Paul Sindic*
On assiste, depuis deux ou trois ans, à la montée dans les médias du thème de la « menace » commerciale que ferait peser à terme sur les autres économies, sur leurs industries et sur leurs capacités d’exportation, une compétitivité industrielle et commerciale chinoise supérieure.
Le thème complémentaire d’une Chine devenant progressivement “l’atelier du monde” est parallèlement développé, notamment dans la presse économique. Si l’on comprend bien la signification réelle de ce concept, celui-ci veut dire qu’à terme, du fait de la logique du capitalisme néo-libéral mondialisé et notamment du libre-échangisme, la plupart des productions industrielles, au minimum celles des produits standards, auraient tendance à se concentrer en Chine avec des capacités de nature à fournir la majeure partie du marché mondial de ces produits. La logique de ce processus devrait également amener la Chine à devenir la première puissance mondiale, à une échéance de quelques décennies (2020 à 2050, selon les commentateurs).
Parmi les faits connus venant à l’appui de ces analyses, on peut citer la ruée actuelle des investisseurs étrangers en Chine (chiffre moyen annuel d’investissements, 50 milliards de dollars), l’excédent massif de la balance commerciale chinoise vis-à-vis des Etats-Unis (124 milliards de dollars / an, en augmentation de 25 % sur 2002), le fait que, évalué en parité de pouvoir d’achat, le PIB de la Chine serait le deuxième du monde, et, plus empiriquement, la constatation que le label “Made in China” est de plus en plus fréquent sur un grand nombre de produits de tout ordre que nous pouvons acheter dans notre pays.
Dans le texte qui suit, nous essaierons donc d’analyser un peu plus en détail, mais avec prudence dans les conclusions vu la complexité de la réalité chinoise, ces processus, en abordant successivement les points suivants :
– l’efficacité de la compétitivité industrielle et commerciale chinoise et les menaces qui en découlent pour l’industrie française et européenne ;
– les réactions et les stratégies occidentales à l’égard de ce processus ;
– la stratégie du pouvoir chinois (dont l’expansion commerciale est un élément essentiel).
1 – La compétitivité industrielle et commerciale chinoise en perspective
1.1 – Les atouts chinois
Les atouts chinois pour une compétitivité industrielle et commerciale supérieure sont nombreux. En premier lieu, un projet économique cohérent reposant sur des stratégies et des politiques industrielles à long terme fort élaborées qui font l’objet d’une certaine unanimité parmi les classes dirigeantes chinoises. En second lieu, les atouts incontestables que représentent : a/ Un coût du travail structurellement bas et appelé à le rester dans la durée, b/ La disponibilité d’une main-d’œuvre abondante couvrant toute la gamme des qualifications, y compris un nombre considérable de chercheurs de haut niveau, c/ Un marché intérieur déjà important, représenté notamment, mais pas seulement, par la fraction de la population disposant d’un pouvoir d’achat conséquent (de l’ordre de 300 millions de personnes, soit de l’ordre du marché européen), appelée à s’accroître, d/ Des conditions de surexploitation de la main-d’œuvre locale exceptionnelles (durée et intensité du travail, répression de toute tentative de mettre sur pied un syndicalisme autonome), e/ La disponibilité de capacités d’investissement élevées.
a/ Le coût du travail, structurellement bas, est appelé à le rester. L’écart du niveau de coût du travail avec les pays capitalistes développés est considérable, quelle que soit la qualification. Ainsi, la chaîne de distribution états-unienne Wal-Mart rémunère en Chine ses salariés chinois 80 à 90 dollars / mois, soit le dixième du salaire minimum des pays développés. Elle refuse toute implantation syndicale, même du syndicat officiel, bien que cela soit clairement anticonstitutionnel. Il est vrai qu’elle n’a pas bonne réputation, même en Chine. Selon un article du New York Times du 15 janvier 2004 « China’s Leaders Manage Class Conflict Carefully », le salaire moyen dans la zone de Guangdong, l’une des plus dynamiques de Chine (10 % de croissance par an) est de l’ordre de 50 à 70 dollars / mois et le pouvoir d’achat des salariés, loin de suivre cette croissance fulgurante, a eu plutôt tendance à régresser depuis le début des années 90. En haut de l’éventail salarial, les salariés les plus qualifiés gagnent nettement mieux leur vie, mais restent assez éloignés des salaires occidentaux homologues, tandis qu’à l’autre bout, la masse des ruraux sans travail, chassés vers les zones urbaines, les travailleurs licenciés des entreprises d’Etat, totalement précarisés, avec des salaires très faibles, survivent dans des conditions très difficiles et sont surexploités quand ils ont la chance de trouver un travail, souvent à temps partiel. Une grande partie de la main-d’œuvre, de par sa marginalisation, est privée d’acquis sociaux dont le niveau général reste faible. C’est une situation qui est appelée à perdurer, car le secteur agricole qui réunit encore une proportion très importante de la population active (50 % d’une population active de 744 millions de personnes, selon la CIA) continuera à fournir, pendant plusieurs décennies, au fur et à mesure des progrès de la productivité agricole, un flux régulier et très important de travailleurs précarisés, contraints d’accepter n’importe quelles conditions de travail et de salaires dans les zones urbaines (rappel, la France est une grande puissance agricole avec 3 % de la population active affectée à l’agriculture).
Cette structure de la main-d’œuvre permet déjà de maintenir le coût de reproduction de la force de travail à un niveau très bas et qui est probablement appelé à le rester pendant une assez longue période.
b/ La disponibilité d’une main-d’œuvre abondante, couvrant toute la gamme des qualifications, y compris un nombre considérable d’ingénieurs et de chercheurs de haut niveau est un autre atout.
Nous venons de voir que le pays pouvait disposer de réserves considérables d’une main-d’œuvre à faible coût et faible qualification, habituée à travailler dur. A l’autre bout de la gamme des qualifications, on trouve un nombre important de salariés hautement qualifiés. Le système d’éducation, dans ses niveaux supérieurs, est fort élitiste et ne correspond pas à ce que l’on pourrait juger souhaitable dans un régime qui se prétend socialiste. Mais étant donné l’énorme masse de population concernée, il livre tout de même chaque année, des centaines de milliers de salariés très qualifiés, d’ingénieurs et de chercheurs de très bon niveau. Ceux-ci constituent en eux-mêmes un pôle d’attractivité pour les investisseurs étrangers et diverses grandes firmes multinationales ont commencé à délocaliser leur recherche en Chine, pour tirer avantage de cette disponibilité en chercheurs de haut niveau, aux salaires fort modérés. Par ailleurs, le régime paraît parfaitement conscient de l’importance de la recherche scientifique pour la réussite de son projet stratégique (la différence avec la classe dirigeante française est tout à fait frappante).
c/ Le marché intérieur chinois est déjà important. A l’intérieur de ce marché, on peut distinguer deux catégories de produits. Les uns, standard et basiques, type réfrigérateurs, téléviseurs, ont vocation désormais à être achetés par la plus grande partie de la population, ce qui fait de la Chine le plus grand marché du monde pour ce type de produits et confère aux firmes qui fournissent le marché chinois une aptitude, à terme, à envahir les marchés mondiaux avec des prix imbattables, les investissements ayant été déjà largement amortis sur le seul marché chinois. Pour les produits plus sophistiqués, le même processus se déroule déjà et va s’amplifier, sauf que le marché chinois est plus restreint, limité aux 300 millions de chinois ayant un pouvoir d’achat conséquent, vivant pour l’essentiel dans les zones côtières de l’Est. Mais il s’agit tout de même d’un marché équivalent à celui de l’Union Européenne, concentré dans un seul pays. Le résultat est que la Chine est d’ores et déjà le premier producteur mondial de toute une série de produits. La taille de ce marché intérieur constitue donc, à elle seule, un autre atout majeur pour la compétitivité extérieure.
d/ Par ailleurs, il faut tenir compte de conditions exceptionnelles de surexploitation de la main-d’œuvre locale. Ces conditions d’exploitation intense comportent plusieurs volets, variables selon les catégories de main-d’œuvre concernées. Vis-à-vis des salariés hautement qualifiés, ce sont évidemment des motivations idéologiques et économiques et non des mesures de contrainte qui jouent un rôle important. Le projet de devenir la première puissance mondiale (voir plus loin) est de nature à mobiliser idéologiquement cette main-d’œuvre qui, par ailleurs, jouit, comparativement au reste de la population, d’un niveau de vie relativement élevé. Les exemples du Japon et de la Corée du Sud montrent que ce type de projet, renouant avec une fierté nationaliste et de grands défis, induit des motivations au travail fortes et l’acceptation volontaire d’une forte intensité du travail. En outre, dans les filiales chinoises de groupes multinationaux, les méthodes habituelles de ces groupes consistant à nommer progressivement nombre de salariés locaux à des postes de responsabilité paraissent aussi bien fonctionner. L’adhésion au projet stratégique chinois est également soulignée, à notre sens, par le fait que désormais les étudiants et chercheurs envoyés parfaire leurs études à l’étranger reviennent de plus en plus au pays, ce qui n’est pas le cas en général dans nombre de pays du “Sud”.
Pour les salariés de moyenne à faible qualification disposant d’un emploi stable, les conditions de surexploitation, y compris dans les filiales de groupes étrangers, sont plus classiques, mais très fortes : travail souvent 7 jours sur 7, logement sur place dans des dortoirs, répression très forte de toute tentative de grève ou de constitution d’organisations de défense collective de leurs intérêts hors du syndicat officiel, qui, lui, ne fait pratiquement rien en ce sens ; les peines infligées aux animateurs de ces mouvements sont lourdes, souvent de 5 à 10 ans de prison, et caractérisent la véritable nature du régime mieux que tout autre considération.
Enfin, la main-d’œuvre précarisée, constituée notamment par les sans-emploi venant des campagnes et les travailleurs licenciés des grandes entreprises publiques devenus des sans – droits, est obligée d’accepter, pour survivre, des conditions de travail et de rémunération (les salaires minima, déjà fort bas, ne s’appliquent pas à eux) scandaleuses, sans que cela paraisse émouvoir le gouvernement. Cette main-d’œuvre est surtout employée dans le BTP et la réalisation des grandes infrastructures (ne pas oublier ce point quand on s’extasie en Chine devant le développement fulgurant de villes-champignon ultra-modernes, développement généralement porté au crédit du régime, y compris par des progressistes). Cependant, fait nouveau, la violence de cette surexploitation est telle que des pénuries de main-d’œuvre apparaissent pour ce type d’emploi, dans certaines zones.
Ces conditions de surexploitation forte sont évidemment un atout pour la compétitivité, mais induisent par ailleurs des contradictions importantes sur lesquelles nous reviendrons.
e/ Les capacités d’investissement disponibles sont très élevées. Elles proviennent, d’une part de la diaspora et de l’émergence d’une classe capitaliste locale, d’autre part d’un taux d’épargne national important, enfin de capitaux occidentaux désireux de ne pas rater l’opportunité d’investissements exceptionnellement rentables.
* La diaspora et la classe capitaliste locale
La diaspora, qui détient des positions économiques majeures dans toute l’Asie du Sud-est et dirige Singapour, Taïwan, et Hong Kong, dispose d’actifs et de capacités d’investissement exceptionnelles, évalués en centaines de milliards de dollars. Or, il est certain qu’à l’heure actuelle la Chine continentale est la zone du Sud-est asiatique où le taux de profit est le plus élevé. Cela signifie que, potentiellement, des dizaines de milliards de dollars sont disponibles en permanence pour investir en Chine. Cette capacité d’investissement de la diaspora est secondée par celle de la classe capitaliste locale, en croissance rapide, qui, elle aussi, bénéficie pleinement de conditions de profit exceptionnelles. Avec les taux de croissance macro-économiques exceptionnels du pays, l’attraction du réinvestissement est très forte.
* L’épargne populaire
Traditionnellement, le peuple chinois, imprégné culturellement par des siècles de conditions de vie difficiles (famines endémiques, etc.), épargne beaucoup pour faire face à ces aléas. Avec la croissance, l’accroissement des revenus, le montant de l’épargne locale a certainement cru dans des proportions très importantes, bien que nous ne disposions pas d’évaluation globale de celle-ci. C’est en tout cas une ressource qui contribue au financement gouvernemental de vastes travaux d’infrastructure.
* Les capitaux occidentaux
Avec prudence au début, laissant faire d’abord la diaspora et ne s’engageant alors que pour des montants relativement restreints, les capitaux occidentaux, devant la confirmation de taux de profit exceptionnels, s’engagent maintenant sans réticences. On peut même dire qu’ils se bousculent au portillon, à la fois pour être présents sur ce vaste marché en plein développement, mais aussi pour s’appuyer sur une base productive à coût très bas permettant de renforcer leur propre compétitivité mondiale. Une présence importante en Chine est désormais considérée comme une quasi-obligation pour les grandes firmes multinationales présentes sur l’ensemble du marché mondial (nous reviendrons sur ce point dans le point 3, ci-après).
Au total, les éléments d’une compétitivité industrielle et commerciale supérieure, à l’échelle planétaire, nous paraissent d’ores et déjà réunis en Chine et ont déjà des effets notables sur les échanges internationaux de marchandises et sur l’évolution des autres systèmes productifs. La conjonction d’une compétitivité supérieure chinoise avec celle d’autres pays du Sud-est asiatique (Corée du sud, Taiwan, etc.) menace déjà l’industrie française et européenne. Ce n’est donc pas par hasard que le thème de la “désindustrialisation” vient actuellement sur le devant de la scène (cf. les déclarations récentes de Jacques Chirac, le thème de la nécessité d’une politique industrielle européenne, etc.).
Si l’on se projette à l’horizon des décennies à venir, la “menace” chinoise a de fortes chances de s’aggraver. Ce pays a manifestement les moyens et l’ambition de s’imposer dans toute la gamme des produits industriels, des plus simples aux plus sophistiqués (même s’il accuse aujourd’hui encore des retards sur certains d’entre eux), ainsi que dans bon nombre d’activités de service.
Dans le cadre du capitalisme néo-libéral mondialisé, la Chine peut devenir effectivement “l’atelier du monde” avec des conséquences économiques et sociales catastrophiques pour le monde du travail des pays capitalistes développés.
Cependant, il convient, en prospective, de nuancer cette vision. Le régime chinois comporte des éléments intrinsèques de fragilité et de déstabilisation potentielle interne que nous examinerons ci-après. Par ailleurs, dans la durée, une telle offensive de puissance risque de déclencher des réactions planétaires diverses (réactions des classes dirigeantes occidentales, des peuples) dont certaines s’amorcent déjà et pourraient freiner les ambitions chinoises.
1.2 – Les faiblesses et fragilités potentielles, économiques et politiques, de la Chine
Une étude de la Rand Corporation (« Fault lines in China’s Economic Terrain ») énumère, du point de vue du capitalisme américain, un certain nombre de ces faiblesses et fragilités et évalue l’impact négatif potentiel sur le taux de croissance de chacun des points suivants :
a/ Le chômage, la pauvreté et l’agitation sociale.
La Rand évalue à 23 % de la population active, soit 170 millions, le chômage réel en Chine (accroissement de la population, licenciements dans les entreprises d’Etat, ruraux sans travail).
b/ Les effets économiques de la corruption.
Par comparaison avec d’autres pays également touchés par une corruption qui, en Chine, a tendance à s’accroître, selon la Rand, cette dernière estime qu’il pourrait là aussi y avoir un impact négatif sur la croissance.
c/ L’épidémie de Sida.
Le nombre de chinois touchés par la maladie se situerait, selon les Nations Unies, entre 600 000 et 1 300 000 avec un taux annuel de croissance de l’ordre de 20 à 30 %., ce qui dans des scénarios “moyens” pourrait conduire à partir de 2010 à un nombre de morts annuel de l’ordre de 1,7 à 2,7 millions, soit 20 millions de morts cumulés en 2020 avec un impact significatif sur le taux de croissance.
d/ Les ressources en eau et la pollution.
Le décalage entre le nord de la Chine où vit un tiers de la population du pays avec de faibles ressources en eau, souvent polluées par l’industrie, et le sud, abondamment pourvu, va s’accentuer. D’où la nécessité de très grands travaux d’infrastructures et des choix décisifs : transferts de ressources en eau du sud vers le nord ou conservation et recyclage. Les retards pris à ce propos pourraient avoir des conséquences négatives sur le taux de croissance.
e/ La consommation et le prix de l’énergie.
La forte croissance de l’économie chinoise induit une forte croissance de la demande en énergie et notamment de la consommation en hydrocarbures, conduisant la Chine à devenir un importateur net important de ce type de ressources énergétiques. La conjonction d’une pénurie pétrolière relative et d’un envol des prix (effectivement prévisible au cours des décennies à venir) pourrait peser sur la croissance chinoise.
f/ La fragilité du système financier et des entreprises d’Etat.
Les banques publiques maintiennent à flot des entreprises d’Etat au prix d’un lourd endettement de ces dernières et d’un volume impressionnant de créances douteuses pour lesdites banques.
D’où des risques de panique financière (retraits massifs, réduction de l’épargne placée, diminution des crédits pour investissements) avec, en corollaire, un impact négatif sur la croissance économique.
g/ L’éventuelle diminution des investissements directs étrangers (IDE)
Le volume important des IDE (rappel : 50 milliards de dollars / an actuellement) pourrait brutalement diminuer pour des causes diverses (crise financière interne, inconvertibilité du reminbi, autres pays compétitifs et attractifs pour les IDE : Europe de l’Est, Inde, Russie) mettant en cause l’exceptionnelle attractivité actuelle de la Chine pour les IDE.
h/ Taiwan et autres conflits potentiels.
L’émergence d’un conflit ouvert avec Taiwan aurait des conséquences négatives pour l’économie chinoise (tensions liées à un éventuel blocus de Taiwan, dépenses militaires).
Au total, la Rand considère que la conjonction de tous ces événements négatifs, qui ramènerait quasiment à zéro, voire dans le rouge, la croissance chinoise, est peu probable, mais l’occurrence de certains d’entre eux l’est nettement plus, d’autant qu’il existe des liens potentiels entre eux (ex. : crise financière interne ou troubles sociaux et chute des IDE).
Cette argumentation de la Rand n’est pas entièrement convaincante. Tout d’abord, on peut estimer que la Chine a les moyens humains, technologiques et financiers de résoudre certains de ces problèmes à partir du moment où elle déciderait de les prendre à bras le corps, quelles que soient ses déficiences et retards actuels, type épidémie de Sida, eau et pollution. Les grands travaux d’infrastructures nécessaires pour résoudre ce dernier problème auraient même probablement des effets positifs pour l’économie chinoise.
Par ailleurs, du point de vue qui nous intéresse ici, celui de la compétitivité industrielle et commerciale chinoise sur le long terme, certains de ces événements, comme les tensions sur l’approvisionnement en hydrocarbures et sur leur prix pourraient conforter une volonté d’indépendance énergétique (type développement du nucléaire — rappel : la Chine a désormais “sinisé” la technologie nucléaire et construit sa première centrale nucléaire sans assistance technologique extérieure) et d’amélioration de l’efficacité énergétique de son système productif, le tout venant renforcer sur le long terme la compétitivité chinoise. Ajoutons que le poids éventuellement accru sur la balance commerciale de l’approvisionnement en hydrocarbures aurait certainement pour effet de renforcer l’agressivité chinoise à l’exportation. Idem pour une éventuelle chute des IDE, dont le poids économique est lourd (retours sur investissements), mais qui sont probablement appelés de toute façon à régresser au fur et à mesure du développement chinois.
Au total, nous estimons qu’il y a bien des points de fragilité dans le développement chinois qui pourraient remettre en cause la stratégie de puissance de ce pays, mais ceux-ci n’apparaissent guère dans l’étude de la Rand. Pour notre part, nous en discernons trois principaux :
– Le choix d’un développement sous dominante d’une logique capitaliste néo-libérale, y compris dans les échanges extérieurs (adhésion à l’OMC). Cela induit d’énormes inégalités sociales, régionales qui ont en elles-mêmes, comme la violence de la surexploitation, un caractère explosif. Un article récent du New York Times comparait la condition ouvrière chinoise actuelle à celle prévalant en Angleterre au XIXème siècle et ironisait sur la nécessité d’un « deuxième Marx ». Certains groupuscules politiques chinois, The New left, ne disent pas autre chose, mais leur influence reste, pour le moment, extrêmement réduite.
Faute d’un projet politique alternatif progressiste cohérent, ces contradictions peuvent conduire à des mouvements de révolte anarchiques, à des tensions destructrices entre régions de ce qui reste un empire soumis à des forces centrifuges.
Le régime paraît avoir récemment mieux pris conscience de ces risques et voudrait infléchir sa politique en adoptant un rythme moins forcené de croissance, avec plus d’investissements d’infrastructures pour atténuer les inégalités entre régions, les écarts ville – campagne, etc. Mais il n’envisage apparemment rien à propos de la surexploitation des salariés.
– Dans la même ligne, le caractère autoritaire du régime, l’absence de démocratie bloquent l’évolution politique de la société. Ils entrent déjà, et ce processus ne peut que grandir, en conflit avec les aspirations d’une part croissante de la population. Le régime en est apparemment conscient, puisqu’il essaie d’introduire, à dose homéopathique, des mini-éléments de démocratie, mais il ne peut aller très loin, sans remettre en cause la position et l’existence même de la classe dirigeante politique actuelle qui ne paraît guère avoir le goût du suicide.
– Le développement chinois reste très vulnérable aux pressions extérieures du fait même du choix d’une voie de développement à dominante capitaliste. Comme nous le verrons ci-après, à tout moment, les classes dirigeantes occidentales et notamment celle des Etats-Unis peuvent exercer des pressions combinées (politiques, économiques et financières, militaires) contraignant le régime chinois à modérer son expansion commerciale et ses ambitions de puissance.
2 – Réactions et réponses stratégiques occidentales à l’égard du processus de développement chinois
La stratégie occidentale a varié depuis le début du processus d’ouverture (fin des années 70) et la rapidité du développement chinois fait que l’on a l’impression qu’elle n’est pas encore réellement stabilisée, notamment sur le long terme, à l’égard de la Chine, du fait de contradictions diverses.
Au début de l’ouverture, les classes dirigeantes occidentales laissent faire la diaspora, en pensant qu’elle va « essuyer les plâtres ». Elles ne s’engagent alors que pour des montants financiers limités. Il reste en effet chez elles une méfiance importante vis-à-vis du régime communiste et la pénétration en Chine, dans un univers culturel et politique dont les règles du jeu sont mal connues, est jugée comme une entreprise difficile. La diaspora en joue, affirmant qu’elle est la seule à maîtriser ces règles du jeu. Elle s’impose donc comme un partenaire obligé, accepté sans réticence, car ses liens avec les autres classes dirigeantes occidentales sont déjà anciens et bien établis.
Toutefois, au fur et à mesure que la Chine se confirme comme un lieu de profitabilité exceptionnelle, les grandes firmes multinationales qui s’y implantent directement établissent leurs propres réseaux d’influence, que ce soit par la corruption ou par le recrutement de proches de la classe dirigeante politique.
Notre analyse de la situation actuelle portera essentiellement sur ce que nous pouvons discerner de la stratégie de la classe dirigeante américaine à l’égard de la Chine et ce, pour les raisons ci-après.
Tout d’abord, comme à l’accoutumée, c’est la classe dirigeante américaine qui impose en fait au sein du G 7 la stratégie politique globale à tenir vis-à-vis de tel ou tel pays-tiers, ce qui est encore plus vrai s’agissant de la zone Asie – Pacifique où, de surcroît, les enjeux de sécurité nationale pour les Etats-Unis sont importants. Ceci n’exclut pas ensuite, bien entendu, les rivalités commerciales occidentales à l’égard de la Chine qui peuvent être très vives.
Ensuite, c’est avec les Etats-Unis et le Japon que les relations commerciales chinoises sont les plus importantes (cf. déficit de 100 milliards de dollars de la balance commerciale Etats-Unis / Chine) et les firmes américaines multinationales sont, en dehors de la diaspora, les plus avancées et les plus audacieuses dans les modalités d’implantation en Chine.
Enfin, c’est bien entre les Etats-Unis et la Chine que se posera éventuellement le problème de la lutte pour la suprématie mondiale.
2.1 – Or, si l’on observe les réactions américaines actuelles au développement chinois, on peut constater que, sur le plan économique, elles sont de deux types, apparemment contradictoires.
* Certaines des grandes multinationales états-uniennes s’engagent fortement en Chine. Si l’on prend par exemple le cas de Boeing qui est significatif, on peut parler d’un véritable transfert d’activités productives vers la Chine. En effet, Boeing a été un véritable pionnier de la coopération industrielle avec ce pays, depuis la fin des années 70. Ses motivations paraissent classiques. D’une part, faire fabriquer en Chine à moindre coût une part croissante de pièces détachées, voire de parts entières de ses avions pour améliorer sa compétitivité mondiale menacée de plus en plus par Airbus notamment, et d’autre part, se placer en position privilégiée sur un marché chinois de l’aviation civile en forte expansion. Dans la dernière période, le centre de gravité de Boeing se déplace vers la Chine avec des transferts de recherche et développement, un design commun du futur Boeing 7 E 7 pour adaptation à un marché chinois évalué à 2 400 avions au cours des vingt prochaines années. Selon D. Wang, président de Boeing China et Vice-Président de Boeing international, dans les avions de Boeing la « ligne de partage entre ce qui est fabriqué aux Etats-Unis et ce qui est fabriqué en Chine devient de plus en plus vague ». On peut retrouver des processus similaires avec les grandes firmes informatiques américaines, IBM notamment, qui deviennent de plus en plus des “assembleurs” de composants fabriqués en Asie du Sud-Est et notamment en Chine.
Le danger stratégique de telles orientations pour les firmes états-uniennes (et pour les autres aussi) est évident. Une fois que les firmes chinoises maîtriseront la totalité du processus d’élaboration d’un produit fini, de la R&D et du design à la fabrication des différents composants, on ne voit pas très bien ce qui pourrait les empêcher de devenir des fabricants à part entière, capables de s’imposer sur le marché mondial grâce à leur compétitivité supérieure (l’exemple récent du rachat de la division PC d’IBM par la firme chinoise Lenovo, devenue de ce fait, potentiellement, le deuxième producteur mondial de PC, est tout à fait significatif). Dans le domaine des logiciels, par ailleurs, il est évident que Microsoft a pas mal de soucis à se faire avec le projet stratégique Japon – Chine – Corée du Sud de développer, en y consacrant de gros moyens, un système d’exploitation concurrent de Windows et plus performant, sur la base Linux.
** Par ailleurs, la montée en puissance chinoise suscite aux Etats-Unis des réactions protectionnistes classiques dans des secteurs directement affectés par la concurrence chinoise avec des fermetures d’entreprises et des pertes d’emplois massives. Ces réactions partent des Etats les plus concernés. Il y a par exemple à l’heure actuelle deux contentieux significatifs, l’un à propos de quotas dans le textile à imposer aux produits chinois, l’autre reposant sur une plainte anti-dumping contre les télévisions-couleur fabriquées en Chine. Les organisations syndicales états-uniennes sont particulièrement sensibilisées aux méfaits du libre-échange pour l’emploi salarié, d’abord à l’égard de l’ALENA, puis maintenant de la concurrence chinoise (mais aussi de la concurrence indienne dans les services informatiques). Cela s’était reflété d’ailleurs dans la dernière campagne électorale américaine avec, pour s’attirer les bonnes grâces des salariés américains, des polémiques entre les candidats sur leurs attitudes respectives vis-à-vis de l’ALENA. Quoi qu’il en soit, face à ces réactions qui pourraient s’amplifier, le gouvernement chinois se montre particulièrement prudent. Tantôt, utilisant l’argumentation néo-libérale classique, il vante les avantages réciproques du libre-échange, tantôt il réagit en annonçant des commandes importantes aux Etats-Unis, chiffrées en milliards de dollars. On l’a même vu, récemment, après l’abrogation de l’Accord multi-fibres, instaurer une taxe, minime il est vrai, sur ses propres exportations. Il se sent incontestablement vulnérable à ces réactions protectionnistes qui pourraient mettre en danger sa propre stratégie.
Ces contradictions états-uniennes dans le comportement économique vis-à-vis de la Chine reflètent, selon nous, des contradictions réelles entre d’une part, la fraction de la classe dirigeante états-unienne la plus impliquée dans les activités internationales et, d’autre part, une autre fraction plus centrée sur l’activité nationale à laquelle s’ajoute le poids politique des salariés déjà touchés ou qui sentent la menace montante de cette concurrence extérieure pour leurs emplois. Pour ce qui concerne la fraction de la classe dirigeante états-unienne qui pilote les grandes multinationales, sa “ruée” vers la Chine, apparemment contraire à ses intérêts à long terme, reflète à notre sens trois tendances : la loi d’airain de la rentabilité financière maximum, la “déterritorialisation” de plus en plus accentuée de ces grandes firmes qui refusent désormais toute responsabilité économique et sociale à l’égard de leur économie d’origine et la conviction que les Etats-Unis pourront en toute hypothèse contraindre, en cas de besoin, la classe dirigeante chinoise à des compromis, ce qui est probablement exact.
Pour ce qui concerne la stratégie états-unienne de politique générale vis-à-vis de la Chine, les seules indications concrètes dont nous disposons sont celles de l’étude de la Rand (« Interpreting China’s Grand Strategy ») déjà citée, qui nous paraissent assez bien refléter les tendances visibles de la politique américaine actuelle vis-à-vis de la Chine. Comme nous l’avons déjà noté, la Rand prédit que si la stratégie chinoise est mise en œuvre avec succès, une intense rivalité sino-américaine risque d’être inévitable. La Rand recommande, face à la montée en puissance de ce pays et à sa volonté de s’affirmer avec force sur la scène internationale, d’éviter deux écueils. Le premier consisterait en une stratégie visant à contrer préventivement une éventuelle agressivité chinoise, ce qui risquerait de provoquer son émergence. A l’inverse, une stratégie visant à préventivement apaiser la Chine pourrait conduire trop tôt à des concessions trop importantes. La Rand recommande donc de poursuivre la coopération avec la Chine afin de mieux se comprendre, d’accroître la confiance mutuelle et l’intégration de ce pays au système international (traduire : rejoindre le groupe des classes dirigeantes capitalistes du G 7 et respecter ses règles du jeu). Par ailleurs, selon cette institution de recherche stratégique, la politique américaine devrait décourager ou empêcher la Chine de se doter de capacités (“capabilities”) qui pourraient, sans ambiguïté, menacer le cœur des intérêts de sécurité nationale des Etats-Unis en Asie et au-delà. En clair, il n’est pas question de laisser la Chine contester la suprématie militaire états-unienne mondiale et, du même coup, la suprématie des Etats-Unis tout court.
En quelques phrases, tout est dit.
2.2 – Que peut-on dire de la stratégie des autres pays occidentaux vis-à-vis de la Chine ?
Si l’on laisse de côté le Japon, concerné lui aussi au premier chef, et dont la stratégie complexe à l’intérieur du triangle Etats-Unis – Chine – Japon mériterait une étude spécifique, ils ne paraissent pas directement impliqués dans la perspective d’un duel au sommet sino-américain, mais se rangeront probablement derrière la stratégie de politique générale américaine. Par contre, les rivalités commerciales vives pour pénétrer le marché chinois conduisent manifestement à des attitudes de politique générale complaisantes vis-à-vis de Pékin (alignement sur les thèses chinoises à propos de Taiwan, faiblesse des réactions à l’égard de la répression interne en Chine). Pékin sait d’ailleurs récompenser commercialement ces attitudes politiques. Pour la France, l’achat récent d’Airbus et le probable octroi de la première ligne TGV sont à relier à l’attitude de soutien politique appuyé de Jacques Chirac. Autre point spécifique pour la France, l’attitude commune de rejet de l’unilatéralisme américain et la défense du multilatéralisme, ainsi que celle de la légalité internationale qui devrait logiquement pousser dans l’avenir à une certaine intensification des liens de tous ordres avec la Chine, notamment si celle-ci devait subir des pressions américaines, ce qui paraît probable. Pour ce qui concerne les retombées négatives pour certaines branches d’activité et pour l’emploi de la montée en puissance chinoise, si l’on excepte le Japon où il y a déjà débat public à ce propos, dans les autres pays occidentaux européens il ne paraît pas y avoir encore, comme aux Etats-Unis, de réelle prise de conscience de masse de la relation entre désindustrialisation, pertes d’emplois industriels et dans les services et montée en puissance de la concurrence asiatique, chinoise, indienne, etc. L’étiquette “communiste” du régime chinois, le caractère spectaculaire du développement de ce pays, paralysent encore, nous semble-t-il, un certain nombre de réactions et ne favorise pas la lucidité face à cette situation préoccupante.
3 – La stratégie du pouvoir chinois : un impérialisme en construction ?
3.1 – L’héritage du passé
L’étiquette “communiste” du régime chinois ne doit pas dispenser d’une analyse de ses différentes caractéristiques politiques, économiques et sociales.
Cela suppose de s’intéresser aux “classes dirigeantes chinoises”, en distinguant classe dirigeante “politique” et classe dirigeante “économique” et l’interpénétration des deux. Mais pour comprendre la spécificité chinoise à cet égard, il faut revenir historiquement en arrière au moment où le pouvoir politique de l’époque, à savoir l’appareil dirigeant bureaucratique constitué par les dirigeants à tous les échelons (locaux, régionaux et nationaux) du parti communiste chinois, fait, après la désastreuse “révolution culturelle” de Mao Tsé Toung et le constat de l’affaiblissement du régime soviétique et de son probable échec, l’analyse que des réformes importantes sont nécessaires si le régime veut éviter, lui aussi, l’échec. Il cherche alors son salut, non dans une réforme du socialisme, mais en fait dans une ouverture au capitalisme (fin des années 70). C’est l’époque du célèbre « Peu importe qu’un chat soit noir ou blanc, pourvu qu’il attrape les souris » qui symbolise, en fait, cette ouverture. Pour réussir celle-ci, il mise alors sur un partenaire de choix, la diaspora chinoise. Cette dernière a toujours maintenu, pour des raisons religieuses et culturelles (nécessité de se faire enterrer sur la terre des ancêtres), mais aussi pour des raisons financières et commerciales, des liens avec la mère patrie et avec le régime communiste. Le symbole le plus fort de ces liens étant évidemment Hong Kong où un certain nombre d’institutions financières et commerciales de la Chine continentale ont toujours eu pignon sur rue.
Par ailleurs, le profil historique de la diaspora chinoise s’est modifié. Après la deuxième guerre mondiale notamment, la composante traditionnelle de paysans fuyant les famines endémiques et fournissant la main-d’œuvre corvéable à merci des coolies chinois dans des pays comme les Etats-Unis s’est affaiblie. Elle existe toujours, mais travaille plutôt désormais au service des riches commerçants et entrepreneurs de ladite diaspora. Cette dernière composante, si elle est présente dans la plupart des pays capitalistes occidentaux, y reste marginale, mais constitue cependant dans de nombreux pays une tête de pont commerciale de diffusion de produits commerciaux venant de Chine ou d’autres pays de l’Asie du Sud-Est. En effet, dans cette région du monde, la diaspora chinoise n’est pas du tout marginale. Elle détient en effet le pouvoir économique et politique dans ses places fortes que sont Singapour, Hongkong et Taiwan et elle constitue, de fait, la majeure part de la classe dirigeante économique dans de nombreux pays d’Asie du Sud-Est : Malaisie, Indonésie, Thaïlande, Indonésie, Vietnam entre autres, non sans tensions parfois avec les classes dirigeantes politiques et avec les populations locales (fréquence d’émeutes anti-chinoises lorsque les conditions économiques se détériorent). Elle est donc devenue extrêmement puissante financièrement, détenant des avoirs et des capacités d’investissement évalués en centaines de milliards de dollars. Parallèlement, dans ses places fortes comme dans le reste de l’Asie du Sud-Est, elle a dépassé son rôle commercial traditionnel pour devenir aussi industrielle. Elle sera donc au cœur du décollage industriel de divers pays de la zone du Sud-Est asiatique qui s’amorce vers la fin des années 70.
Comme nous l’avons déjà noté, le souhait d’ouverture au capitalisme du régime communiste chinois rencontre alors le souhait de pénétration et de retour économique dans la mère patrie de la diaspora.
Selon nous, il s’est établi à ce moment-là entre ces deux partenaires un pacte tacite, toujours en vigueur aujourd’hui, dont les éléments essentiels sont les suivants :
– La diaspora a accepté de ne pas remettre en cause le régime politique chinois, ni directement, ni indirectement (en favorisant en sous-main l’apparition d’une opposition politique). Elle estime en effet que dans un pays traversé d’importantes contradictions, un régime autoritaire est nécessaire pour assurer la stabilité nécessaire à une forte rentabilité des investissements et éviter des processus de désagrégation. Avec ces garanties, elle s’est engagée à assumer l’essentiel du financement du démarrage du processus de décollage économique.
– En contrepartie, le régime garantit à la diaspora des conditions de rentabilité exceptionnelles pour ses investissements, notamment grâce à des conditions de surexploitation forte de la main-d’œuvre salariée chinoise (durée du travail forte, salaires minimes, acquis sociaux réduits) ainsi qu’une répression violente vis-à-vis de toute tentative de cette main-d’œuvre de défendre collectivement et de manière autonome ses intérêts, fonction que les syndicats officiels, inféodés au régime, n’exercent pas ou peu. Il assume aussi la réalisation des infrastructures nécessaires à un développement impétueux, s’efforce d’éviter que les contradictions économiques et sociales internes n’atteignent des niveaux dangereux, ce qui peut impliquer un certain niveau de politique sociale au fur et à mesure que la richesse du pays s’accroît, etc. Il s’agit donc d’une économie mixte, mais sous dominante de logique capitaliste, à certains égards assez similaire à ce qu’ont été les économies japonaises et sud-coréennes dans leur phase de développement accéléré.
– L’idéologie réelle que partagent en fait régime et diaspora n’est pas, bien évidemment, un projet communiste ou de “socialisme de marché” selon l’appellation officielle chinoise, mais un nationalisme fort, à tendance impériale voire impérialiste, basé sur une volonté commune d’effacer un siècle d’humiliation. La nostalgie historique du moment où l’Empire chinois constituait le régime le plus puissant et la zone la plus civilisée de la planète est délibérément cultivée (rappelons que la puissance de cet Empire a duré du IIIème siècle avant J. C., jusqu’au milieu du XIXème, avant de tomber ensuite sous la coupe des puissances coloniales occidentales).
Le projet commun de la diaspora et des dirigeants du régime (conforme à leurs intérêts respectifs propres) est donc de faire de la Chine, au cours des prochaines décennies, la première puissance mondiale, la voie choisie étant une insertion contrôlée dans le capitalisme néolibéral mondialisé. Ceci apparaît clairement, malgré une certaine prudence du vocabulaire, dans un article du 18 février 04 du Quotidien du peuple : « China’s peaceful rise, a road chosen for rejuvenation of a great nation », relatant un exposé de Wen Giabao, Premier ministre, à Harvard.
– Par ailleurs, depuis le début du processus d’ouverture, l’interpénétration des pouvoirs politique (dirigeants du régime) et économique (diaspora et entrepreneurs locaux) s’est renforcée : enfants de dirigeants ou membres de leur entourage lancés dans les affaires en partenariat avec la diaspora ou le capital étranger, théorisation douteuse sur la nécessité d’insérer des dirigeants d’entreprises dans le parti communiste, le tout sur un fond de corruption endémique, parfois punie de mort, ce qui ne paraît guère régler le problème. Sauf le label communiste et quelques bribes du vocabulaire révolutionnaire d’antan, les classes dirigeantes chinoises ressemblent en réalité de plus en plus aux classes dirigeantes des pays développés capitalistes. Elles paraissent même, faute d’opposition politique démocratique ayant un poids suffisant et de contrepoids syndical réel, plus féroces dans la répression et l’exploitation du travail.
L’existence, dès le début de l’ouverture, de ce pacte diaspora – régime nous paraît confirmée par le fait, considéré comme assez surprenant à l’époque, de voir alors un certain nombre de milliardaires de la diaspora transférer délibérément le centre de gravité de leurs affaires en Chine continentale, ce qui supposait effectivement de fortes garanties économiques et politiques.
3.2 – La voie de l’expansion commerciale
Il est évident tout d’abord qu’il n’existe plus de politique d’expansion idéologique comme du temps du maoïsme et le régime actuel ne prétend pas servir de modèle direct à qui que ce soit. Cependant Pékin veille à donner au reste de la planète l’image d’une grande puissance pacifique, respectueuse du droit international, etc. Le régime compte sur l’attractivité des relations commerciales avec lui pour dissuader les autres grandes puissances de mener des campagnes significatives contre les aspects inacceptables du régime (absence de démocratie, répression violente de l’opposition politique ou syndicale, nombre élevé d’exécutions capitales, y compris pour des “crimes sociaux”). Apparemment, il y réussit assez bien.
Par ailleurs, le régime ne vise pas non plus une domination militaire, rivale de celle des Etats-Unis. Sa politique militaire consiste plutôt à disposer progressivement d’une force de dissuasion, crédible par son niveau de modernité, pour décourager les Etats-Unis de l’attaquer militairement. On peut penser — divers indices le montrent — que le régime, conscient que les points de friction avec les Etats-Unis sont appelés à s’accroître avec la montée en puissance économique de la Chine, souhaite éviter toute escalade qui pourrait déboucher sur une confrontation militaire, mais s’attache aussi à ce que sa puissance militaire soit en elle-même dissuasive (d’où un effort accéléré : satellites, spatial, missiles intercontinentaux, modernisation de l’armement).
La voie d’accession au premier rang de la puissance mondiale est donc essentiellement économique, reposant sur le développement interne et sur une compétitivité commerciale assurant dans un premier temps les moyens financiers de ce développement et ensuite sur une domination économique mondiale, basée sur l’expansion internationale progressive de multinationales chinoises.
En ce sens, il y a bien, selon nous, un impérialisme chinois en construction avec des investissements à l’étranger en nette progression, l’implantation dans des pays tiers, à relier à la volonté de puissance déjà mentionnée.
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A l’issue de cette analyse, nous sommes convaincus que la conjonction d’un capitalisme néo-libéral mondialisé intégrant un libre-échangisme lui aussi mondialisé et de la stratégie de puissance d’un pays comme la Chine représente, au cours des décennies à venir un risque considérable pour nombre d’activités productives en France et en Europe et pour les emplois correspondants. Si l’on ajoute à cela, la concurrence indienne et celle de nombre d’autres pays d’Asie du Sud-Est, il ne faut pas se dissimuler que nombre de branches industrielles risquent de régresser fortement, voire de disparaître dans nos pays, y compris dans ce que nous considérons comme nos points forts. Par exemple, la montée en puissance rapide des activités spatiales chinoises va conduire forcément à une concurrence commerciale accentuée dans le domaine des lanceurs, insupportable pour le spatial européen, si le critère de choix dominant reste le moindre coût. Or c’est bien ce critère de choix qui prévaut en Europe quand on voit dans un autre domaine, celui de la construction navale, un des plus importants armateurs mondiaux, le groupe danois Möller-Maersk, commander déjà plus de cinquante grands navires en Chine ! Mais ce groupe signe ainsi, à terme, la quasi-disparition des chantiers navals européens, déjà bien affaiblis par la concurrence sud-coréenne, etc., etc.
Par ailleurs, il faut bien comprendre que la “menace” chinoise (ou à un moindre degré, indienne ou autre) ne s’analyse pas uniquement en termes de délocalisations ou de concurrence directe insoutenable sur le marché national qui sont aujourd’hui catastrophiques à l’échelle de l’entreprise, de la branche et des travailleurs directement concernés, mais qui ne représentent encore à l’échelle de l’économie française qu’un faible pourcentage des activités productives totales. Il s’agit en fait d’une question beaucoup plus globale. Par exemple, tous les investissements français, européens qui sont en train d’être faits en Chine ne seront pas faits dans nos pays. D’où un relatif vieillissement, une obsolescence progressive des appareils productifs européens, rendant leur survie ultérieure plus difficile. Par ailleurs, il ne s’agit pas seulement de l’envahissement du marché national ou européen, mais aussi de l’envahissement des marchés des pays-tiers. Si l’on prend un exemple proche, le marché algérien, resté longtemps un marché relativement privilégié pour les firmes françaises, est désormais envahi progressivement par les produits chinois, vis-à-vis desquels, selon divers témoignages convergents, l’opinion publique algérienne, d’abord réticente, porte désormais des jugements tout à fait favorables, non seulement du point de vue des prix, mais aussi de la qualité. Enfin, dernier effet indirect sur l’emploi, l’accentuation de la pression concurrentielle, même pour les firmes nationales en capacité de survivre, conduit à des efforts de productivité accrus, impliquant souvent, en fonction de la logique capitaliste néo-libérale, des suppressions d’emplois.
Face à de telles perspectives, la question d’une régulation planétaire alternative au libre-échange nous paraît véritablement cruciale.
Note:
* Cadre juridique, spécialiste du développement.