Rolande Borrelly*
La Conférence internationale qui s’est tenue à Monterrey, au Mexique, du 18 au 22 mars dernier avait pour objet le financement du développement. Convoquée à l’initiative des Nations Unies, cette réunion à laquelle ont participé plus de 50 chefs d’Etat ou de gouvernement et quelques 200 ministres s’est terminée par l’adoption d’une déclaration qui a été baptisée “consensus de Monterrey” , en référence, on s’en doute au fameux “consensus de Washington”. Ce texte ne peut pourtant pas faire illusion : ni sa problématique, ni les engagements qu’il contient ne correspondent aux nécessités du moment en ce qui concerne le financement du développement.
Comme c’est maintenant le cas pour presque toutes les grandes réunions internationales, la Conférence de Monterrey a été un “événement”. Dans les jours précédents la conférence proprement dite – c’est-à-dire une réunion de représentants des Etats membres de l’ONU- trois forums ont eu lieu à Monterrey : le Forum de la société civile, le Forum des parlementaires et le Forum des entreprises ; en parallèle avec les sessions de la Conférence, une douzaine de tables-rondes ont rassemblé plus de 800 participants pour des échanges qualifiés de “quadripartites” (gouvernements, société civile, monde des affaires et représentants des organisations internationales).
Cela n’a pas suffi à en faire un grand succès. Bien que la couverture médiatique de l’“événement” soit restée modeste, on a pu entendre s’élever les voix discordantes de chefs d’Etat de pays sous-développés. Certains d’entre eux n’ont pas mâché leurs mots, critiquant les pays industrialisés égoïstes et dominateurs, dénonçant les politiques d’austérité que leur imposent les organisations financières internationales comme “un venin mortel pour leurs populations” et appelant la communauté internationale à déclarer “l’état d’urgence sociale”. Et on a pu craindre, un court moment, que la réunion tourne court, un groupe de pays s’étant mobilisé autour du Président vénézuélien, Hugo Chavez, pour refuser de se laisser imposer un consensus qui se ramenait à « une litanie de vagues promesses précuites dès la fin janvier par des diplomates ».
La Conférence s’est finalement terminée normalement. La Déclaration de Monterrey a été adoptée par acclamation. Pourtant elle n’apportait pas même un début de réponse à ceux qui avaient demandé et espéraient que cette réunion internationale puisse enfin prendre en considération les vrais problèmes du financement du développement. Elle n’avait pas débouché, la voie était sans issue ; et c’est peut-être pour cela, du reste, que Fidel Castro n’avait pas attendu la fin de la Conférence pour repartir à Cuba.
1- Les enjeux de la Conférence de Monterrey
Il faut d’abord bien comprendre que la tenue de la Conférence était en elle-même un enjeu. Décidée par l’Assemblée Générale des Nations Unies en 1998, elle aurait dû se tenir plus tôt mais sa date avait été difficile à arrêter. L’initiative prise par les Nations Unies de tenir une grande réunion internationale sur le financement n’allait pas de soi en effet. Jusque là il ne leur avait été reconnue aucune compétence dans ce domaine. La Banque mondiale et le Fonds Monétaire International se sont depuis toujours arrogé un monopole des questions financières et monétaires et ils le défendent jalousement. Même dans leurs organes spécialisés sur les problèmes du développement, les Nations Unies n’ont jamais été autorisées à toucher à ces questions. L’Organisation des Nations Unies pour le développement industriel (ONUDI), par exemple, a été obligée de laisser systématiquement à ces institutions financières le soin de traiter du financement de l’industrialisation, une question pourtant centrale dans sa mission de promotion de l’industrie dans les pays qui en étaient dépourvus. Cette exclusivité était encore en 1999 le leitmotiv de tous les rapports de l’ONUDI, de la CNUCED, sans parler de ceux des agences spécialisées qui en sont le plus souvent réduites à exécuter des projets que financent le groupe de la Banque mondiale ou les banques régionales de développement.
Si le Secrétaire Général de Nations Unies, Kofi Annan a pu lancer le projet d’une telle conférence, c’est à la suite d’une délibération de l’Assemblée Générale qui cédait ainsi à la demande que le Groupe des 77 réitérait depuis des années[1]. En ce sens, Monterrey semblait devoir être un nouveau moment fort du dialogue Nord-Sud.
Certes, la Conférence sur le financement du développement ne devait pas laisser de côté les institutions spécialisées qui règnent en maître sur la question. Comme dans toute conférence des Nations Unies, elles devaient trouver leur place parmi les observateurs. Et, de plus, Kofi Annan avait fait de l’ancien Directeur général du FMI, Michel Camdessus, son envoyé spécial à Monterrey.
Le débat auquel a pu se prêter le titre anglais de la Conférence de Monterrey donne une juste idée de l’enjeu qu’elle représentait sur le fond. L’expression française “financement du développement” devenait en anglais, non pas “Financing development” mais “Financing for développent”, ce qui en dilue le sens. En effet, si l’on veut traiter des problèmes que rencontrent les pays sous-développés pour financer leur développement, il ne suffit pas de prendre en considération seulement ceux qui concernent les ressources destinées au développement, il faut aussi traiter d’autres questions comme le fardeau de la dette, le prix des produits de base, les termes de l’échange ainsi que les problèmes liés aux flux privés de capitaux qui se dirigent vers ces pays pour de tout autres raisons que leur développement. C’est tout cela qui affecte leur capacité à financer leur développement.
L’ordre du jour qui a été retenu allait un peu au-delà de la stricte vision du “financing for development”. La dette, le commerce, les problèmes du cadre général du financement du développement font bien partie des thèmes qui ont été retenus à côté de la mobilisation des ressources internes, de l’investissement étranger et de la coopération financière internationale y compris l’aide publique au développement. Mais il ne faut pas en déduire trop vite que l’orientation ainsi donnée au travail de la Conférence allait dans le sens souhaité par le Groupe des 77. L’ancien Secrétaire Général de la CNUCED, Gamani Corea, dans un article de la South Letter[2] a bien mis en évidence les pièges que contenaient ces thèmes quand ils étaient interprétés dans l’optique libérale que prônent les pays occidentaux. L’issue des débats est loin de lui avoir donné tort.
2- Une Conférence pour rien ?
Il ne faut pas se laisser illusionner par l’expression de « consensus de Monterrey ». Cette manière de présenter le résultat de la Conférence sur le financement est trompeuse : le texte de la Déclaration était déjà rédigé quand la Conférence s’est ouverte et les discussions qui ont eu lieu à Monterrey n’y ont pas changé un iota. C’est dire que les jeux étaient déjà faits et, hélas, la volonté de changement exprimée par le Groupe des 77 avait fait long feu : ni la problématique, ni les modalités du financement du développement ne seraient réformées à Monterrey.
L’esprit de Monterrey
Les réunions internationales du type de celle de Monterrey ne s’improvisent pas. Elles font l’objet d’une préparation minutieuse et c’est là que se détermine effectivement ce qu’il en adviendra. Les réunions préparatoires sont déterminantes et des sujets de leurs débats et de leur déroulement. On l’a bien vu avec la Conférence sur le racisme qui a eu lieu à Durban, en septembre dernier. La PrepCom, malgré de nombreuses réunions n’était pas parvenue à circonscrire les points qui opposaient les parties prenantes, a fortiori à achever la rédaction d’une version présentable de ce que devaient être la Déclaration finale et le Programme d’action. Résultat, les sessions de la Conférence ont donné lieu à une gigantesque cacophonie et des mois après on attend toujours la publication d’un texte « officiel » de la Déclaration et du Programme.
Pour la Conférence sur le financement du développement aussi, les réunions préparatoires ont été déterminantes. Plus précisément tout s’est joué à la troisième réunion en octobre 2001. Le cours des travaux s’est brutalement trouvé modifié par une intervention des Etats-Unis ; leur prise de position allait créer les conditions pour qu’il ne se passe rien à Monterrey. Dans une courte déclaration[3], le représentant américain a en effet indiqué que :
1 – son gouvernement refusait catégoriquement l’idée que la Conférence donnerait lieu à une quelconque négociation sur la question du financement du développement ;
2 – le texte de base qui devrait sortir de Monterrey devait être limité à une déclaration politique d’une page, une simple et courte déclaration d’intention et d’engagement ;
3 – cela n’excluait pas d’échanger des idées sur le sujet et de rassembler les meilleures dans un autre rapport.
Pour justifier cette position le représentant américain a invoqué l’ignorance dans laquelle nous sommes sur la manière ou les moyens d’atteindre le développement. « Personne d’entre nous ne sait comment faire pour que le développement se produise ». Tout ce qu’on peut tenir pour assuré concerne le contexte : « il doit y avoir la paix (…) ; il doit y avoir la liberté et un état de droit (…) ; les pays doivent faire le choix du capitalisme ».
Et il a conclu : « Ayons le courage de continuer à tourner le dos aux pratiques stériles du passé : aux débats, aux négociations qui n’en finissent pas ainsi qu’aux déclarations- fleuve. Nous ne pouvons pas négocier le développement. Nous pouvons seulement, ensemble, explorer comment le financer ».
Cette dernière proposition exprime parfaitement l’esprit de Monterrey. Il ne peut être question de revendiquer ou de négocier la fin de la domination des pays industrialisés et le drainage des ressources qu’elle favorise. L’idéologie du partenariat s’est imposée et orientera les débats à venir. Le partenariat, « c’est le “maître-mot” qui doit caractériser les relations entre pays industrialisés et pays en développement » dira M. Camdessus dans son allocution d’ouverture à Monterrey.
L’avenir du financement du développement
Ainsi les jeux étaient-ils faits dès octobre 2001. On pouvait dès ce moment-là prévoir que la Conférence deviendrait « une parlote, un bavardage inutile et sans fin, une discussion esquivée ou sans conclusion pertinente sur les sujets essentiels »[4]. Le projet de Déclaration finale achevé de rédiger trois mois plus tard permettait de confirmer le diagnostic.
Le texte de dix-sept pages qui allait être adopté sans changement à Monterrey affichait clairement l’abandon de toute préoccupation au sujet de la dette. Cinq paragraphes seulement lui sont consacrés sur les soixante-treize qui composent ce texte. Aucun de ces paragraphes ne suggère qu’il s’agit là d’un problème crucial pour nombre de pays et que sa résolution constitue un préalable absolu à tout effort de développement, la dette y est traitée comme une “donnée” parmi d’autres ; aucun ne mentionne les critiques qui sont aujourd’hui couramment exprimées à l’égard des institutions financières internationales, y compris par certains de leurs anciens directeurs ; quant à celui qui traite de la fameuse initiative PPTE qui doit faciliter la soutenabilité de l’endettement en même temps qu’elle doit faire reculer la pauvreté, il fait silence sur les obstacles qu’elle rencontre.
Le dispositif prévu dans ce texte pour le suivi de la Conférence était lui-même significatif du “non-événement” qu’allait constituer Monterrey. Aucune mesure d’ampleur pour organiser l’application d’éventuelles mesures en faveur du financement du développement. Il suffit de compter sur ce qu’apportera la “nouvelle architecture financière internationale” encore dans les limbes. Sous le titre « Restons mobilisés » (sic), le texte s’en tient à préconiser une plus grande coopération entre toutes les parties prenantes, au premier rang desquelles la Banque mondiale et le FMI, et la relance des discussions de haut niveau que l’Assemblée Générale des Nations Unies avait initiées pour « le renforcement de la coopération internationale par le partenariat ». Last but not least, l’idée d’une conférence d’évaluation du Consensus de Monterrey est avancée mais on se contente de prévoir que les modalités devront en être arrêtées « pas après 2005 ».
La Conférence de Monterrey devait fournir une occasion unique d’appréhender toutes les sources du financement du développement (intérieures et extérieures, publiques ou privées, sous forme d’aide, de commerce, d’investissement et aussi de réduction de la dette). On vient de voir le peu d’importance qui a été accordée à la dernière des sources citées, la dette. La première, les ressources internes, a surtout donné lieu à un magistral exposé de toute la doctrine néo-libérale en matière de politique économique, « bonne gouvernance » et lutte contre la corruption comprises. En fait les débats qui ont eu lieu à Monterrey ont porté de manière privilégiée, pour ne pas dire exclusive, sur les flux de capitaux, privés ou publics qui vont du Nord vers le Sud[5].
Les débats sur l’aide au développement ont été les plus médiatisés de la Conférence mais il serait erroné de croire qu’ils ont été les plus importants pour l’avenir du financement du développement.
L’aide n’aurait pas dû être un sujet d’importance pour Monterrey. Depuis des années sa place diminue parmi les flux de capitaux qui se dirigent vers le Sud. En 1990 l’aide publique au développement représentait presque la moitié des ressources extérieures des pays sous-développés. En 1997, les flux de capitaux privés ( investissements directs et de portefeuille, prêts et crédits internationaux) atteignaient un volume plus de trois fois supérieur à celui de l’APD. Par ailleurs, depuis longtemps, cette aide est critiquée pour son inefficacité. Les pays donateurs estiment qu’elle est mal utilisée, voire gaspillée. Dans les pays récepteurs, on dénonce tantôt les contraintes qui pèsent sur l’emploi de ces fonds, tantôt leur détournement au profit d’intérêts particuliers. Mais la Conférence a eu lieu après le 11 septembre et il fallait bien compter avec les réactions et les analyses auxquelles ces événements ont donné lieu. La pauvreté nourrissait les régimes fanatiques comme celui des talibans, elle était le terreau où poussaient des réseaux dédiés aux activités terroristes. L’aide était la réponse la plus évidente à la question posée par le Président français dans le discours qu’il a prononcé à Monterrey. « Comment mettre un terme à une situation moralement inacceptable, politiquement dangereuse, économiquement absurde, celle d’un monde où l’accumulation croissante de la richesse ne suffit pas à permettre aux plus pauvres de s’arracher à la pauvreté » se demandait Jacques Chirac qui s’est félicité de voir que l’Union Européenne s’était résolue à annoncer un effort particulier pour augmenter l’APD et atteindre le fameux seuil de 0,7 % dans leur PIB. Les Etats-Unis eux-mêmes ont abandonné une partie de leur réticence à l’égard de l’aide. Le Président Bush, venu en personne à Monterrey, accompagné d’une nombreuse délégation, a annoncé qu’il augmenterait significativement la contribution des Etats-Unis à l’Agence Internationale pour le Développement qui est spécialisée dans l’attribution de prêts aux pays les plus pauvres.
Sans ce contexte très particulier, l’aide au développement n’aurait eu qu’une place marginale dans les débats de la Conférence. L’ordre du jour comme le texte de la Déclaration donnait aux investissements et au commerce plus d’importance qu’à l’aide comme sources de financement du développement. Ces sujets étaient traités avant celui de l’aide et il leur était consacré trois fois plus de paragraphes qu’à l’aide.
Indiscutablement cette priorité accordée aux investissements étrangers dans l’apport de capitaux aux pays dits en développement correspond à une réalité objective. Les flux de capitaux privés ont connu une croissance très rapide dans les années 90 et même si la plus grande part d’entre eux circulait entre les pays industrialisés, le volume qui se dirigeait vers le reste du monde avait rapidement dépassé celui de l’aide au développement comme on l’a déjà indiqué ci-dessus. Certes, ces flux n’atteignaient au Sud qu’un nombre limité de pays et de plus ils n’étaient pas toujours destinés à la formation de capital dans le secteur productif mais cela n’empêchait pas certains d’affirmer qu’ils devaient prendre le relais de l’aide.
Le débat sur les mérites respectifs de l’aide publique et des capitaux privés pour la solution des problèmes actuels des pays qui n’ont pas encore “décollé” n’est pas tout à fait tranché comme l’ont montré une série de colloques organisés à Washington en préparation à la Conférence de Monterrey. Des personnalités comme George Soros, le financier philanthrope ou Joseph Stiglitz, l’ancien économiste en chef de la Banque mondiale, continuent à soutenir que l’aide reste nécessaire, même si elle doit être mieux gérée par ceux qui la donnent comme par ceux qui la reçoivent. Mais le camp de ceux qui plaident pour un développement appuyé sur les capitaux privés est plus nombreux. On y trouve évidemment, à côté des économistes libéraux, les responsables politiques des pays industrialisés qui ont à soutenir les stratégies de redéploiement et de mondialisation de leurs entreprises mais on y trouve aussi une partie des décideurs économiques et politiques de pays du Tiers- Monde. A Monterrey ce sont leurs thèses qui ont prévalu. On retiendra ici les paroles du Président du Sénégal, Abdou Wade : « L’aide n’est qu’un appoint à une machine qui marche par ses propres moyens, à un système qui fonctionne (…). On ne connaît nulle part dans le monde un pays qui ait réussi par l’aide et la dette (…) C’est le secteur privé qui a développé l’Europe, les Etats-Unis et les pays asiatiques (…). Le développement de l’Afrique se fera par le secteur privé et pas autrement ». C’est cette stratégie qu’il veut appliquer avec le « Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique » et on comprend pourquoi, à Monterrey, ce fameux NEPAD a été donné une fois de plus en exemple. Cela ne pouvait quand même pas couvrir la voix d’un autre artisan du NEPAD, le Président du Nigeria qui rappelait crûment que deux ans après l’adoption du Programme du Millénaire pour la réduction de la pauvreté, rien n’avait encore était fait, et que « en dépit de promesses généreuses, le Nigeria n’avait pu obtenir un seul cent pour l’allégement de sa dette ».
Et là est la principale leçon à tirer de la Conférence. Le “consensus de Monterrey” ne fait que poursuivre la mise en cause du droit au développement tel qu’il avait été conçu dans les hautes années du dialogue Nord-Sud. Le rapport actuel des forces a empêché que puissent aboutir les efforts du Groupe des 77 pour arrêter l’entreprise de destruction qui a pour nom la mondialisation — Fidel Castro a parlé de “véritable génocide”.
Notes:
* GRREC, université de Grenoble.
[1] Voir le document que le South Centre a publié en 1999 pour préparer cette conférence et qui est intitulé Financing Development, Key Issues for the South.
[2] Gamani Corea, « The UN Conference on Financing for Development », South Letter, n° 37, vol 1&2, 2001.
[3] On peut lire le texte intégral de cette déclaration qui a été repris dans l’article la South Letter n° 38 intitulé « Financing Development- or not – as the case may be ».
[4] Ibidem, p. 25.
[5] Ce n’est qu’une image. Comme on le sait, une partie des flux destinés au Sud ne quittent jamais le Nord. C’est le cas par exemple pour une grande partie des ressources de l’assistance technique qui sont dépensées dans le pays donateur. Il en est de même pour les crédits nouveaux destinés à faire face aux échéances de la dette.