L’Algérie à la croisée des chemins, face à ses défis

Smaïl Hamdani*

 

124Trente années après son indépendance, l’Algérie est confrontée à un profond bouleversement de sa société et, par voie de conséquence, à des choix vitaux pour son avenir. Ces transformations s’opèrent dans des conditions particulièrement graves qui imposent de véritables défis à la Nation.

Tenter de déchiffrer ces défis n’est pas chose aisée. On pourra peut-être oser en faire le classement et « extraire », même si cela reste arbitraire, les défis qui conditionnent plus directement le devenir de l’Algérie. Sans prétendre asséner une quelconque vérité, notre propos vise surtout à exciter la réflexion de ceux pour qui la compréhension de la crise algérienne résulte soit d’une analyse superficielle, soit se limite à un questionnement qui demeure souvent sans réponse.

C’est dans cet esprit que nous avons fait le choix de présenter ce que nous estimons être les cinq grands défis de l’Algérie d’aujourd’hui : le défi du projet de société, celui de la légitimité du pouvoir, celui de la démocratisation, celui du développement économique et social et, enfin, le défi que posent son environnement externe et la sécurité dans la région.

Le défi du projet de société.

Une société musulmane, essentiellement rurale, colonisée pendant une longue période, sous-développée et surtout déstructurée, libérée après une longue guerre douloureuse, se trouve projetée dans la vie moderne. Quel choix de société s’offre à elle ? Quelles valeurs va-t-elle adopter ? Influencée par son histoire spirituelle qui l’attire vers l’Orient, mais bousculée par sa géographie de proximité avec l’Europe et l’Occident, comment peut-elle faire le choix de l’un, exclusif de l’autre, ou comment faire — et c’est la bonne voie à notre sens — une synthèse de toutes les composantes de sa situation.

En d’autres termes, il s’agit surtout de situer la place de l’homme dans l’ordre des choses dans une société où l’on faisait tout relever d’un déterminisme dit “religieux”. Dire cette place de l’homme dans la société, c’est dire quelles sont ses libertés ? Quels sont ses droits ? Quelle est la place de la femme dans la société ? Quelle est la relation entre gouvernants et gouvernés ? Comment se constituent les règles de droit ? Est-ce par mimétisme de l’Europe, est-ce par imitation de notre passé lointain ou par un effort de création par nous-mêmes, selon nos propres réalités et nos aspirations ? Quelle modernité et selon quel rythme de progression ? Ce sont là quelques-unes des questions qui se sont imposées dans une société en profonde mutation.

Schématiquement, deux courants principaux se sont exprimés, confrontés, voire affrontés. L’un a développé les éléments d’une modernité républicaine, attaché aux droits et libertés de l’homme et de la femme, parfois mimétique de ce qui se fait de l’autre côté de la Méditerranée, “laïcisant”. L’autre courant, partant d’une vision particulière, parfois étriquée de l’Islam, veut créer un ordre moral qui plaît à la population ou ressuscite une cité vertueuse idéalisée. Il rejette ce qui vient de l’Occident et n’admet pas le principe de la souveraineté populaire. Il est, dans ses aspects extrêmes, la négation de l’humain dans l’ordre des choses et confisque, au bénéfice de certains, le monopole de la vérité divine. Mais ce courant exprime aussi, au niveau populaire, un regain de spiritualité, d’une spiritualité refuge ou protestataire face aux difficultés issues des transformations sociales, voire à des traumatismes générés par une modernisation trop rapide et souvent mal assimilée.

Peut-on dire que ces courants se sont inspirés ou ont été influencés soit par l’Occident, et particulièrement la francophonie, soit par l’Orient dans ses tendances diverses, parfois contradictoires, ce dernier allant des nationalismes arabes au réformisme musulman, au Wahabisme ou au révolutionnarisme chiite, voire même et dans des situations extrêmes, à une vision afghane éclatée. Ce sont là quelques pistes de réflexion à explorer.

En tout cas, la confrontation s’est trouvée exacerbée et a éclaté avec la dégradation de la situation sociale et l’étroitesse et la stagnation de l’espace politique d’expression et d’action. En fait, quand on interroge l’histoire, on s’aperçoit que l’Algérie a vocation à être un pays de synthèse et non d’exclusion : une synthèse de ses mémoires historiques et de ses appartenances géographiques. A notre sens, aucun des deux courants n’apporte, à lui seul, une réponse satisfaisante aux aspirations de la société algérienne.

A ce propos, la Constitution algérienne, adoptée en novembre 1996, tente d’apporter une contribution sur certains points importants de notre projet de société. C’est ainsi qu’elle a renvoyé dos-à-dos les partisans de la « laïcité », au sens français du terme, car inadapté à notre situation, et les partisans d’une théocratie, qui n’a du reste jamais existé dans le Coran, mais qui est une construction de juristes, donc curieusement une construction de droit positif, avec un habillage religieux de juristes au service des gouvernants et du califat.

En effet, après avoir affirmé que l’Islam est la religion de l’Etat ou plutôt réaffirmé ce qui existait dans les trois constitutions précédentes — et il ne pouvait en être autrement dans une société profondément ancrée dans la foi musulmane — la nouvelle constitution, confirmant une série de droits et libertés de l’homme et du citoyen, consacre notamment le principe de la liberté de conscience et éloigne l’Islam, en tant que religion, des luttes partisanes des partis politiques.

Cette tendance vers la séparation du politique et du religieux est soulignée par l’institution d’un Haut Conseil Islamique qui, contrairement à une certaine tradition, n’est pas considéré comme détenteur du pouvoir de dire le droit ou d’émettre des fatwas-décrets, comme dans le système chiite iranien, mais est chargé, de par sa composition, « de compétences nationales dans les différentes sciences d’émettre un avis au regard des prescriptions religieuses », quand on le lui demande. Il faut signaler que la même constitution invite le Haut Conseil Islamique à promouvoir l’ijtihad, c’est-à-dire une recherche constante de l’adaptation des règles régissant la vie temporelle, en fonction du temps et du lieu. Dans notre culture, l’ijtihad est l’expression qui désigne ce qu’on appelle aujourd’hui liberté d’opinion et d’expression. Il est d’ailleurs considéré que l’une des causes de régression du monde musulman fut la décision d’un calife au XIème siècle qui a interdit l’ijtihad et, ce faisant, a tari la pensée musulmane par défaut d’esprit critique[1].

Le défi de la légitimité du pouvoir

En liaison avec ce choix d’un projet de société, s’est posée la question : qui doit gouverner et comment sont choisis les gouvernants. Ces questions liées au pouvoir se sont posées dans les nouveaux pays décolonisés comme elles s’étaient posées auparavant dans les pays développés. En Algérie, où toute trace d’un gouvernement national a été effacée depuis plus d’un siècle, laissant un grand vide, y compris d’ordre culturel, la légitimité du pouvoir a d’abord été liée à la lutte de libération : le pouvoir revient, au-delà des péripéties de personnes, à ceux qui ont libéré le pays de l’étranger. C’est ce qu’on a appelé le “pouvoir révolutionnaire”.

Toutefois, certains dirigeants de l’époque étaient conscients que cette légitimité acceptée, parce que crédible, n’était pas durable avec l’évolution des mentalités et le changement de génération.  C’est ainsi qu’a été préparée ce qui devint la légitimité constitutionnelle, d’une manière graduelle par des élections au niveau de la commune, du département, d’assemblées des travailleurs dans les exploitations et les entreprises, et ensuite au niveau national.

Au début du processus électoral ainsi instauré, un seul candidat a été présenté pour chaque siège à pourvoir au suffrage universel des électeurs, puis deux, puis trois candidats, initiant ainsi une certaine forme de pluralisme graduel. Certes, tout se passait au sein d’un parti unique, mais dans lequel plusieurs sensibilités politiques cohabitaient et parfois se confrontaient. Toutefois, ce pluralisme n’était pas appliqué à la magistrature suprême. Il se limitait aux différentes Assemblées.

Dans le même moment, grâce au développement économique et social et à la généralisation de l’éducation, ainsi qu’à la pratique des affaires publiques, une classe moyenne s’est constituée et une certaine culture démocratique a commencé à prendre forme dans les mentalités. Cette évolution était de nature à asseoir progressivement les fondements d’une démocratie pluraliste. Ce processus ne s’est malheureusement pas poursuivi dans des conditions normales.

A une évolution pacifique, se sont substituées une transformation rapide et une mutation douloureuse de la société algérienne. Ce sont les événements d’octobre 1988, suivis d’une Constitution démocratique et pluraliste en février 1989. Son application s’est révélée difficile, compte tenu de la grave détérioration de la situation politique, économique et sociale et d’une dramatique confrontation entre des projets de société contradictoires. Cela a entraîné une insécurité d’une grande ampleur et une instabilité dangereuse dans le pays. La légitimité du pouvoir s’est trouvée réduite à la plus simple expression. Il fallait donc, entre autres défis, relever celui de la légitimité du pouvoir. Sans aborder ici toutes les phases du dialogue politique et des péripéties qui l’ont marqué, deux actes importants ont ouvert la voie dans ce domaine : l’élection présidentielle et la révision constitutionnelle.

En novembre 1995, et pour la première fois dans son histoire, l’Algérie a élu un Président de la République au suffrage direct et dans le pluralisme des candidatures. Evénement plutôt rare dans le monde auquel nous appartenons. Il faut bien se rendre compte que la mémoire collective des Algériens a enregistré au cours de notre longue histoire — ce qui est d’ailleurs le cas dans bien d’autres contrées du monde — que le premier responsable du pays, quelle que soit sa dénomination (roi, sultan, émir, dey ou président), quelles que soient ses qualités personnelles et le bien qu’il a pu faire, a été imposé ou s’est imposé au peuple. Et cela, même si au niveau local un embryon de gestion démocratique a toujours existé depuis les temps anciens. Nous faisons allusion ici à cette forme de démocratie directe, connue sous la dénomination de Djemaâ, qui caractérise encore aujourd’hui la régulation des affaires civiles dans nos campagnes. Et voilà qu’en 1995 le peuple algérien a choisi, parmi plusieurs candidats, le premier magistrat de l’Etat. C’est là une révolution mentale d’envergure qui a planté un repère indéracinable dans la voie de la légitimité démocratique du pouvoir algérien.

Le deuxième acte important, c’est la modification constitutionnelle qui a été adoptée par référendum en 1996. La campagne électorale a dégagé, pour la première fois dans une telle consultation, des partisans et des adversaires du texte.

Au niveau de l’organisation du pouvoir, et au-delà de la confirmation du principe de la séparation des trois pouvoirs, la nouvelle Constitution met l’accent sur des compétences avérées du Chef de l’Etat. Cette Constitution est donc de ce fait présidentielle. Mais elle est aussi parlementaire car elle consacre le principe de la responsabilité du Gouvernement devant l’Assemblée nationale élue au suffrage universel direct. Enfin, elle introduit un facteur de stabilisation par la création d’une deuxième chambre, le Conseil de la Nation, sorte de Sénat, dont les membres sont désignés au suffrage indirect et qui peut intervenir dans l’adoption des lois. Il s’agit donc là d’une avancée démocratique, certes relative mais certaine, dans le respect de la stabilité de l’Etat.

Le défi de la démocratisation

Si l’on admet que la démocratisation de la vie publique est une donnée récente dans les sociétés humaines, il faut aussi retenir que la démocratie est un combat, parfois un long combat. Un combat non seulement pour arracher le pouvoir à ceux qui le détiennent par la vertu de la naissance — c’est alors la monarchie absolue — ou de force — et c’est alors la dictature — mais aussi par l’acquisition d’une culture démocratique au sein d’une base sociale aussi large que possible pour enraciner la démocratie dans les mœurs.

Si l’on considère le cas de la France — l’exemple de processus démocratique qui est le mieux connu des Algériens — on constate que la révolution contre la monarchie absolue en 1789 a été suivie par la proclamation de la première république en 1792, laquelle a immédiatement sombré dans la terreur, et ensuite dans la dictature, pour aboutir à l’Empire et la restauration monarchique.

Il a fallu attendre 1848 — soit plus d’un demi-siècle après la prise de la Bastille — pour que la république française soit proclamée, elle aussi pour une courte période pour replonger dans le second Empire jusqu’à sa chute en 1870 sous les coups de la Prusse de Bismarck et donner, enfin, naissance à la République française, la troisième, de manière définitive. Surtout, il a fallu attendre la deuxième République de 1848 pour voir s’installer une des composantes essentielles de la démocratisation de la vie publique : le suffrage universel… mais uniquement pour les hommes. Le suffrage universel ne sera total et étendu aux femmes qu’en 1944, peu de temps avant l’instauration de la quatrième République. En fait, si la Révolution française a introduit la notion de citoyenneté, support essentiel de la démocratie, celle-ci est restée bancale tant qu’elle n’a pas été couronnée par le suffrage universel des hommes et des femmes.

Dans le cas de l’Algérie, il faut bien se rendre compte qu’au niveau de l’organisation de l’Etat, le peuple algérien n’a jamais connu de système démocratique avant son indépendance en 1962. Durant la période coloniale, l’Algérien ne jouissait ni de la qualité de citoyen — puisqu’il a été soumis au Code de l’Indigénat qui est la négation même de la notion de citoyen et de la notion du droit — ni de la qualité d’électeur pour choisir ses représentants qui relevaient du choix exclusif de la minorité des dominateurs. Et cela, malgré de timides réformes qui avaient avorté sous la pression du colonat français en Algérie.

Cette situation de non-droit et de non-liberté à l’égard de l’Algérien ne pouvait durer éternellement. C’est ainsi qu’à l’issue de la seconde guerre mondiale durant laquelle le sang algérien a été versé — comme il l’a été en 1914 – 1918 et aussi en 1870 contre la Prusse — et compte tenu de l’action du mouvement national et de l’évolution générale des idées dans le monde, le pouvoir français issu de la libération a cru trouver une réponse à la situation explosive que vivait le peuple algérien — notamment après les massacres du 8 mai 1945 — dans l’élaboration du Statut organique de l’Algérie de 1947. Ultime tentative pour désamorcer les choses et faire évoluer pacifiquement l’Algérie. Mais ce statut ne pouvait atteindre ses objectifs car, d’une part, il n’était pas démocratique ; d’autre part, il a été mal appliqué. Il n’était pas démocratique car en établissant une “Assemblée algérienne” il attribuait à la minorité — les Français d’Algérie, c’est-à-dire à un peu moins d’un million de personnes — la moitié des sièges de l’Assemblée, et l’autre moitié à plus de huit millions d’Algériens. Ce qui naturellement est loin d’être démocratique.

En outre, en 1949, les premières élections à cette assemblée algérienne ont fait l’objet d’un vaste trucage d’où l’expression courante à l’époque, et qui est devenue depuis un symbole, “d’élections à la Naegelen”, du nom du gouverneur général de l’Algérie de l’époque. L’absence d’esprit démocratique, entre autres raisons, a donc éloigné la possibilité d’une solution politique pacifique et a amené le peuple algérien à prendre les armes en 1954, pour mettre fin à la situation coloniale et à arracher son indépendance politique.

Ce rappel historique est indispensable pour comprendre l’évolution de l’Algérie indépendante. Ainsi, on comprend mieux pourquoi, au lendemain de l’indépendance, le pouvoir ne pouvait que revenir aux dirigeants de la résistance durant la lutte de libération.

Mais il appartenait en même temps à ces hommes de préparer un système politique et des institutions par une démocratisation évolutive selon le rythme du développement historique, social, culturel de la société.

C’est ainsi qu’on a commencé à mettre en place — à partir de 1967 — un système d’Assemblées communales et régionales et d’Assemblées d’entreprise, pour aboutir à une Assemblée nationale en 1977.

Mais le système politique, au lieu de poursuivre son ouverture progressive, a stagné. Il a cru répondre aux désirs de la population non par le renforcement du développement mais par une politique de fuite en avant — illustrée notamment par le recours massif à l’importation de produits de consommation — qui a connu ses limites en 1986 lors de la chute du prix du pétrole. Les facteurs de la crise sont alors réunis et c’est l’explosion d’octobre 1988. L’on s’est précipité par la force des événements dans une démocratisation « à marche forcée » comme pour rattraper le temps perdu. Le système politique et constitutionnel est profondément modifié en février 1989, soit quatre mois à peine après les événements d’octobre. Au pouvoir unique avec ses fonctions et au parti unique se substituent les trois pouvoirs séparés et le multipartisme, gage futur d’un plus grand pluralisme politique. L’Algérie vit à l’heure d’un foisonnement de la presse privée, d’un élargissement sans précédent du mouvement associatif et de l’émergence d’une société civile ainsi que de la création des premières associations de défense des droits de l’homme. L’Algérie adhère aux conventions relatives aux droits de l’homme, de l’enfant, contre la torture, etc.

L’Algérie connaît ainsi une formidable explosion de forces comprimées qui se libèrent brutalement dans une contestation violente du système en place. Cette situation était là, présente sur le terrain. C’était une réalité qu’il fallait reconnaître et qu’il fallait traiter politiquement et avec intelligence. Cela n’a pas été le cas. Au-delà des dépassements nombreux, et d’un discours violent, la perversion a été, d’une part, d’habiller cette contestation de l’habit religieux, c’est-à-dire de ce qui est le plus sacré dans la conscience de l’Algérien, un être profondément croyant ; et d’autre part, de lui donner un contenu radical, intolérant et étranger à l’Islam, un Islam traditionnellement ouvert et tolérant. Ce contenu s’est aussi exprimé par la violence non seulement verbale mais aussi physique.

Devant cette situation, quelle attitude adopter ? Comment le gouvernement allait-il gérer ce phénomène de contestation ? Le gouvernement va aller aux élections qui seront gagnées par le FIS.

Le succès arithmétique du FIS aux élections locales de juin 1990 était prévisible car il représentait le succès de la contestation, c’est-à-dire d’une attitude de rejet — donc par essence négative — et non une attitude positive et d’union claire autour d’un programme clair et démocratique. Le succès soumis à l’épreuve de la réalité du terrain aurait pu — si sa gestion politique avait été plus intelligente et volontariste — aboutir à une clarification de la scène politique et à une relativisation du succès du FIS aux élections législatives de décembre 1991. On a présenté ces élections comme un succès du FIS, mais elles ont surtout été la preuve de l’échec du gouvernement. En effet, malgré de graves dérives dans la campagne électorale, l’utilisation abusive des lieux de culte, les menaces et la fraude généralisée pendant l’établissement des listes électorales et pendant les opérations de vote[2], malgré tout cela si l’on examine les chiffres de l’expression électorale on constate des faits surprenants.

L’électorat “de contestation” a donné environ quatre millions quatre cent mille voix sur treize millions d’électeurs aux élections locales de juin 1990, soit environ le tiers des électeurs.

Une année et demie plus tard, en décembre 1991, lors des élections législatives — et même si nous laissons de côté et omettons toutes les accusations de fraude imputées au FIS — seulement trois millions trois cent mille électeurs se sont exprimés en sa faveur, soit seulement le quart des électeurs ! C’est donc, pour ce parti, une perte d’un million deux cent mille voix en l’espace d’un an et demi. Cette perte est sans nul doute imputable à sa mauvaise gestion communale et à une prise de conscience d’une bonne partie de son électorat.

Les chiffres donnent une signification encore plus claire du “succès” du FIS aux élections législatives de décembre 1991. Le FIS, avec trois millions deux cent mille voix, obtient 188 sièges — sur les 430 que devait comporter le Parlement — et il est en ballottage favorable dans la majorité des sièges restants. Le FLN, avec un million et six cent mille voix, obtient seulement 16 sièges. Le FFS, quant à lui, avec cinq cent mille voix, obtient 25 sièges. On ne peut que s’interroger devant ces résultats. Comment se fait-il que le FLN, avec la moitié des voix obtenues par le FIS, n’obtient que 16 sièges, soit douze fois moins ? Ceci, quoi qu’on ait pu dire, ne tient pas tant à la fraude du FIS qui, dit-on, a été d’une grande ampleur. Il est surtout la conséquence logique du mode de scrutin électoral et découpage électoral : une prérogative qui est de la compétence du gouvernement et non des communes !

C’est donc essentiellement à une gestion politique timorée du gouvernement qu’il faut imputer ce résultat catastrophique et injuste.

En effet, le gouvernement de l’époque a voulu, apparemment, “combattre” le FLN et le FIS en même temps. Et cela, en s’appuyant sur les candidats indépendants issus de la société civile encore à l’état embryonnaire. Erreur fatale.

Les élections législatives de décembre 1991, loin d’être la preuve d’un succès du FIS, ont été la preuve de l’échec du gouvernement de l’époque qui n’était plus un gouvernement FLN.

Et c’est ainsi que le Chef de l’Etat, tirant les conclusions, a dû démissionner de sa charge. Cette situation de fait créait ainsi un vide institutionnel, puisque celui qui devait assumer provisoirement sa charge, en l’occurrence le président de l’Assemblée nationale, n’existait plus du fait de la dissolution prématurée de l’Assemblée nationale. De fait, aucune autorité constitutionnelle n’existait pour poursuivre le processus électoral. En outre, il est important de signaler que dans de nombreuses circonscriptions les résultats des élections furent contestés par tous les partis, y compris par le parti vainqueur.

Le vide institutionnel a fait que le processus électoral ne pouvait se poursuivre pour le deuxième tour puisqu’il n’y avait plus de Président de la République pour convoquer le corps électoral. Autrement dit, il n’y a pas eu annulation du processus électoral[3], comme on l’a dit, mais absence d’une autorité légale ayant le pouvoir de convoquer le corps électoral pour le second tour. Encore moins peut-on soutenir qu’il y a eu annulation du processus démocratique. Celui-ci s’est, du reste, poursuivi dans des conditions autrement difficiles si l’on en juge, à titre d’exemple, par le développement de la presse privée qui a continué à montrer une liberté de ton inimaginable dans beaucoup de pays de la région. Autrement dit, la gestion erronée du processus électoral — ajoutée à l’émergence de la violence politique qui avait commencé bien avant les élections de décembre 1991 — a créé un vide de légitimité qui s’est traduit par une réelle menace d’effondrement pour le jeune Etat algérien. La démocratisation, peut-être trop rapide, s’est trouvée retardée pendant quelques années pour sauvegarder, tout d’abord, l’Etat menacé de disparition. Car seul un Etat fort pouvait assurer une démocratisation réelle et soutenue dans le temps. Autrement dit, le processus de démocratisation devait s’accompagner d’une stabilisation et du renforcement de l’Etat.

C’est ainsi que l’Algérie s’est, depuis, attelée à réparer les énormes dégâts qu’elle a subis et a renoué avec le processus démocratique et la légitimité du pouvoir. Le défi de la démocratisation sera relevé, non seulement par l’enracinement du pluralisme politique et du suffrage universel dans la pratique quotidienne, mais aussi par le développement de l’Etat de droit, le progrès économique et la justice sociale.

Le défi du développement économique et social

Au lendemain même de l’indépendance algérienne, le problème du développement économique, social et culturel s’est posé avec une grande acuité. En effet, l’économie algérienne était alors une économie dominée par la minorité d’origine européenne, une économie coloniale, un marché captif, un appendice de l’économie dite de la “métropole”. En dehors de la fourniture d’une main-d’œuvre bon marché, la participation algérienne était minime, voire inexistante. Après le départ massif des Français dès les premiers jours de l’indépendance, il n’y avait donc pas d’entrepreneurs algériens pour démarrer un secteur économique productif. A cela s’ajoutait une absence d’épargne du fait de la pauvreté sociale, une insuffisance de cadres et un analphabétisme généralisé. Par ailleurs, la guerre avait entraîné de grandes destructions et avait surtout déstabilisé et déplacé les populations rurales. Un phénomène qui a été à l’origine d’un exode rural massif, préjudiciable non seulement à l’économie du pays mais aussi à l’équilibre de la société algérienne.

Un effort immense de développement économique, social et éducatif a été accompli depuis l’indépendance. Des réalisations extrêmement positives ont été menées à bien. D’autres, plutôt négatives, ont été subies. Celles-ci relèvent, entre autres raisons, du rythme de développement insuffisant par rapport à la croissance démographique, de l’inadéquation du mode d’organisation de la production par rapport aux besoins du pays. A cela sont venues s’ajouter la fluctuation trop grande et trop rapide des prix du pétrole et surtout l’ampleur de l’endettement extérieur. La crise économique et sociale a commencé en 1986. Mais elle est restée occultée jusqu’à octobre 1988.  Là aussi il y a un grand défi à relever. Une reprise rapide du développement économique et social est une nécessité vitale non seulement pour diminuer le chômage — celui des jeunes surtout — mais aussi pour reconstituer le tissu social et pouvoir ainsi soutenir une démocratisation plus résolue de la vie publique et stabiliser la situation sécuritaire.

On doit signaler que dans ce domaine l’Algérie n’a pas reçu l’aide qu’elle pouvait espérer de la part de ses partenaires. Aucun traitement particulier ne lui a été accordé et elle a été obligée de passer par le traitement standard des institutions financières internationales : rééchelonnement de sa dette, programme d’ajustement structurel avec ses contraintes drastiques sur les politiques sociales. L’espoir de voir le partenariat, né à Barcelone en novembre 1995, apporter des solutions efficaces aux problèmes des pays débiteurs a fait long feu. Les participants du Nord à cette conférence, tout en « reconnaissant les difficultés que la question de la dette peut entraîner pour le développement économique des pays de la région méditerranéenne » se sont empressés de l’évacuer de leurs préoccupations, alors qu’elle est essentielle pour un partenariat équilibré et moins inégal entre le Nord et le Sud.

Ceci veut dire que l’Algérie, qui vit une situation sociale particulièrement difficile, un chômage important et un appauvrissement supporté jusque-là avec une abnégation remarquable par la population, devra compter sur elle-même. Même si elle n’a pas la maîtrise totale pour adapter le rythme de ses réformes selon ses impératifs propres.

Certes, on signale que le FMI et la Banque mondiale sont satisfaits de l’application du plan d’ajustement structurel, puisqu’en l’espace de moins de trois ans, l’inflation a régressé, les réserves de change se sont améliorées, le déficit budgétaire est sérieusement réduit…

Mais au niveau de la perception populaire, il y a plus de deux millions de chômeurs et une arrivée sur le marché du travail de plus de 200 000 jeunes chaque année, et un déficit de plus d’un million de logements…

Ces deux constats sont la réalité de la situation algérienne. Ils donnent à eux seuls l’ampleur des défis économiques et sociaux auxquels l’Algérie doit faire face de façon urgente.

Le défi de l’environnement externe et de la sécurité

L’Algérie, pays à la fois maghrébin, arabe, africain et méditerranéen, a constamment recherché, au niveau des sphères auxquelles elle appartient et de son implication dans le système des Nations Unies, à privilégier la sécurité et la paix. C’est, en effet, une constante remarquable de sa politique extérieure fondée sur une approche réaliste des situations, et qui a toujours recherché la démocratisation des relations internationales et l’établissement de relations économiques plus équilibrées entre les nations.

Les Algériens, — qui se réclament en même temps des deux dimensions arabe et africaine — partagent cette Méditerranée avec l’Europe qui est aussi, et dans le cadre plus général de l’OCDE, leur principal partenaire. Aussi, ont-ils toujours souhaité que cette Méditerranée soit un bien commun et une zone de sécurité indivisible pour tous ses riverains. C’est ce qui en fait des défenseurs acharnés du partenariat, mais des défenseurs très sourcilleux. Ce qu’ils expriment par la formule forte « le partenariat et non le protectorat ! ».

Cette attitude est bien illustrée, à titre d’exemple, par cet événement lors de la période de confrontation Est-Ouest, quand l’ex-URSS avait demandé des facilités pour utiliser la façade méditerranéenne de l’Algérie et disposer de l’importante base navale de Mers El-Kebir. Ce qui aurait constitué une menace sérieuse sur le flanc sud de l’Europe et de l’OTAN. Les autorités algériennes ont refusé cette demande comme elles ont refusé la proposition d’un traité d’amitié avec l’Union soviétique car un tel traité entre une superpuissance et l’Algérie aurait été un contrat inégal et léonin.

Une autre illustration de cette attitude, c’est le fait que l’Algérie a réglé ses problèmes frontaliers avec tous ses voisins. Elle n’a pas de revendications territoriales. Elle croit au contraire à la nécessité de bâtir un Maghreb uni où 80 millions de producteurs et de consommateurs pourraient donner une dimension crédible au partenariat que la Déclaration de Barcelone a voulu initier en novembre 1995. Il s’agit bien de producteurs et de consommateurs car l’on a souvent souligné et privilégié la seule vision d’un marché de consommateurs, et on a donné parfois au partenariat un sens commercial restreint : celui de l’exportation de produits, de consommation courante principalement, du Nord vers le Sud, sans bénéficier au développement de la rive Sud de la Méditerranée.

Au-delà des questions d’ordre strictement économique, il est important d’approfondir la connaissance mutuelle, aux plans humains et culturels, car c’est cela qui constituera une base crédible pour instaurer la confiance mutuelle nécessaire à la sécurité des uns et des autres. C’est dans la mesure où le regard de l’un sur l’autre n’est pas un regard de suspicion mais plutôt un regard de compréhension et d’estime que de confiance pourra s’instaurer.

Certes, l’Europe de l’Est concurrence les pays de la région comme l’Algérie, car elle attire les flux financiers et surtout les connaissances technologiques et le savoir-faire de l’Ouest. Bien plus préoccupante est la vision de certains, au Nord, qui considèrent les pays du Sud comme une source de menace. A ce propos, l’on se demande, dans les pays du Sud, quel est le rôle exact de l’OTAN depuis la chute du camp de l’Est. Chacun sait qu’à ses origines, les membres de cette organisation avaient pour objectif, entre autres, de régler pacifiquement leurs différends, de développer les facteurs de stabilité et de s’attacher aux valeurs démocratiques, aux libertés individuelles et au régime de l’Etat de droit. Comme tout le monde sait aussi qu’un Plan Marshall, doté de 14 milliards de dollars US (de 1947) pour l’aide à la reconstruction de l’Europe de l’Ouest a précédé la création de l’OTAN. L’espoir, c’est qu’il n’y ait pas de substitution d’adversaire d’hier à l’Est par un autre aujourd’hui au Sud. Car ce serait, sûrement, se tromper d’objectif.

Car l’adversaire commun est le sous-développement qui voisine le développement. C’est le problème de l’endettement, du terrorisme, de la drogue, de la pollution, etc. Ce sont aussi les problèmes des pays du Sud. C’est en commun qu’ils pourront être traités efficacement et vaincus. Il s’agit, en effet, de défis qui ne pourront être relevés qu’ensemble.

Il y a quelques années, dans la péninsule ibérique, si européenne et si africaine aussi, des ministres de l’énergie de l’Algérie, du Maroc, de l’Espagne et du Portugal ont inauguré le gazoduc Maghreb – Europe qui vient compléter le gazoduc Transmed qui passe par la Tunisie et l’Italie.

Aussi, compte tenu des réserves importantes de gaz naturel recelées dans le sous-sol algérien et de la volonté de satisfaire les besoins des industries et des foyers des pays industrialisés d’Europe, de nouveaux projets sont à l’étude ou en cours de réalisation. Je citerai pour mémoire :

– nouveaux terminaux de re-gazéification du gaz naturel liquéfié en Italie,

– nouveau gazoduc Algérie – Espagne,

– une nouvelle liaison sous-marine directe entre l’Algérie et l’Espagne,

– un projet de gazoduc transafricain pour évacuer le gaz du Nigeria par la côte méditerranéenne, avec des retombées positives sur les populations du Mali et du Niger, pays de passage.

Au-delà du développement de l’approvisionnement en énergie gazière, il faut signaler une valorisation complémentaire par la pose d’un câble électrique doublant le gazoduc Algérie – Sardaigne et Algérie – Espagne pour la génération et l’exportation d’électricité ; de même que des lignes de télécommunications à fibre optique, relieront, le long de ces deux conduites le continent africain au continent européen.

Dans le prolongement de cette dynamique de valorisation et dans la perspective globale de coopération et de vision intégrée, un système de télécommunications par fibre optique reliera la côte algérienne à Lagos au Nigeria, cette ville devant elle-même être raccordée à l’Afrique du Sud. Cette liaison s’ajoutera à la route trans-saharienne en cours de continuation vers le Nigeria.

C’est à l’expression de la foi commune de tous ces pays dans la construction du Maghreb et d’une solide relation d’intérêt avec l’Europe donnant ainsi un contenu concret à la déclaration de partenariat de Barcelone que l’Algérie aspire. Mais, en même temps et comme pour célébrer le premier anniversaire de cette déclaration, l’on annonçait la création de l’Eurofor qui sonne comme un rappel fâcheux d’une époque coloniale que l’on croyait révolue. Cette force, loin de régler un quelconque problème, risque de devenir, si elle était maintenue une source de tension inutile. Dans ce domaine, c’est à une modernisation de leurs concepts de sécurité que les pays du Sud, et en particulier l’Algérie, appellent les pays du Nord. Car la sécurité ne se pose plus aujourd’hui — et en direction du Sud — en termes militaires mais en termes d’élimination du sous-développement et des causes possibles de tension et d’insécurité pour les uns et les autres, et non pour les uns à l’exclusion des autres.

Notes:

* Ancien conseiller du Président Boumediene, ancien Secrétaire général du gouvernement (04 / 1977 à 07 / 1980), ancien chef du gouvernement (12 / 1998 à 12 / 1999), président de l’Association algérienne de relations internationales.

La conférence s’est tenue le 11 juin.

[1] Il s’agit du calife abbasside El Kadir (409 de l’Hégire = 1019 après JC).

[2] Il faut rappeler que ce parti avait gagné la majorité des communes qui sont en Algérie les structures en charge des opérations électorales.

[3] Aucun texte de quelque nature que ce soit n’a formellement annulé le second tour des élections législatives de décembre 1991.