Économie et religions : un dialogue difficile

Louis Reboud*

 

132 133-page-001.jpgFrançois Perroux parlait de « l’économie de tout l’homme et de tous les hommes », lui donnant pour finalité de « nourrir les hommes, soigner les hommes, libérer les esclaves ». Face à la mondialisation néo-libérale actuelle et à ses abus (chômage, exclusions, inégalités croissantes…), de plus en plus de voix s’élèvent pour rappeler que l’économie doit être au service de l’Homme et que celui-ci doit être remis au centre de nos préoccupations et de nos actions. Les religions, du moins celles du Livre (judaïsme, christianisme, islam), ne sont pas absentes de cette démarche ; et pourtant le dialogue entre économie et religions semble bien difficile, tournant parfois au « dialogue de sourds ». Mais, avant d’expliquer les difficultés de ce dialogue, il faut préciser ce que l’on entend par « économie ». Parmi bien d’autres, on peut retenir la définition donnée par E. Malinvaud : « l’économie est une science qui étudie comment des ressources rares sont employées pour la satisfaction des besoins des hommes vivant en société ». Elle permet en effet de mettre l’accent sur le fait que, surtout en très longue période, les ressources rares et les besoins des hommes se transforment.

Certaines ressources qui étaient rares ne le sont plus parce qu’elles ont été remplacées par d’autres, alors que certains biens « libres en raison de leur surabondance, tendent à devenir rares, tels l’eau ou l’air pur ». En fait, comme l’explique René Passet, dans son livre L’illusion néo-libérale[1], depuis que nos ancêtres ont, il y a plusieurs milliers d’années, progressivement abandonné l’existence nomade pour se sédentariser, ils ont inauguré une phase de l’existence humaine fondée sur la domestication des énergies. Toutes les grandes révolutions de l’humanité, hormis l’invention de l’alphabet, de l’imprimerie et de la boussole, reposent sur une base énergétique : moulin-à-vent, moulin à eau, collier d’épaule pour la traction animale, énergies fossiles ou nucléaires. Le passage aux énergies fossiles représente une rupture puisqu’elles sont disponibles en fonction des besoins. C’est une libération car les activités humaines s’affranchissent des rythmes de la nature. Mais c’est aussi une contrainte, car le stock de charbon ou de pétrole est épuisable. Le passage au nucléaire a ouvert de nouvelles perspectives tout en créant de nouveaux problèmes, notamment la gestion des déchets.

Nous sommes en train de vivre un tournant plus décisif, encore : avec l’ordinateur et les télécommunications, l’information fait sortir l’humanité d’un développement fondé sur l’énergie pour nous engager dans une nouvelle phase dominée par les forces de l’immatériel (éducation, formation, culture, loisirs…). C’est, en même temps, le passage d’une économie agricole et rurale, à laquelle a succédé une économie industrielle et urbaine, à une économie informationnelle dominée par les activités tertiaires et de services ayant beaucoup plus de latitudes dans le choix de leurs lieux d’implantation. « La Crise dans laquelle nous vivons depuis plus de trente ans n’est donc pas un écart passager par rapport à une normalité familière. C’est une mutation fondamentale autrement déroutante, car elle évoque un changement qualitatif conditionnant la logique même du système ».

Quant aux besoins, leur évolution est tout aussi radicale. Pendant des millénaires, ce sont les besoins vitaux (nourriture, vêtements, habitat) qui doivent être satisfaits. Dans ce contexte, qui dure encore dans les pays les plus pauvres et qui ne s’est vraiment modifié chez nous qu’à partir du XIXe, voire du XXe siècle, l’économie pouvait réduire le qualitatif au quantitatif, confondre la production de biens et la satisfaction de besoins. Tant que les niveaux de vie moyens sont proches du minimum vital, tout supplément de produits engendre un surcroît de bien-être si sa répartition est équitable. Or aujourd’hui, dans les nations avancées, les niveaux de vie sont largement supérieurs au minimum vital physiologique pour la plus grande part de la population, et les besoins s’en trouvent largement modifiés. Ce sont les besoins de formation, éducation, communication, culture, tourisme ou loisirs, qui ont augmenté et leur part continue à s’accroître dans les PIB nationaux.

Il n’est pas nécessaire d’insister davantage. L’économie a changé et il importe d’en être conscient lorsqu’on prétend réfléchir aux relations entre économie et religions, car ces relations se sont manifestement transformées au cours du temps. Ces transformations résultent des modifications économiques que nous venons d’évoquer brièvement. Mais elles sont aussi marquées par une évolution des sociétés dans lesquelles la laïcité, la séparation de l’Église et de l’État, a bien souvent relégué les religions à une place plus ou moins marginale. Les religions n’ont plus le même statut que celui qu’elles ont pu avoir dans le passé. Avec des différences selon les pays et avec des décalages dans le temps, il est possible de constater que les relations entre économie et religions ont passé par plusieurs étapes :

– 1/ Une première étape, longue, de domination des religions. Les clercs détiennent le savoir et les religions édictent des règles concernant notamment la richesse, la propriété, le travail, l’argent et le prêt à intérêt. L’économie est soumise au religieux.

– 2/ Une deuxième étape commence approximativement avec la Renaissance. L’économie tend à s’évader de cette tutelle en même temps que les pouvoirs politiques tendent à s’affirmer vis-à-vis des Églises. Avec les mercantilistes et les physiocrates, on est à la recherche de lois et de mécanismes économiques, à l’image de ce qui se passe dans d’autres sciences, comme, par exemple, la médecine qui vient de découvrir la circulation du sang. À ces lois « naturelles », les « grands classiques anglais ajoutent la recherche de lois « sociales »: équité, juste prix,.., sans oublier les « Principes de Population » de Malthus.

– 3/ Dans une troisième étape, ce mouvement s’accentue à la suite de la révolution industrielle et de l’apparition des crises économiques et monétaires. Ce mouvement est marqué principalement par deux grandes tendances :

* le courant néoclassique, puis néo-marginaliste et néolibéral qui raisonne à partir d’individus rationnels (l’homo oeconomicus ) à la recherche de leur intérêt et voulant édicter des « lois reposant sur la concurrence ;

* le courant socialo-marxiste dénonçant l’exploitation et la lutte des classes, cherchant dans une organisation économique centralisée et planifiée un changement de système.

Il s’agit, dans les deux cas, de soumettre l’économie à des déterminismes, du marché ou historique, déterminismes qui sont dénoncés, voire condamnés, par les religions. Mais les sociétés civiles passent outre, en inventant éventuellement des « arrangements comme en ce qui concerne le prêt à intérêt. On serait tenté de parler de divorce entre économie et religions, même si des courants tels que le catholicisme et le protestantisme sociaux émergent. Quant aux économistes hétérodoxes comme Schumpeter et surtout Keynes, s’ils gardent une vision libérale, ils soulignent le rôle économique des États et des politiques économiques ainsi que les motivations psychologiques des agents.

– 4/ Dans une quatrième étape, l’économie prétend s’affirmer comme une science, à l’image des sciences dures, grâce à l’utilisation des mathématiques, des statistiques et de l’économétrie. Cela débute au milieu du XIXe siècle avec des économistes mathématiciens comme Cournot. Mais ne s’épanouit que de manière récente, à partir de la Grande Crise des années trente et, surtout depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale. Pour construire des « modèles et établir des corrélations, il faut nécessairement simplifier une réalité de plus en plus complexe ». Il faut surtout « réifier l’Homme, afin que, comme les marchandises, les hommes soient interchangeables en fonction des lois du marché ». Ce courant très actuel triomphe depuis la chute du mur de Berlin et la fin des économies planifiées du centre. Il tend à nous enfermer dans des déterminismes de plus en plus étroits, contre lesquels les religions s’élèvent, notamment en raison des exclusions qui se multiplient, du sous-développement qui s’aggrave et de l’environnement qui se dégrade mettant en danger l’avenir de la planète. Mais le dialogue économie – religions n’a peut-être jamais été autant qu’actuellement un dialogue de sourds.

Et pourtant, ne serions-nous pas à l’aube d’un renouveau paradoxal ? Au moment où il ne semble plus y avoir de place pour l’homme dans l’économie, nous entrons dans cette économie de l’immatériel, économie informationnelle dans laquelle ce sont les savoirs qui deviennent la source décisive des richesses et du développement durable. Remettre l’homme au cœur de l’analyse économique est en train de devenir une exigence de plus en plus incontournable. Cela ne devrait-il pas conduire au renouveau d’un dialogue entre économie et religions, sur la base d’un humanisme nourri de laïcité ? Il semble bien que ce soit la signification profonde de cette recherche de « sens », recherche éperdue, à laquelle nous assistons depuis quelques temps. « Toute interprétation de l’économie repose nécessairement sur une conception du monde, de l’homme et de la société »[2]. Comme il ne s’agit pas de faire, ici, l’histoire des faits et de la pensée économique (laissant cela aux manuels spécialisés), nous ne reprendrons pas toutes ces étapes. Nous allons nous efforcer de montrer comment l’économie s’est évadée de la domination des religions, puis comment les difficultés actuelles conduisent à une recherche de « sens », appelant un renouveau du dialogue entre économie et religions.

 1 – Pour s’affirmer comme science, l’économie s’évade de l’emprise des religions

Avant d’entreprendre cette analyse, une précision s’impose : allons-nous parler d’économie ou de science économique ? Il faut souligner, avec Michel Vigezzi[3] (1996), que l’économie est une science sociale qui ne peut pas être étudiée indépendamment des civilisations, des cultures, des institutions et des conflits qui ont constitué et constituent encore le cadre général dans lequel elle se développe. Les économistes sont marqués par le contexte historique et géopolitique dans lequel ils vivent. L’analyse économique n’est pas neutre, transcendantale et immortelle ! En conséquence, dire que l’économie s’évade de l’emprise des religions doit prendre en compte l’évolution des faits et de la pensée économique dans une conception plus large que celle de « science économique », trop souvent confondue à l’heure actuelle avec le raisonnement sur les seuls modèles économétriques. C’est d’ailleurs bien cette science sociale qui a été, dès l’origine, sous la domination des religions, comme nous allons le voir d’abord, avant d’examiner comment elle s’en est évadée en s’inspirant des autres sciences.

1.1 – L’emprise des religions sur l’économie.

Le Petit Robert définit la religion comme la reconnaissance par l’homme d’un pouvoir ou d’un principe supérieur de qui dépend sa destinée et à qui obéissance et respect sont dus, ou encore comme l’attitude intellectuelle et morale qui résulte de cette croyance, en conformité avec un modèle social, et qui peut constituer une règle de vie. Dans cette optique, il est bien clair que l’économie, au même titre que toutes les activités humaines, ne saurait échapper à l’influence religieuse, ne serait-ce qu’en raison de la détention des savoirs par les clercs, durant une période de plusieurs millénaires, disons en gros jusqu’à la Renaissance. Les premières manifestations s’en trouvent dans la Bible, comme l’explique très bien Jacques Attali (2002, p.16, 17 et suivantes). Tout commence avec Adam et Eve au jardin d’Éden, lieu de non-désir, d’innocence et d’intégrité qui garantit l’abondance et préserve des nécessités du travail. Dès qu’ils violent les interdits, en mangeant le fruit défendu, ils découvrent la conscience de soi et le désir. L’homme se trouve ainsi relégué dans le monde de la rareté où rien n’est disponible sans travail. « Le désir produit la rareté, dit ainsi la Bible, et non pas l’inverse, comme le laisserait penser l’évidence. Première leçon d’économie politique… Pour la première fois, une cosmogonie ne se vit pas comme cyclique ; elle ne se donne pas pour but le retour du même. Elle fixe un sens au progrès ; elle fait de l’Alliance avec Dieu la flèche du temps ; elle accorde à l’homme le choix de son destin ; le libre arbitre. Ainsi est posée la fonction de l’économie : cadre matériel de l’exil et moyen de réinvention du paradis perdu. L’humanité a désormais un objectif : dépasser sa faute. Elle dispose d’un moyen pour l’atteindre : mettre en valeur le temps. Mais, raconte la Genèse, les hommes, au lieu de travailler à réinventer un Jardin des délices, s’en éloignent par leurs conflits et leurs ambitions. Plus ils oublient Dieu, plus ils peinent pour survivre. La Genèse n’est plus alors que le récit, d’Abel à Noé, de Noé à Abraham, d’Abraham à Joseph, de la confrontation de plus en plus désastreuse de l’homme avec toutes les contraintes de l’économie »[4]. Dans certains cas, les préceptes des trois religions du Livre seront relativement analogues, dans d’autres, ils divergent.

1.1.1 – Des orientations relativement analogues

La première orientation concerne le travail : une obligation pénible — « tu gagneras ton pain à la sueur de ton front » — qui s’impose à tous, même aux clercs, aux sages et aux savants, afin de ne pas être à la charge d’autrui ou de la communauté (cf. Maïmonide, cité par Hansel), mais le travail est aussi « créateur », il participe à la Création. Ainsi, « le travail est à la fois aliénation, moyen d’accès à l’autonomie, modèle relatif d’existence et instrument essentiel dans la genèse de la civilisation. D’un côté, la poursuite inévitable de la subsistance ne correspond pas à la vocation de l’homme, mais, de l’autre, cette poursuite provoque le développement technique et l’apparition d’une société développée et raffinée. Tant que dure l’histoire, il est impossible d’échapper à cette contradiction. Il nous faut l’assumer même s’il est inconfortable pour la pensée de se mouvoir dans cette antinomie. Telle est en tout cas l’attitude de la tradition talmudique. »[5]. Les traditions chrétienne et islamique ont des positions très voisines en ce domaine. Les Pères de l’Église se préoccupent du travail ainsi que de tout ce qui concerne la vie sociale, préfigurant les thèmes qui deviendront ceux de la Doctrine sociale de l’Église dont nous parlerons dans la deuxième partie de ce texte. Notons simplement dès maintenant qu’il faudra encore du temps pour que soit définitivement admis que « le travail est la trame de toute vie économique et une composante essentielle, mais non pas exclusive, de la destinée des êtres humains »[6] (Travailler et vivre, 2001, p. 326), que c’est par lui que l’homme se réalise et qu’il ne faut pas confondre « travail » et « emploi ».

Avec le travail apparaît le problème de la justice sociale qui signifie, dans la conception occidentale moderne, la recherche d’une plus grande égalité des revenus et des richesses. Si la richesse est bien présente dans la Bible, où elle est conçue comme le moyen de complaire à Dieu, (« plus tu seras riche, plus tu auras de moyens pour servir Dieu » à condition que ce soit une richesse créée, une mise en valeur du monde et non pas une richesse prise à un autre), il faut reconnaître que la justice sociale est une notion absente de la Bible, du Talmud et de ses commentaires. « L’inégalité des richesses y est admise comme une donnée et aucune mesure n’est prise pour la réduire en tant que telle, en tant qu’inégalité. Les dispositions sociales de la loi juive ont sans doute pour effet secondaire une réduction des disparités de fortune mais telle n’est pas leur finalité. De la même façon, l’ouverture plus ou moins grande de l’éventail des salaires n’est pas pour le Talmud le critère avec lequel se mesure la justice sociale. Cela va même plus loin : la tradition juive ne connaît pas la notion de « juste salaire », notion fondamentale de la pensée sociale chrétienne. »[7]. L’objectif de la législation sociale juive est la lutte contre la pauvreté, avec comme objectif ultime sa suppression. Parmi les moyens employés à cette fin, le plus important est la tsedaka (terme improprement traduit par « charité ») qui est une obligation stricte en raison de laquelle l’autorité peut et doit imposer à chacun de donner ce qu’il convient, au besoin par la contrainte, comme un impôt de solidarité, avec des règles très précises (taux supérieurs à 10 %, mais inférieurs à 20 %, anonymat et redistribution intégrale aux pauvres). La tsedaka n’est pas une prescription parmi d’autres. Le Talmud l’appelle souvent le « commandement », premier principe de justice, fondement de l’ordre politique, point de départ de l’espérance messianique. (cf. Hansel et Attali). Dans le cadre du Nouveau Testament, la chrétienté a trouvé nombre de mises en garde contre la richesse qui détourne de Dieu et ne peut que nuire au salut. La pauvreté, ou plus précisément l’esprit de pauvreté, permet d’être plus détaché des biens de ce monde que la fortune qui ne fait qu’exacerber le désir d’avoir toujours davantage. C’est en ce sens que sont dénoncées les difficultés rencontrées par les riches pour entrer dans le Royaume des Cieux. Quant au Coran, « si le Prophète comble d’éloges ceux qui, loin d’être des parasites, s’enrichissent pour pouvoir venir en aide aux déshérités, il s’élève, surtout au début de sa prédication à Mekka, contre la richesse et les riches. Il reproche à la fortune d’inspirer l’orgueil et de détourner de Dieu »[8].

Malgré les distinctions que l’on peut ainsi détecter, il est clair que les trois religions du Livre ne s’opposent pas au droit de propriété, même si le judaïsme émet des réserves vis-à-vis de la propriété de la terre, peut-être plus pour des raisons historiques liées à l’exil du peuple hébreu, que pour des préceptes idéologiques et moraux. Le christianisme insistera sur le fait que la terre doit être au service de tous, sans condamner pour autant la propriété privée. Quant à l’Islam, où le droit de propriété est limité par le droit de chaque homme à la vie, il a été abondamment discuté sur la position coranique concernant la propriété des biens de production, mais il ne semble pas, en définitive, que celle-ci soit contraire ni au Coran, ni à la Sunna[9]. De même, aucune des trois religions ne prononce d’exclusive au sujet des échanges, du libre commerce, sous réserve qu’ils soient effectués dans le respect des règles morales, sans tricheries ni abus. Il n’en va pas ainsi en ce qui concerne l’argent et surtout le prêt à intérêt, bien que les réalités économiques aient pu conduire à certains rapprochements.

1.1.2 – Des préceptes divergents

Dans la « somme » historique que représente son livre Les juifs, le monde et l’argent, Jacques Attali[10] montre clairement comment l’argent a été, dès le Genèse, un moyen d’éviter la violence, de réparer les dommages et d’arrêter l’engrenage des représailles ; comment, avec le récit du veau d’or, l’enrichissement est une forme d’idolâtrie s’il n’est pas encadré par des règles morales ; les contraintes qui ont conduit les juifs à devenir des « courtiers », des intermédiaires dans le domaine financier, lorsque les interdictions multiples leur empêchaient toute autre activité. Cette dernière caractéristique, qui conduira à confondre « juifs » et « usuriers », n’est évidemment possible qu’en raison de l’autorisation du prêt à intérêt donnée par le premier Sanhédrin.

Dans la mesure où la fertilité des biens est saine, il n’y a aucune raison d’interdire le prêt à intérêt à un non-juif, car l’intérêt n’est que la marque de la fertilité de l’argent. En revanche, entre juifs, on doit prêter sans intérêt au nom de la charité. Il est même prescrit, vis à vis des très pauvres, de faire des prêts à intérêt négatif. De ce point de départ, s’enchaînent d’un côté les inventions du chèque, de la lettre de change et de la comptabilité en partie double, (inventions qui seront pourtant attribuées bien plus tard aux italiens), et d’un autre, le rôle joué par les juifs dans le financement des princes, des rois et des empereurs, voire de la papauté, dans le formidable développement de l’Espagne et des deux berceaux du capitalisme que furent les Pays-Bas et l’Angleterre, puis dans le développement industriel du XIXe siècle, en particulier dans les industries de la communication, de l’automobile ou de l’aviation, comme dans celui des banques d’affaires en Europe et aux États-Unis. Toute l’histoire du peuple juif est aussi marquée par les haines successives vis à vis de ceux qui ont rendu service, tant il est plus facile de chasser ses créanciers du territoire que de rembourser ses dettes !

Pour le christianisme, il n’en va pas de même, et l’attitude vis-à-vis de l’argent est marquée d’une grande réserve. Si son utilité n’est pas contestée, il est pourtant rappelé qu’on ne peut servir deux maîtres, Dieu et Mammon, ou encore qu’il faut « rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ». Cette « méfiance se double d’un refus du prêt à intérêt. Pour les chrétiens, comme pour Aristote et les grecs, l’argent, comme le temps, ne produit pas en soi-même de richesse, il est stérile. Faire commerce de l’argent consiste à accroître ses richesses sans travailler (« faire fortune en dormant ! »). Cela n’empêche pas les « grands », voire l’Église de faire des emprunts pour financer les croisades ou les guerres : « nécessité fait loi ». La situation ne va se modifier qu’avec la Réforme. L’Église protestante, ou plus précisément les calvinistes, maintiennent la condamnation de l’usurier tirant parti de la misère d’autrui. En revanche Calvin légitime le prêt à la production, destiné à permettre à celui qui emprunte d’en tirer profit comme le prêteur tire profit de l’argent prêté. Tout en ne voulant travailler que pour la seule « gloire de Dieu » et en se conduisant comme des ascètes en ce monde, les protestants développeront une activité économique qui favorisera, parmi bien d’autres facteurs, l’émergence de l’esprit d’entreprise. On connaît les thèses de Max Weber à ce sujet, ainsi que les controverses qu’elles ont soulevées. Jacques Le Goff, dans sa préface de l’édition du livre de Weber[11]  en retrace les grandes lignes, tout en soulignant combien la mise en évidence des rapports entre économie et mentalités reste d’actualité. Le prêt à intérêt est certainement l’un des domaines où apparaît clairement le divorce entre économie et religion. L’Islam en apporte confirmation.

Comme l’explique Ghanie Ghaussy[12] : « Selon la doctrine orthodoxe, qui prévaut malgré les controverses, l’intérêt est frappé d’interdit en tant que taux prédéterminé de rémunération du crédit financier (riba). Par contre, la doctrine islamique recommande le « ribh qui signifie bénéfice, rapport ou dividendes. Cette interdiction du riba a empêché la constitution d’un marché financier efficace (ou marché des capitaux) dans les États musulmans. Le commerce de l’argent s’est en grande partie déplacé vers des marchés informels. Il n’y eut donc pas de placement productif de capitaux, ceux-ci supposant une infrastructure monétaire développée, mais un développement du commerce (capitalisme de bazar) et l’obtention de bénéfices à partir de placements d’argent dans le commerce (mudaraba) ou dans des participations (musharaka) où domine la participation aux bénéfices. L’islam autorise également les crédits commerciaux sous forme de contrats de vente simultanée (murabaha) ainsi que les accords de leasing (idjara)… L’interdiction de l’intérêt a eu pour conséquence de freiner l’émergence de marchés financiers et d’un système bancaire différencié comprenant des banques d’affaires et une banque centrale susceptible d’orienter le secteur bancaire de façon classique. »[13]. Cette situation a eu des effets particulièrement importants à partir de la hausse du prix du pétrole en 1973, puisque les « pétrodollars ont dû se placer dans le système bancaire international, et notamment en Occident, faute de trouver, jusqu’à une date récente, dans les pays islamiques les réceptacles nécessaires ».

Il se vérifie donc bien que les religions ont créé, et parfois créent encore, des contraintes auxquelles l’économie va tendre à échapper, s’inscrivant dans ce que Max Weber appelle « le désenchantement religieux du monde ».

1.2 – La marche vers un « désenchantement religieux du monde »

L’économie va mettre longtemps à s’évader de cette contrainte religieuse. Il faut dire que la prise de conscience de la circulation des richesses, de la distinction entre la micro et la macro-économie, des avantages et inconvénients de la liberté des échanges, de l’inadaptation entre des monnaies métalliques déterminées par les quantités de métaux précieux disponibles et les besoins de l’économie, etc., va nécessiter de longs et multiples efforts, dans un monde où les connaissances, notamment statistiques, sont limitées. Comme nous avons vécu des périodes de moindre spécialisation scientifique qu’aujourd’hui, c’est très logiquement par des emprunts aux autres sciences que l’économie va s’efforcer de trouver ses propres « lois et mécanismes ». Ces emprunts ou inspirations, qui consistent à reprendre certains « outils » ou certains types de comportements par mimétisme, ont eu, et ont souvent encore, quatre sources essentielles.

1.2.1 – L’influence de la biologie

C’est la première qui se manifeste. S’inspirant de la circulation du sang nouvellement découverte, William Petty (1623-1685) médecin en Angleterre, ou François Quesnay (1694-1774) médecin à la Cour de Versailles, vont mettre en évidence le « produit net et la circulation des richesses entre des classes sociales. Le Tableau économique de Quesnay (1758 puis 1766) constitue la première ébauche d’une économie globale, approche reprise par Malthus, et après une période d’oubli, remise en valeur par Keynes dans son analyse macro-économique conduite en termes de circuit. À partir de la « révolution keynésienne » on aurait pu croire admis que la macro-économie n’était pas une simple sommation de décisions et actions individuelles, que le fameux problème du no bridge (l’impossible passage de la micro à la macro) faisait partie des connaissances acquises. Et pourtant on persiste encore aujourd’hui à ignorer ce qui en découle, par exemple dans les analyses orthodoxes du chômage et de l’emploi. La source d’inspiration se prolonge avec le darwinisme dans lequel Marx verra le fondement de la lutte des classes, et elle n’est pas tarie, puisque certains théoriciens de la régulation font référence aux biologistes en général et à G. Canguilhem en particulier.

1.2.2 – L’influence des sciences naturelles

Cette influence s’affirme en même temps que celle de la biologie, ce qui ne saurait surprendre dans un monde qui était essentiellement agricole et rural. Fruit d’un rationalisme issu de la pensée cartésienne, la « révolution de la nature » va conduire à raisonner au sujet du monde social comme on raisonne sur celui des choses. Montesquieu, par sa définition des « lois naturelles » a rapproché les faits politiques des faits physiques. Les physiocrates ont été les premiers à proclamer que l’économie, comme la physique, est soumise à des lois inéluctables, qu’on peut constater mais non changer. Leur système prend ainsi figure d’une « physique économique », prétend montrer que l’ordre naturel est, non seulement logique et rationnel, mais encore bienfaisant. Il suffit de le laisser jouer pour que l’économie se développe au mieux. Dans sa « Fable des abeilles », Mandeville montre comment la concurrence des égoïsmes fait la richesse de la ruche. La route vers le libéralisme en découle, notamment avec la fameuse « main invisible » d’Adam Smith (La Richesse des nations, 1776), et sa croyance optimiste en l’organisation spontanée de la vie économique par la libre concurrence des intérêts particuliers. Cet ordre de la nature le cède à l’ordre de l’intérêt, ordre providentiel nous conduisant très exactement à une théologie économique, système d’économie indépendante dont l’autonomie par rapport à l’éthique ou à la politique est fondée sur le rationalisme.

Parmi les auteurs qui vont se succéder, certains seront « pessimistes » comme Ricardo, Stuart Mill ou Malthus, d’autres « optimistes » comme J.B. Say (avec sa « loi des débouchés »), Bastiat (avec ses « Harmonies économiques », 1899) ou encore Carey (avec son « Harmonie des intérêts », 1850) et la vulgate libérale qui s’est prolongée, en France, jusqu’en 1914. Dans tout cela, l’ordre providentiel n’a plus grand-chose à voir avec la morale et la religion : le salaire naturel correspond à un minimum physiologique ! Avec les Classiques, on ne cherche plus l’origine de la valeur dans l’homme, mais dans les choses, leur coût de production, puis dans l’utilité marginale dont nous reparlerons ci-après. Notons cependant dès à présent que, de nos jours, la croyance en l’existence de lois « naturelles » n’a pas disparu. Lorsqu’on évoque, face à la fermeture d’usines et à la montée du chômage, les « lois du marché », il s’agit bien du même courant de pensée visant à nous soumettre à un « ordre naturel » des choses qui n’est pas éloigné de la fatalité.

1.2.3 – L’influence des sciences sociales

Par sciences sociales, nous entendons plus spécialement ici, la philosophie, la sociologie et l’histoire. Au Siècle des Lumières, il n’est pas étonnant que le mouvement philosophique qui domine le monde des idées en Europe, exerce une influence sur la pensée économique. Cette influence est d’autant plus vive que l’économie connaît une mutation profonde, passant d’une économie agricole et rurale à une économie industrielle et urbaine. La révolution industrielle est accompagnée par des évolutions sociales : création du premier syndicat en Grande-Bretagne (1776) et adoption de la loi d’Allarde en France (qui supprime les privilèges et les corporations) et la loi Le Chapelier (interdisant les grèves et les coalitions ouvrières, 1791) ; renaissance des mouvements contre le machinisme (1811-1812), etc., sans parler des conditions de vie et de travail des salariés, notamment des femmes et des enfants, décrites dans le rapport du Dr. Villermé (1840).

C’est dans ce contexte que Sismondi va réclamer des interventions étatiques afin de protéger les classes ouvrières, que Frédéric List justifiera le « protectionnisme éducateur » pour permettre l’industrialisation des États allemands en s’abritant de la domination anglaise, que les socialistes utopiques, cherchant à inventer une société parfaite et idéale, font une analyse critique de la société et de son économie, à partir des dysfonctionnements et notamment de la lutte des classes. Socialistes, ils retrouvent les grandes idées de justice ; utopistes, ils sous-estiment l’importance des jeux de pouvoirs et des faits économiques, pour trouver des solutions morales à des problèmes matériels. Marx va rompre avec ce moralisme pour insister sur le matérialisme et les relations dialectiques liant les phénomènes sociaux. Reprenant les thèses de Feuerbach sur l’aliénation, il y voit la clé de la philosophie comme de l’histoire puisqu’elle explique les idées régnantes (religion, politique…) par les rapports de puissants à faibles, de dominants à dominés. Le matérialisme philosophique devient alors un matérialisme historique dont l’évolution résulte de la dialectique des forces et de la lutte des classes. Il ne s’agit plus de poser d’abord des principes pour en tirer des actes, mais de tirer de l’action le principe même de la pensée. La praxis révèle l’homme à lui-même. Le fondement du marxisme, pour sa critique du système capitaliste, repose sur le matérialisme mais comporte aussi un messianisme puisque toute l’histoire mondiale n’est rien d’autre que la création de l’homme par le travail humain. Le divorce entre économie et religion (« l’opium du peuple ») semble consommé, sauf à noter l’existence d’écoles historiques, sociologiques et institutionnelles ainsi qu’un courant de pensée « réformiste » qui donnera naissance au catholicisme et au protestantisme sociaux dont nous reparlerons ci-après.

1.2.4 – L’influence des mathématiques

Cette influence est au moins aussi ancienne que les autres puisqu’en 1662 William Petty a édité une « Arithmétique politique » dans laquelle il explique qu’il faut repérer les flux de richesses grâce aux statistiques et à la comptabilité. C’est également celle qui nous intéresse aujourd’hui de manière prépondérante, puisque c’est par l’usage des mathématiques et des modèles économétriques que l’économie cherche à s’affirmer comme science « dure », à l’image de la physique ou de la chimie, rejetant les réalités sociales hors de son champ disciplinaire. Il importe donc de regarder comment on en est arrivé là.

C’est au XIXe siècle, que deux grands mathématiciens, Jules Dupuit (1804-1866) et Antoine Augustin Cournot (1801-1877), vont marquer profondément les nouvelles théories économiques qui vont donner naissance à la « révolution marginaliste ». Celle-ci est l’œuvre de trois auteurs travaillant séparément : Stanley Jevons à Liverpool, Carl Menger à Vienne et Léon Walras à Genève. Malgré leurs différences, ils apportent un corps d’analyse totalement nouveau, reposant sur une théorie subjective de la valeur fondée sur l’utilité marginale des biens, une utilisation des lois et principes mathématiques, un recours à la théorie de la concurrence, une défense du libéralisme et une analyse en termes d’équilibre[14]. Notons également que cette approche subjective de la valeur suppose des agents économiques parfaitement rationnels (l’homo œconomicus) et un régime hypothétique de concurrence pure (Walras), pour élaborer une théorie fondamentale du calcul économique. Il n’est pas ici le lieu de retracer tous les enchaînements qui s’en suivirent et s’en suivent encore, qu’il s’agisse des travaux sur l’optimum économique, l’équilibre en concurrence imparfaite, les lois de l’offre et de la demande, les mécanismes des prix, ou, plus récemment, la théorie des jeux et les anticipations rationnelles. Soulignons simplement qu’avec le développement des statistiques et des comptabilités nationales, l’économétrie va intervenir avec la prétention « d’englober l’ensemble des applications des mathématiques à la science économique.[15], de pouvoir faire des prévisions et, par des modèles, d’aider à la décision. Ce qu’il importe de bien comprendre pour notre propos, est que le qualitatif, non mesurable par définition, va être laissé de côté. La volonté de rapprocher l’économie des sciences exactes l’éloigne inévitablement de sa conception comme science sociale, de l’individu et sa liberté, des structures sociales et de leur évolution[16].

Comme cette influence est largement dominante dans l’orthodoxie économique actuelle, notamment chez les économistes anglo-saxons, et qu’on la retrouve, non seulement dans l’économie industrielle mais aussi dans les techniques de gestion et l’intelligence économique, il n’est pas inutile d’insister sur la rupture qu’elle implique par rapport aux religions. Cela est d’autant plus important que l’individualisme et le libéralisme sont souvent présentés comme pouvant seuls défendre les valeurs démocratiques et les droits de l’homme. Il ne s’agit pas de nier l’intérêt et l’utilité des études quantitatives et des modèles économétriques, à condition de ne pas perdre de vue que l’individu rationnel n’est pas un « homme » mais un robot. Il est sensé recevoir du « marché » les informations nécessaires à ses prises de décisions. C’est un ordinateur qui enregistre, calcule et applique les décisions « optimales », sans poser la question de savoir : optimale pour qui ? Le rationalisme ainsi désincarné nous enferme dans des déterminismes marchands auxquels l’homme « réifié », réduit à sa seule force de travail, devrait se soumettre sous prétexte de rentabilité et de compétitivité. Les déterminismes du marché n’ont rien à envier aux déterminismes du matérialisme historique de la pensée marxiste dénoncés pour leur négation des valeurs attachées à la personne humaine. La multiplication des voix qui s’élèvent contre les excès et abus de la mondialisation ultra-libérale actuelle, les recherches d’une société en quête de sens, conduisent à se demander si nous ne serions pas à un tournant de l’histoire. Le divorce qui semblait consommé entre économie et religions ne devrait-il pas céder la place à un rapprochement ? Assisterions-nous à un « retour du religieux ?

2 – Du déterminisme économique à une société en quête de sens.

Les périodes de crise sont aussi celles des remises en cause. La crise dans laquelle nous vivons depuis la fin des années 60, avant le choc pétrolier de 1973, n’échappe pas à cette règle. La sortie de crise qui est recherchée dans le cadre d’un marché concurrentiel s’étendant à toute la planète (mondialisation) et à toutes les activités sportives, culturelles, d’éducation, de santé, etc., sans oublier la privatisation des services publics, prétend faire de la concurrence « un phénomène social total » et généraliser le champ de l’économie marchande. Malgré « l’horreur économique »[17] qui en résulte, on assiste, depuis 1996 aux États-Unis et 1998 en France, à l’apparition des concepts de « nouvelle économie » et de « nouvelle croissance », dévoilant une idéologie du libéralisme malgré les mises en garde, nombreuses, qui ont été faites depuis plus d’un siècle. Le divorce dénoncé ci-dessus ne ferait-il donc que s’aggraver ?

Or nous sommes en présence d’une contradiction paradoxale : cette généralisation de l’économie marchande se fait au moment où le développement de l’économie de l’immatériel et de l’information oblige à considérer les savoirs comme la véritable source de richesses et le moteur de l’évolution de nos sociétés. Qu’on le veuille ou non, il est clair que l’homme n’est pas une marchandise, qu’il ne peut pas être réduit à sa seule force de travail, pas plus que la défense de l’environnement ne saurait être ramenée à l’application du principe « pollueur – payeur ». Cette réalité fait de la Crise une mutation fondamentale et non une simple crise cyclique conduisant à un retour vers une normalité familière. C’est bien ce qu’exprime, au fond, la recherche de « sens » actuelle.

2.1 – Nouvelle économie, nouveaux mythes et mises en garde

La nouvelle économie qui est sensée reposer sur les nouvelles technologies, est un ensemble de discours émanant d’une partie des acteurs de la sphère politico-médiatique. Ce n’est pas une théorie scientifique, et si certains économistes semblent (parfois à leur insu, sur la base d’une partie de leurs conclusions) apporter leur caution, il est rare qu’ils se hasardent à endosser tel quel le discours du moment. Par ailleurs, avant la fin du XIXe siècle, des voix se sont fait entendre pour mettre en garde contre les matérialismes historique et du marché.

2.1.1 – L’apparition de nouveaux mythes

Jean Gadrey nous explique avant d’en faire une critique sévère[18] que les nouvelles technologies sont multiples. Mais ce sont principalement les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) qui sont devenues le support de ce que l’on appelle « la nouvelle économie » reposant sur la « nouvelle croissance ». Nous serions en train de vivre une double révolution, électronique et libérale. Et cette nouvelle économie est supposée avoir les caractéristiques suivantes :

– une économie de forte croissance, sans inflation, à l’exception de la hausse du prix des actifs financiers. La bonne santé de la Bourse dynamise l’économie ;

– une économie qui repose sur la production et la diffusion des NTIC ;

– les NTIC sont le principal vecteur de l’expansion des emplois de services (fonctions de services internes aux entreprises et activités de services au sens traditionnel) ;

– les NTIC sont à l’origine d’innovations permanentes (avec les flux tendus industriels et les conditions de production des services) qui exigent des adaptations rendues possibles par la flexibilité du travail ;

– la nouvelle économie est une économie de marché, et plus précisément de marchés concurrentiels de capitaux privés, libérés des entraves des régulations étatiques. Pour s’épanouir, elle a besoin de la mondialisation, notamment dans les services qui font encore de la résistance ;

– la nouvelle économie exige un nouveau mode de gouvernance des entreprises, mettant ou remettant les actionnaires, propriétaires du capital, aux postes de contrôle des performances, de l’organisation et de la stratégie. Il faut donc des marchés financiers dérégulés.

« L’enchaînement logique se présente ainsi : la nouvelle croissance (forte, stable et sans inflation) est rendue possible, d’une part par la diffusion des NTIC (qui propulsent la productivité, font baisser les coûts et donc réduisent l’inflation, en créant par ailleurs des emplois très qualifiés et en stimulant la Bourse) et d’autre part, par la flexibilité et la mobilité du travail. Sur la base de cette nouvelle croissance, le niveau de vie progresse et la demande de services personnels croît fortement, entraînant des créations massives d’emplois qui résorbent le chômage. Mais cela n’est possible que sous trois conditions sans lesquelles les facteurs précédents ne sauraient s’exprimer :

– l’extension du marché concurrentiel en direction d’activités et de régions du monde qui en ignorent encore les bienfaits ;

– un nouveau mode de gouvernance des entreprises donnant ou redonnant le pouvoir aux actionnaires pour en finir avec les rigidités et les coûts des bureaucraties managériales ;

– des marchés financiers libéralisés et globalisés, seuls à même de pratiquer rationnellement la sélection des entreprises performantes et d’imposer la nouvelle gouvernance.

Ces trois caractéristiques peuvent trouver des points d’appui dans les nouvelles technologies. C’est ce qui distingue la nouvelle économie, discours du néolibéralisme high-tech, de l’idéologie néolibérale du début des années 90. »[19]

Cette construction s’est trouvée largement contestée par les faits : l’éclatement de la bulle spéculative a entraîné un effondrement de toutes les bourses de valeurs (le NASDAQ, indice des valeurs technologiques à la bourse de New York, a régressé de 62 % entre mars 2000 et mars 2001, donc avant les attentats terroristes du 11 septembre 2001) ; la croissance économique s’est sensiblement ralentie dans tous les pays occidentaux dans les dernières années du millénaire ; le chômage a repris sa courbe ascendante dans de nombreux pays ; le tout étant aggravé par des scandales financiers qui minent la confiance des épargnants. Et pourtant rien ne semble entamer l’idéologie libérale actuelle, même si l’expression « nouvelle économie » tend à céder la place à de nouvelles appellations telles que « économie de casino » ou plus récemment « économie patrimoniale », qui ne modifient pas le fond des choses.

On peut en effet parler d’idéologie lorsque la pensée en question devient l’unique norme valable et constitue un dogme inébranlable qui ne saurait être critiqué. Le capitalisme ultra-libéral étant le seul système en vigueur, il tend à se vouloir LA vérité unique, et toute contestation à son égard devient une atteinte au dogme. Il est frappant de constater que l’économie orthodoxe en arrive à emprunter ses concepts à la religion[20]) : « Ainsi, l’augmentation du nombre des chômeurs ou l’exclusion des gens jugés incompétents peuvent être présentées et comprises comme un sacrifice nécessaire pour “un monde meilleur”. Le capitalisme actuel, pour survivre, a besoin de sacrifier les pauvres et de les déclarer responsables de leur situation. Cette démarche est typiquement religieuse. Dans une compréhension vulgaire de la religion, un sacrifice vous ouvre le paradis. Cela conduit à une attitude fataliste et à l’acceptation de la situation de pauvreté, de misère ». Ce dévoiement doit être dénoncé avec d’autant plus de force que les mises en garde, prononcées depuis plus d’un siècle, par la doctrine sociale chrétienne n’ont pas manqué.

2.1.2 – Les mises en garde

Elles émanent plus spécialement des Églises chrétiennes, dans le cadre de leur doctrine sociale. C’est en effet dès 1891 que l’encyclique Rerum novarum du Pape Léon XIII s’élève contre la conception naturaliste qui nie tout lien entre morale et économie, le motif unique de cette dernière étant la recherche de l’intérêt individuel. Alors qu’on accusait souvent l’Église catholique de se borner, devant les questions sociales, à prêcher la résignation aux pauvres et à exhorter les riches à la générosité, Léon XIII n’hésite pas à proclamer et à défendre les droits de l’ouvrier. Ceux-ci concernent d’abord le travail qui doit être traité non plus comme une marchandise, mais comme une expression de la personne humaine. Pour la grande majorité des hommes, le travail est la source unique d’où ils tirent leurs moyens de subsistance. En conséquence, sa rétribution ne peut pas être abandonnée au jeu automatique des lois du marché. Elle doit, au contraire, être déterminée selon la justice et l’équité. « Si, contraint par la nécessité (…) l’ouvrier accepte des conditions dures que, d’ailleurs il ne peut refuser, parce qu’elles lui sont imposées par le patron ou par celui qui fait l’offre de travail, il subit une violence contre laquelle la justice proteste. (Rerum novarum, § 34). En 1931, Pie XI, dans l’encyclique Quadragesimo anno, déclarait que « les ouvriers et employés (sont) appelés à participer à la propriété de l’entreprise, à sa gestion et, en quelque manière, aux profits qu’elle apporte « ; et il est impossible « d’estimer le travail à sa juste valeur et de lui attribuer une exacte rémunération si l’on néglige de prendre en considération son aspect à la fois individuel et social ». Il est symptomatique de lire sous la plume du Souverain Pontife d’alors que : « à la liberté du marché a succédé une dictature économique. L’appétit du gain a fait place à une ambition effrénée de dominer. Toute la vie économique est devenue horriblement dure, implacable, cruelle ». Et Pie XI « interdit absolument de prendre comme règle suprême des activités et des institutions du monde économique, soit l’intérêt individuel ou d’un groupe, soit la libre concurrence, soit l’hégémonie économique, soit le prestige ou la puissance de la nation, soit d’autres normes du même genre. On doit au contraire considérer comme règles suprêmes de ces activités et des institutions, la justice et la charité sociale ». (Citations extraites de Mater et magistra[21]). Textes qui restent d’une brûlante actualité !

On pourrait ajouter le Message radiophonique du 1er juin 1941 de Pie XII, les encycliques Mater et magistra (1961) et Pacem in terris (1963) de Jean XXIII, l’encyclique Populorum progressio (1967) de Paul VI ainsi que sa lettre au cardinal Roy (1971), puis les textes et encycliques de Jean-Paul II, sans oublier les expressions solennelles de la doctrine fondamentale de l’Église que sont la Constitution Gaudium et spes (Vatican II, 1965) et l’instruction Liberté chrétienne et libération (Congrégation pour la doctrine de la Foi, 1986). Tous contribuent à l’élaboration et l’actualisation de la Doctrine Sociale de l’Église, dont « le message social n’est ni une théorie, ni une idéologie, ni une doctrine politique ou économique, et qu’il faut comprendre comme une orientation intellectuelle indispensable, contribuant à donner à la question sociale les fondements éthiques qui s’imposent. (Jean-Paul II, Centesimus annus, 1991). Il n’est pas le lieu de poursuivre cet inventaire par l’énumération des textes et déclarations des Évêques de France, indépendamment ou dans leur Commission sociale. Il faut en revanche souligner que l’Église protestante a adopté des mises en garde tout aussi importantes, depuis la Déclaration de Nîmes en 1888 puis au cours de nombreux Consistoires. Bien que n’ayant pas une autorité hiérarchique se prononçant comme l’ont fait les Papes, la Doctrine Sociale protestante ne cesse, elle aussi, d’émettre des orientations, voire des rappels à l’ordre.

Malheureusement, tous ces messages sont fort peu entendus. Nombreux sont ceux qui n’ont pas manqué de retenir la condamnation du communisme athée prononcée par Pie XI en 1937. Mais leur nombre se réduit beaucoup lorsqu’il s’agit de reconnaître que « l’économie de marché ne peut pas, par la seule vertu de ses mécanismes, engendrer une authentique société libre, c’est-à-dire libératrice des servitudes qui constituent les obstacles au développement de la personne humaine et aux sociétés de personnes »[22]. Si le message, inlassablement répété depuis plus d’un siècle, avait été entendu, on peut penser que les politiques de lutte contre le chômage auraient moins compté sur les réductions des coûts du travail pour accroître l’emploi, comme cela se passe pour les marchandises. De même les relations entre pays développés et pays en voie de développement seraient moins marquées par les effets de domination et d’exploitation. Quant au respect de l’environnement naturel en vue d’un développement durable pour toute la planète, il passerait certainement avant la défense du mode de vie de certaines catégories de « nantis ». On pourrait trouver bien d’autres exemples.

Nous n’en sommes de toute évidence pas là. Et lorsque les huit Évêques du Congo Brazzaville demandent : « Comment comprendre que, depuis trente ans, la découverte régulière de puits de pétrole ne se soit accompagnée d’aucun signe visible de transformation de la situation sociale de notre population ? Comment se fait-il que notre pays, troisième producteur de pétrole d’Afrique noire, n’arrive pas à sortir de la misère les 70 % de ses habitants qui vivent au dessous du seuil de pauvreté ? Ils s’entendent répondre par le Ministre des hydrocarbures : « Que les Évêques retournent dans leur sacristie », et par le chargé des relations avec les autorités congolaises de TotalFinaElf : « Que les Évêques fassent leur boulot d’évêque et cessent de s’ingérer dans les affaires de l’État du Cong. »[23]. On ne saurait exprimer plus clairement la manière dont des politiques et responsables d’entreprises refusent tout rappel de préoccupations éthiques. La rupture entre économie et morale est-elle devenue définitive ? Rien n’est moins sûr, lorsque l’on voit combien notre société est en quête de sens.

2.2 – Une société en quête de sens : retour vers un humanisme ?

Les manifestations montrant une société à la recherche de finalités qui ne peuvent venir, spontanément, des jeux du marché, se font de plus en plus nombreuses, voire bruyantes ; qu’il s’agisse du Forum Social Mondial de Porto Alegre dont les éditions successives tendent à montrer des préoccupations constructives au delà de la contestation, ou des impressionnants défilés manifestant contre la guerre d’Irak, il est clair que les opinions publiques s’éfforcent de se structurer pour pouvoir faire entendre leur voix par « les maîtres du monde ». Cela ne suffirait pas cependant à faire apparaître un retournement de tendance dans les relations entre économie et religions s’il n’y avait, en parallèle, au moins trois éléments fondamentaux révélateurs de cette évolution : la montée de l’économie des services, les contraintes du développement durable ainsi que des remises en cause chez les économistes eux-mêmes.

2.2.1 – Les mutations dues à l’économie informationnelle et servicielle

Avec René Passet, nous avons souligné que notre société était entrée dans une nouvelle phase de l’histoire de l’humanité, dominée par les forces de l’immatériel. Plus précisément, il faut rappeler le développement de l’économie des services dont les activités emploient, aujourd’hui, plus des 2/3, voire des 3/4 de la population active dans tous les pays développés et même certains pays en développement. Nous savons depuis déjà longtemps[24] que l’emploi passe du secteur primaire au secteur secondaire, puis au secteur tertiaire, au fur et à mesure des phases de développement. Mais il faut remarquer que les services ne sont plus cantonnés dans le seul secteur tertiaire, tel que l’ont décrit Colin Clark et Jean Fourastié. Ils pénètrent toutes les activités des secteurs primaire et secondaire, sous l’influence des nouvelles technologies (notamment celles de l’information et de la communication), mais aussi des nouvelles méthodes d’organisation et de gestion. Les « cols blancs » l’emportent définitivement sur les « cols bleus ». Il s’agit d’une mutation sociale essentielle qui nous intéresse plus spécialement à un double titre.

Lorsque les théories économiques orthodoxes tendent à considérer la main d’œuvre comme un simple facteur de production, elles se situent, au moins jusqu’après la seconde guerre mondiale, dans une situation où la force de travail était effectivement, dans un grand nombre de cas, une « force » au sens littéral du terme. Il ne fallait pas un long apprentissage pour pouvoir l’utiliser et une force physique pouvait facilement en remplacer une autre. Avec la domination de l’immatériel, l’éducation et la formation de la main d’œuvre sont devenues la première source de richesse et la condition indispensable de production de la valeur. À ce titre, les hommes ne sont plus une force physique mais un cerveau, avec des savoirs et des savoir-faire. Ils ne sont plus systématiquement interchangeables et ils ont besoin de considération et de confiance de la part de leur employeur si celui-ci veut qu’ils s’investissent dans les tâches qui leur sont confiées. Il n’y a plus besoin de « petits chefs » pour contrôler l’exécution du travail lorsque celui-ci demande intelligence, connaissances, initiative et motivation. Le travail engage toute la personne, et il est clair que la main d’œuvre n’est pas une marchandise comme les autres[25].

Mais l’économie des services met également l’accent sur un type de relation fondamentalement différent des relations commerciales ou de marché[26]. Dans les prestations de services, il existe naturellement des rapports de type marchand, et cela a conduit la majorité des économistes orthodoxes ainsi que les organisations internationales à vouloir traiter les services de la même manière que les marchandises. Cette attitude consiste à ignorer qu’il existe des prestations, et elles sont nombreuses, qui ne s’établissent pas sur un « marché » au sens classique du terme, car elles ne sont pas le résultat de la rencontre d’une offre et d’une demande de produits homogènes et interchangeables. Elles ne sont pas non plus constitutives d’une « production » séparée d’une « consommation » parce que les deux opérations sont conjointes et concomitantes dans le cadre d’une coproduction où le client a autant d’importance que le prestataire. Elles ne sauraient faire l’objet de calcul de productivité, car les produits étant spécifiques, il n’est pas possible de comparer les inputs nécessaires. Elles rendent aussi très difficile l’utilisation de concepts habituels tels que les prix ou la concurrence, puisque les prestataires ne se situent pas forcément dans le même registre et que l’importance du prix est limitée par la dimension sociale de la relation. Même les fonctions de production qui constituent l’une des bases de l’économie industrielle n’ont plus d’utilité réelle pour comprendre les mécanismes en question. Quant à la fameuse rationalité des agents, elle n’a plus rien à voir avec la construction sociale de la relation de service.

S’il faut préciser par des exemples ce type particulier de relation, il est clair que l’on en trouve dans les domaines de l’éducation et de la santé, dans toutes les professions juridiques, comptables, administratives, bancaires et financières, ainsi que toutes les fois où le client a besoin de conseils adaptés à son problème particulier. Mais, avec l’interpénétration des services dans l’agriculture et l’industrie, les relations de services se développent également dans les exploitations et les entreprises, notamment avec l’utilisation des nouvelles technologies (informatique, robotique, …). Ce n’est donc pas un phénomène marginal et temporaire. À ne pas vouloir le prendre en considération, on s’expose à ne rien comprendre à ce qui se passe réellement dans les activités économiques. Bien entendu, la relation de service n’élimine pas pour autant les autres types de relations. Elle n’est pas la panacée susceptible de remédier à tous les problèmes de notre temps. Elle ne fera pas advenir automatiquement un monde de relations économiques plus juste et équitable que le monde actuel, car la relation de service peut être une « relation de serviteurs », tant au niveau national qu’international. Mais sa prise en compte en tant que relation sociale non-marchande nous oblige à sortir de la « mécanique » économique de la pensée unique dans laquelle on tend à nous enfermer. Nous obligeant à remettre en cause des idées et des lois trop vite considérées comme acquises, elle nous fait sortir de l’idéologie néo-libérale et contribue à replacer l’homme au cœur de nos analyses. Première tendance de fond qui devrait être annonciatrice d’un nécessaire retour vers un humanisme.

2.2.2 – Les contraintes d’un développement durable

Depuis le fameux rapport du Club de Rome : Halte à la croissance (1972), la prise de conscience des méfaits du « productivisme » qui, cessant de servir des finalités humaines, se boucle sur lui-même pour devenir sa propre finalité, s’étend et s’approfondit. Aujourd’hui, ce n’est plus le capital qui est rare, mais la nature, par opposition à la longue période durant laquelle cette dernière pouvait, à juste titre, être considérée comme un « bien libre ». Sans entrer dans le détail des problèmes, rappelons simplement l’épuisement des ressources, les rejets et les pollutions, les menaces sur les milieux (les océans, les cours d’eau, les nappes phréatiques, les sols, l’atmosphère…), les villes (où la pollution atmosphérique constitue un problème en hiver en raison du chauffage et, l’été, à cause de la circulation automobile et de la chape qui empêche l’évacuation du CO2), les fonctions régulatrices de la biosphère avec les trous de la couche d’ozone, l’effet de serre et le réchauffement de la planète, etc. Par une sorte d’effet cumulatif, les populations les plus défavorisées sont aussi les plus sérieusement affectées : les pauvres, écrit le PNUD dans son Rapport sur le développement humain, (1998), sont contraints de puiser dans les ressources pour survivre. Et cette dégradation de l’environnement ne fait qu’accroître leur pauvreté. Avec l’effet de serre, les régions défavorisées seraient le plus douloureusement touchées par la diminution des récoltes, l’aggravation des pénuries d’eau et l’élévation du niveau des mers[27].

Ces préoccupations se retrouvent dans les recherches concernant le « développement endogène » (J.L. Reiffers) ou le « développement autocentré » (S. Amin) avant que le Rapport Bruntland, présenté à l’Assemblée Générale de l’ONU en 1987, devienne le vulgarisateur de l’expression « développement durable ». Il le définit comme celui qui permet de couvrir les besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de satisfaire leurs propres besoins. Par rapport au concept de croissance qui se mesure par l’élévation du produit national, concept unidimensionnel et quantitatif, le développement durable exprime un changement radical de problématique. Une croissance, qui s’accompagne de la destruction du milieu naturel et d’une dégradation sociale par les coûts humains et sociaux qu’elle entraîne, n’est pas un développement, et le lien entre prospérité économique et développement humain n’est ni automatique ni évident, souligne le PNUD. Le développement se réfère à une toute autre réalité. Il suppose bien une croissance économique pour la création d’un excédent, mais cette croissance ne se déroule pas à structures constantes. Elle s’accompagne d’une diversification et d’un remodelage perpétuel des structures et elle doit prendre en compte les environnements naturels et humains dans lesquels elle se situe. Pour être « durable », le développement doit se perpétuer à travers les générations, et c’est bien la raison pour laquelle il échappe aux lois de la théorie orthodoxe actuelle. Il ne s’agit plus de variations marginales et toute actualisation faite sur la base de taux d’intérêt actuels n’a pas de sens lorsqu’il s’agit d’actualiser des coûts et des bénéfices sur une très longue période. Pour ne pas compromettre la capacité des générations futures de satisfaire leurs besoins, il faudrait réduire nos consommations actuelles au profit de gens qui ne sont pas encore nés et que nous ne connaîtrons jamais. Comment savoir quelles seront leurs préférences, très vraisemblablement fort différentes des nôtres, pour en déduire nos besoins actuels à sacrifier afin qu’ils puissent satisfaire les leurs ? Il est tout à fait clair que les courbes d’indifférence et les calculs économiques les plus sophistiqués sont hors d’état d’apporter une réponse.

Nous sommes bien obligés de constater que le problème n’est pas du domaine des techniques économiques. Il débouche inévitablement sur le terrain du sens. « Seul ce qui transcende peut donner du sens : ce qui transcende, c’est-à-dire les valeurs pour lesquelles nous vivons et auxquelles il nous arrive de sacrifier notre existence. Elles impliquent une vision du monde, de la vie et de la personne qui engage chacun dans tout son être, au-delà du réfutable et du démontrable. L’instrument — économique ou autre — ne transcende rien ; loin de pouvoir donner un sens, c’est lui qui, au contraire, prend sa signification dans ce que nous lui laissons faire. C’est dans cet effort de dépassement de chacun vers ce qui est à la fois en lui et au-delà de lui que se situent les valeurs. Elles résident dans la quête elle-même et non dans le catalogue. C’est toute la différence entre l’éthique et la morale ». Même laïques, on peut leur appliquer ce que Pascal fait dire à son Dieu : « Si tu me cherches, c’est que tu m’as trouvé ». Nous pourrions ajouter : « Si tu cesses ta quête parce que tu crois m’avoir trouvé, alors tu viens de me perdre ».

« Répondre par la seule logique marchande aux questions du“ pourquoi” et du “pour qui” (ainsi) soulevées ne constitue en rien un passage à la neutralité autoproclamée de cette logique. Cette prétention signifie simplement que l’on entend — sans l’avouer — promouvoir les valeurs marchandes au rang de valeurs socioculturelles suprêmes. C’est une option idéologique. Pas plus qu’aucune autre option sur les préférences socioculturelles, elle ne saurait se parer des plumes d’une science quelconque — fut-ce la science économique — ni se prévaloir d’une prétendue neutralité [28]». (Passet, 2001 b, pp. 97-98).

Pour ces raisons, les contraintes du développement durable nous font effectivement sortir du « tout économique » et nous fournissent une deuxième raison de penser qu’un retour vers un humanisme ne devrait pas être un vœu pieux, sauf à se laisser convaincre par F. Fukuyama[29] ou P. Sloterdijk[30] que nous arrivons à une fin de l’homme et de l’histoire !

2.2.3 – Des remises en cause chez les économistes eux-mêmes

Chaque période de l’histoire de la pensée économique a connu des hétérodoxes qui se sont élevés contre la pensée dominante de leur temps. Ils n’ont pas toujours réussi à se faire entendre. Peut-il en aller autrement aujourd’hui ? Rien n’est moins sûr, mais quelques indices devraient permettre de ne pas sombrer dans un pessimisme excessif.

Comme le remarque Edgar Morin[31] (1982), « il est paradoxal que ce soit Marx qui, le premier, ait fortement soulevé le problème de la relativité sociale et que ce soit au nom du marxisme que l’on ait pu se mettre le plus facilement sur le trône souverain où l’on détient les lois de la société et la vérité de l’histoire ». En effet, c’est dans les pays communistes que l’on a le plus fermement prétendu fonder scientifiquement une philosophie sociale qui aurait permis d’établir la véracité des théories scientifiques. Cela correspond à confondre science et idéologie, et pour n’avoir retenu que l’aspect social et collectif de la personne humaine, en l’amputant de son caractère individuel, les systèmes en question n’ont pas pu éviter les bouleversements fondamentaux que nous savons. Du côté libéral, en ne voulant retenir que l’aspect individuel de la personne et en l’amputant de toute ses caractéristiques sociales, on fait une erreur analogue qui consiste à vouloir évacuer explicitement les fins et les valeurs socioculturelles hors du champ de l’économie. C’est par cette amputation que l’on prétend faire une science économique « pure », neutre, objective et universelle. On rejette comme ne faisant pas partie de la science économique tout ce qui caractérise le réel : incertitude, irrationalité, erreur, stratégie, coalition, rapports de force et conflits entre inégaux. Cette série d’abstractions simplificatrices nous conduit dans un univers qui n’a plus rien à voir avec le monde vivant, mais cela n’empêche pas les économistes orthodoxes de prétendre fournir des solutions aux problèmes de notre temps. Ils oublient, sciemment ou non, que le passage par les valeurs est inéluctable dès qu’il s’agit de faire des choix et des recommandations.

Au fond les deux systèmes qui ont dominé le monde durant une large partie du XXe siècle ont amputé la personne, l’un en ignorant la composante individuelle, l’autre, la composante sociale. Comme cela s’est affirmé catastrophique pour le premier, il est tentant de penser que ce le sera aussi pour le second ; et certaines évolutions récentes conduiraient à le penser, ne serait-ce qu’en raison des réactions entraînées par les scandales et les abus qui se multiplient dans de nombreux domaines, à commencer par le domaine financier globalisé. Mais il est peut-être plus symptomatique de noter les changements d’attitudes qui se font jour chez les économistes eux-mêmes, ou du moins chez certains d’entre eux. Notons-en deux :

– aux débuts des années 50, dans le cadre de la licence en droit, il y avait des enseignements d’Économie Politique où on apprenait à voir comment les théories économiques pouvaient ou non aider à comprendre les phénomènes réels. Depuis, la Science Économique est devenue ce que nous savons. Mais, de manière récente, on recommence à parler d’Économie Politique et des manuels sont édités sous ce titre, même en économie internationale. Est-ce le signal d’un retour aux sources ?

– peut-être plus probante est l’évolution que l’on remarque chez certains Prix Nobel d’économie. Lorsque Maurice Allais (Nobel, 1988), qui est un libéral affirmé, parle de « la chienlit mondialiste laisser-fairiste », et qu’il écrit : « Une économie de marché ne peut fonctionner correctement que dans un cadre institutionnel, politique et éthique qui en assure la stabilité et la régulation »[32], on est en droit de penser qu’un changement profond est en train de se produire. Lorsqu’Amartya Sen (Nobel, 1998) est nobélisé en raison de ses travaux sur l’économie du bien-être et notamment sur la mise au point d’un indice de développement humain, on peut être réconforté de savoir qu’il considère que : « L’économie est une science morale »[33]. Lorsque Joseph Stiglitz (Nobel, 2001) est nobélisé pour ses travaux sur les asymétries de l’information et qu’il écrit pour dénoncer les incapacités des marchés à réguler l’économie, on s’interroge sur les changements éventuels dans les choix du jury de Stockholm. Lorsqu’enfin Daniel Kahneman et Vernon Smith (Nobels 2002) intègrent la psychologie dans l’économie et établissent des expérimentations en laboratoire comme outil d’analyse empirique, on peut se demander si l’économie ne serait pas en train de sortir de son domaine d’abstraction pure.

Certes il ne faut pas croire qu’une hirondelle fait le printemps ! Il faut plutôt voir ces signes comme des prolégomènes. Il faudra encore bien des efforts pour qu’on cesse de vouloir nous faire croire que « le capitalisme ne peut s’effondrer, c’est l’état naturel de la société. La démocratie n’est pas l’état naturel de la société. Le marché, oui » [34]. Il faudrait au moins dire de quel capitalisme et de quel marché il s’agit ! Mais on peut toujours rêver que les économistes retrouvent un peu de modestie, rendent à l’économie son rôle de « servante » et cessent de confondre science et idéologie ! Pour être moins pertinents que les deux premières tendances notées ci-dessus, nous pensons voir dans ces éléments la tentation, sinon la promesse d’un retour vers un humanisme.

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Nous disons bien « humanisme », car il n’est pas le lieu d’entrer dans une discussion sur le problème de savoir s’il faut, selon la formule des années 60, moderniser le christianisme, l’islam ou le judaïsme, plutôt que de christianiser, islamiser ou judaïser la modernité, formule plus ambiguë dans la mesure où elle pourrait laisser penser à une volonté de « retour aux sources », à une situation passée de domination des religions. Il reste que l’humanisme comporte nécessairement des finalités, des objectifs, qui doivent répondre à la quête de sens de notre société et tendre à replacer l’homme au cœur de l’économie. Cela ne peut pas laisser les religions indifférentes, même s’il faut rappeler, in fine, l’impératif de laïcité avec ses valeurs judéo-chrétiennes d’égalité, justice, universalité, progrès…, qui est l’un des fondements de l’analyse que nous venons d’esquisser.

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Éléments bibliographiques complémentaires

Michel Albert, Jean Boissonnat, Michel Camdessus, Notre foi dans ce siècle, Arléa, 2002.

Commission Sociale de l’Épiscopat Français, Sur l’économie, la parole du peuple de Dieu, 1987.

Commission Sociale des Évêques de France et Conseil National de Solidarité, « Le Jubilé et l’argent », La Croix, 8 juin 2000.

Catherine Haguenau-Moizard, États et religions en Europe, Série Transeurope, PUG, 2000.

Georges Hansel, « La Mondialisation », Questions Actuelles, mars – avril 1999.

Alain Peyrefitte, Le mal français, Plon, 1976.

Christophe Picard, Le monde musulman du XIe au XVe siècle, Campus, Armand Colin, 2001.

Semaines Sociales de France – Travail et emploi, (66e session) Éditions ESF, Paris, 1988.

Philippe Senac, Le monde musulman des origines au XIe siècle, Campus, Sedes, 2000.

Joseph Stiglitz (Nobel 2001), « Démocratie et mondialisation », Problèmes économiques n° 2.798, 26 janvier 2003.

Pierre Vilain, Les chrétiens et la mondialisation, Desclée de Brouwer, 2002.

 

Notes:

* Professeur émérite de Sciences Économiques

[1] René Passet, L’illusion Néolibérale, Flammarion, 2001.

[2] R. Passet, ibid.

[3] Michel Vigezzi, Analyse économique, les faits et les pensées, L’économie en +, PUG, Grenoble, 1996.

[4] Jacques Attali, Les juifs, le monde et l’argent, Fayard, 2002.

[5] Georges Hansel, Travail et justice sociale, Conférence à Gesher, 23 février 1997.

[6] Semaines Sociales de France, Travailler et Vivre, (75e session) Bayard, 2001.

[7] Hansel, ibid.

[8] Maxime Rodinson, Islam et Capitalisme, éd. du Seuil, Paris, 1966, pp. 34-39.

[9] Ibid., chap.2.

[10] Jacques Attali, Les juifs, le monde et l’argent, op.cit.

[11] Jacques Le Goff, in : Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, éd. France loisirs, Paris,1990.

[12] Ghanie Ghaussy, in : Gilbert Beaugé (sous la dir. de), Les capitaux de l’Islam, Presses du CNRS, 1990 ; p.45.

[13] Cf. aussi M. Rodinson, op. cit., p. 53.

[14] M. Vigezzi, op. cit., p. 108.

[15] Létinier, cité par André Piettre, Pensée économique et théories contemporaines, Précis Dalloz, 1958.

[16] André Marchal, Méthode scientifique et science économique, 2 tomes, Paris, 1952, 1955.

[17] Viviane Forrester, L’horreur économique, Librairie Arthème Fayard, Paris, 1996.

[18] Jean Gadrey, Nouvelle économie, nouveaux mythes ?, Flammarion, Paris, 2000.

[19] Ibid., pp. 35-36 et ses critiques dans les pages suivantes.

[20] Sarah Scholl, Quand l’économie emprunte ses concepts à la religion, Le Courrier, 31 août 2002.

[21] Georges Hansel, Mater et Magistra, Fleurus, Paris, 1961.

[22] Alain Barrère, in : Semaines Sociales de France, Concurrence et Solidarité, (68e session), éditions ESF, Paris, 1992.

[23] La Vie, 6 février 2003, n° 2997, pp .46-47.

[24] Walt. W. Rostow, The stages of economic growth, Cambridge University Press, 1960.

[25] Cf., entre autres, Joseph Stiglitz (Nobel 2001), « Emploi, justice sociale et bien-être », Revue internationale du travail, vol. 141, 2002.

[26] Louis Reboud (sous la dir. de), La relation de service au cœur de l’analyse économique, L’Harmattan, 1997, et « La relation de service,un concept en péril de banalisation », Économie et Société, Série EGS 2001.

[27] R. Passet, L’illusion néo-libérale, op. cit., pp. 166-167.

[28] René Passet, Éloge du mondialisme par un “anti” présumé, Fayard, 2001.

[29] Francis Fukuyama, The end of history and the last man, Penguin Books, 1992.

[30] P. Sloterdijk, « Des règles du parc humain : réponse à La lettre sur l’humanisme », Le Monde, 29 septembre 1999.

[31] Edgar Morin, Science avec conscience, Fayard, Paris, 1982.

[32] Maurice Allais, La mondialisation, le chômage et les impératifs de l’humanisme, Sciences et humanisme, UNESCO 9-10 avril 1999.

[33] Amartya K Sen, Éthique et économie, et autres essais, PUF, Paris 1993 et L’économie est une science morale, La Découverte, Paris 1999.

[34] Alain Minc, La mondialisation heureuse, Plon, Paris, 1997.