une recomposition des groupes ?

Au final, l’accord qui conclut la Conférence semble résulter d’un ensemble de compromis. Cette idée est confortée par les conditions-même dans lesquelles fut réalisé cet accord : in extremis, dans la dernière réunion en assemblée plénière de la Conférence, au soir de son dernier jour. À l’issue d’un marchandage de dernière minute, un ensemble de balances entre les revendications satisfaites, en totalité ou à moitié, et les concessions accordées furent jugées acceptables par chaque participant. Dans un cadre Nord – Sud, l’acceptation par les pays des Centres de concessions dans le domaine agricole et de réserver aux PMA le bénéfice de conditions commerciales avantageuses aurait ainsi pour contrepartie l’acceptation par les pays des Périphéries d’une plus grande ouverture de leurs marchés intérieurs de produits non agricoles et de services. Cette vision est cependant trompeuse puisqu’elle donne l’image de deux groupes de négociateurs de puissance équivalente. Les acteurs réels se distinguent de cette représentation. Il s’agit tout d’abord d’États dotés de pouvoirs de négociation très inégaux, réunis autour d’une table de discussion. Il s’agit également, derrière ces États, d’agents économiques de dimension inégale dont les intérêts économiques et sociaux ne convergent pas.

Du côté des États les plus puissants, ceux des pays des Centres, un pouvoir de négociation supérieur trouve sa source dans plusieurs caractéristiques avantageuses. La première est la dimension de leur économie. Lorsque les 148 Membres de l’Organisation discutent de questions agricoles, il ne faut pas oublier qu’aux chiffres de 2002, l’Union Européenne pèse pour 40,1 % des exportations mondiales et les États-Unis pour 11,8 %. Si nous leur ajoutons le Canada (5,6 % de ces mêmes exportations), le Brésil (3,3 %), la Chine (3,2 %) et l’Australie (2,9 %), il devient clair que les 128 autres Membres ne « pèsent », ensemble, que pour un tiers du commerce mondial. Des constats de même nature peuvent être fait pour le commerce des produits manufacturés ou celui des services. La seconde caractéristique dont bénéficient les plus puissants est l’expertise. Il n‘est pas rare de voir ces États disposer à Genève d’une représentation auprès de l’OMC forte de plusieurs dizaines d’experts et d’avocats. Le nombre qui permet un partage efficace du travail, la possibilité de s’entourer des avis d’un nombre plus large encore de conseillers constituent des avantages certains lorsqu’il s’agit de préparer une conférence ministérielle. À l’opposé, un pays des Périphéries tel le Bénin est représenté à Genève par un ambassadeur, trois conseillers, un secrétaire et deux attachés[20]. Certes, les négociateurs du Sud se sont organisés, instaurant, au niveau des différents groupes, une coopération. Ils ont reçu des aides en formation et l’assistance technique de diverses institutions (CNUCED, South Centre, etc.) et d’ONG ; il n’en demeure pas moins que le degré de maîtrise des questions débattues n’est pas le même. La troisième caractéristique des plus puissants repose sur les multiples dépendances techniques, financières, voire diplomatiques, souvent bilatérales subies par les pays en développement.

Ce pouvoir de négociation supérieur permet tout d’abord à ceux qui en bénéficient de mettre sur pied des alliances de circonstance pouvant, à terme conduire à des consensus. Si, comme l’écrit Mahmoud Mamart, « le fait saillant (de la Conférence) est sans conteste les quelque 120 pays en développement membres de l’OMC qui ont formé un front commun afin d’obtenir des pays riches des mesures concrètes d’aide et la fin de leurs subventions au secteur agricole »[21], il convient de relever que ce front reste bien fragile. Si Cancun avait vu la constitution d’un très actif « groupe des 21 » (G21), Hong Kong a vu les délégations des États du Sud se partager entre trois groupes : le G20, héritier du précédent G21, le G33, appelé également les « amis des produits spéciaux », le G90 qui constitue l’ébauche d’un regroupement des moins développés, sans compter les ensembles existant de longue date : pays ACP, PMA et autres. Pour ajouter à ce foisonnement, il convient de noter que de nombreux pays des Périphéries participent à plusieurs de ces groupes. L’Afrique du Sud, par exemple, est membre du G20 et du G90, l’Inde du G20 et du G33. Une telle fragmentation, qui témoigne des intérêts non convergents des pays du Sud, a pu constituer un terrain favorable à l’exercice de ce pouvoir de négociation supérieur des plus puissants. Ainsi la liste des concessions dans les domaines de l’agriculture et des clauses de traitement spécifique réservé au moins développés acceptées à Hong Kong reprend de nombreuses propositions de la plateforme à trois piliers qui avait été présenté lors de la Conférence de Cancun par 23 pays en développement et soutenu à l’époque par le G21, devenu depuis le G20. En dépit de l’opposition, du côté des pays centraux, du Japon et de certains pays de l’UE, les négociateurs habiles des États les plus puissants pouvaient donner satisfaction à ceux qui s’étaient montrés les plus revendicatifs ou les plus influents (le Brésil, l’Inde avaient, au titre du G21, soutenu cette plateforme) et jeter ainsi les bases d’un consensus.

Ce pouvoir de négociation supérieur permet également à ceux qui en bénéficient d’amoindrir la portée de leurs concessions en faisant accepter certaines restrictions leur permettant de conserver certains moyens de politique intérieure. Ainsi la décision de supprimer les subventions agricoles à l’exportation et de réduire les soutiens internes (des boîtes orange et bleue) s’accompagne d’un délai assez long et ne prend pas directement en compte tous les soutiens. Ainsi, Kenneth A. Cook de l’Environnemental Working Group estime que « selon nos calculs, les propositions de baisse de 60 % des subventions internes des États-Unis se traduiraient en réalité par une réduction réelle de 10 à 15 % »[22]. De son côté, l’UE dispose d’un délai de 8 ans pour transformer les nombreux soutiens de type boîtes orange et bleue que comprend la Politique Agricole Commune en soutiens licites pour échapper aux foudres de l’OMC[23]. Dans la même optique, l’exemption des 3 % de produits des PMA à l’accès aux marchés des pays membres peut représenter un outil protectionniste efficace au service de l’industrie textile américaine ou de l’agriculture japonaise. L’organisation Oxfam n’a pas hésité à parler, à ce sujet, d’une « trahison des pauvres ».

Ce pouvoir supérieur de négociation permet également de proposer des concessions parfaitement formelles en ce que les bénéficiaires n’ont pas les moyens d’en profiter réellement. Comment un PMA producteur de coton peut-il vraiment tirer partie de l’autorisation qui lui sera faite en 2007 d’exporter son coton sans droit ni contingent sur le marché américain, lorsque l’on sait que la production intérieure des États-Unis est à ce point excédentaire qu’elle fait de ce pays le premier exportateur mondial ?

Enfin, ce pouvoir supérieur de négociation a permis aux plus puissants d’imposer des dispositions conformes à leurs intérêts qui pourtant étaient au départ très contestés par les négociateurs du Sud. Ainsi en est-il des procédures de mise en place de l’AGCS dont certains souhaitaient que le champ d’application soit réduit. La Conférence, comme nous l’avons vu, n’a fait que confirmer celles-ci. De même, en dépit des fortes réserves de bon nombre de pays du Sud, un processus devant conduire à un abaissement massif des droits de douane dans ces pays s’est imposé.

Au total, si nous devons parler d’un ensemble de compromis, il faudra bien admettre qu’à l’image des pays de notre planète, celui-ci reste, au niveau des États, bien déséquilibré. Mais si nous portons le regard sur les autres acteurs, entreprises, ménages, dont les intérêts économiques et sociaux sont aussi concernés par l’issue de ces négociations, d’autres asymétries peuvent être observées. Ils sont d’abord des agents bien différents par leurs dimensions. Ainsi les exportations de coton du premier mondial, les États-Unis, reposent sur 25 000 planteurs qui, en moyenne sur la période 1999-2000, réalisaient 23,4 % de ce commerce. À l’inverse, plusieurs millions de planteurs africains n’étaient à l’origine que de 14,5 % de celui-ci. Ce sont aussi des acteurs dotés très inégalement de la capacité à faire entendre et faire défendre leurs intérêts. Les groupes de pression existent au Nord comme au Sud. Pourtant les entreprises de grande taille, celles originaires des pays des Centres étant de très loin les plus nombreuses, sont largement avantagées. Leur pouvoir d’influence trouve sa source dans leur puissance commerciale, productive, financière et dans leur expertise à la fois technique et relationnelle. Enfin la grande firme transnationale peut exercer une influence sur plusieurs pays et recevoir des appuis de plusieurs États[24]. De plus, pour les producteurs des Périphéries, l’ouverture de leurs activités aux échanges internationaux, sans grande protection, lie les avantages qu’ils peuvent en retirer aux conditions qui leur seront faites dans des réseaux de commercialisation dont il ne faut pas méconnaître le niveau de cartellisation.

Il est trop tôt pour pouvoir mesurer le succès de la Conférence de Hong Kong à ses effets sur la poursuite des négociations du cycle de Doha, le cycle du développement. Lier la marche vers toujours plus de libre-échange et le développement des plus pauvres n’a de sens que du point de vue du credo libéral : le libre-échange conduit directement au développement (moyennant des aménagements “à la marge” pour quelques PMA), par conséquent le libre-échange, c’est le développement ! C’est à cette condition que l’OMC peut concilier son nouvel objectif (le développement pour tous) et l’ancien (le libre-échange). Cette croyance paraît avoir pu s’imposer à Hong Kong. Elle occulte pourtant l’histoire économique des pays aujourd’hui avancés. Les pays développés à économie de marché, les nouveaux pays industrialisés n’ont pu se doter d’un système productif capable de soutenir un processus de développement qu’en faisant de l’ouverture internationale de leurs économies, non une fin en soi, mais un simple instrument au service d’une politique. Une telle occultation pose question : l’OMC est-elle bien une institution capable de porter son action dans le domaine du développement ?

 

Notes:

* GRREC, lycée Stendhal, Grenoble.

[1] L’accord fut approuvé de manière unanime par les 149 délégations. Cuba et le Venezuela ont cependant émis des réserves sur les parties de l’accord portant sur l’accès aux marchés des produits non agricoles et sur le commerce des services.

[2] Déclaration faite le 18 décembre au soir, reprise par le journal Les échos, 20 décembre 2005.

[3] Ibid.

[4] L’abaissement des droits de douane appliqués à ces produits était aussi concerné. Son traitement par la Conférence est analogue à celui envisagé pour les produits non agricoles, examiné ci-après.

[5] Ce groupe, constitué en 1986, comprend l’Afrique du Sud, l’Argentine, l’Australie, la Bolivie, le Brésil, le Canada, le Chili, la Colombie, le Costa Rica, le Guatemala, l’Indonésie, la Malaisie, la Nouvelle-Zélande, le Paraguay, les Philippines, la Thaïlande et l’Uruguay.

[6] Il est possible de se reporter, pour plus de détails, à différents articles d’Informations et Commentaires, n° 125, octobre – décembre 2003.

[7] Organisation Mondiale du Commerce, Conférence ministérielle, sixième session, déclaration ministérielle, Hong Kong, 18 décembre 2005.

[8] Ibid.

[9] De nombreux pays périphériques avaient considéré cela comme une profonde injustice. Ce fut sans aucun doute une des causes de l’échec de la Conférence de Cancun.

[10] Bruno Odent, « Hong Kong, au bonheur des multinationales », L’Humanité, 19 décembre 2005.

[11] Article 14 de la Déclaration finale de la Conférence ministérielle.

[12] Laurence Caramel, « Pour boucler le cycle de Doha, il faut l’unanimité des 148 pays membres. Un obstacle majeur », Le Monde, Cahier économie, mardi 13 décembre 2005.

[13] Article 26 de la Déclaration finale de la Conférence.

[14] Déclaration finale de la Conférence, annexe A, page 6.

[15] Ibid., annexe C, page 1.

[16] Ibid., annexe F, page 1.

[17] Ibid.

[18] Ibid.

[19] Ibid., annexe F, p. 2.

[20] Antoine Reverchon, « Un véritable marathon pour les pays du Sud », Le Monde Cahier économie, 13 décembre 2005.

[21] Mahmoud Mamart, « Sommet de l’OMC à Hong Kong », El Watan, 19 décembre 2005.

[22] Cité par le journal Les Échos, 20 décembre 2005.

[23] On peut se reporter ici à : Jacques Berthelot, « Les trois aberrations des politiques agricoles », Le Monde Diplomatique, septembre 2003.

[24] La présence et l’action, dans les lobbies européens influents (ERT par exemple), des représentants des firmes américaines installées en Europe est notoire.