Par Pierre Bailly, Maître de conférences honoraire, Université Grenoble-Alpes

Usine près de Charleroi, Maximilien Luce
I. L’industrialisation, un monde social-démocrate keynésien
Le développement ou la généralisation de l’industrialisation après la fin de la Seconde Guerre mondiale constitue l’aboutissement d’une mutation radicale et progressive de la production de richesses amorcée avec « la révolution industrielle » au XVIIIe siècle par le remplacement des sociétés agraires traditionnelles issues de « la révolution néolithique ». L’industrialisation, contrairement à un discours convenu, ne se confond pas avec le capitalisme, comme le démontre le socialisme soviétique, c’est plutôt l’industrialisation qui a métamorphosé le capitalisme commercial.
Le processus d’industrialisation se subdivise en des phases diversifiées, selon chaque État et parfois au sein d’un même État, loin de connaître une expansion continue à partir de quelques lieux innovateurs. Il se fragmente, subit des reculs ou des périodes de stagnation. Des luttes sociales et politiques révèlent le refus de l’industrie (des luddites aux canuts en passant par la Commune de Paris, comme les migrations vers l’ouest aux États-Unis) par des populations souvent majoritairement hostiles. La coexistence de mouvements opposés à l’industrialisation, conservateurs ou progressistes, avec des courants réformistes parcourt l’histoire de l’industrialisation. Elle s’explique par le remplacement des catégories sociales traditionnelles (propriétaires terriens, artisans, paysans, commerces individuels) par de nouvelles couches sociales (chefs d’entreprise, salariés, agriculteurs, centres commerciaux).
C’est au cours de la bifurcation de l’entre-deux-guerres, crise de la mondialisation coloniale, que la victoire de l’industrie se dessine. Cette période marque la fin du libéralisme européen, et son remplacement par un compromis social-démocrate teinté d’américanisme. La constitution de systèmes productifs nationaux se caractérise par une salarisation croissante, l’organisation scientifique du travail, des entreprises gérées par des gestionnaires, une intervention publique généralisée, une énergie et des matières premières à prix décroissants, une intégration des salariés avec la protection sociale et l’accès aux services publics et une certaine pruderie dans les mœurs.
Pour les pays développés, cette forme de capitalisme permet la croissance de la richesse par tête, une croissance démographique, la diminution de l’extrême pauvreté, la formule mythique des « Trente glorieuses » résume cet accès de la très grande majorité de la population à la société de consommation, fortement décriée par une fraction de ses bénéficiaires.
II. La rupture de 1974 : la fin des systèmes productifs nationaux
Le modèle social-démocrate d’industrialisation rompt avec la succession des crises périodiques par la mise en œuvre de procédures de régulation politico-économique, propres à chaque système productif national. Les partenaires sociaux engagés dans des processus permanents de conflit-coopération deviennent les acteurs essentiels du fonctionnement des sociétés. L’alternance des phases de politique de stimulation de la demande et des politiques de rigueur menée par l’État social ou providence évite les crises et assure une croissance continue durant les Trente glorieuses jusqu’à la rupture des années 1970. Cette rupture tient à deux ensembles de phénomènes : tout d’abord, une moindre efficacité des procédés internes ainsi que d’une extension des demandes liées à la réussite du développement, ensuite des transformations dans la configuration géopolitique mondiale et de l’environnement.
Le premier ensemble s’explique en grande partie par le succès du modèle visant à favoriser l’industrialisation des sociétés concernées. La fin de la période de rattrapage entraîne un ralentissement de la croissance et nécessite des transformations en raison des limites sociales et productives de l’OST et avec l’émergence du recours au traitement de l’information dans l’industrie. La bureaucratisation tant des entreprises que des administrations rend difficile la mise en œuvre des réformes. Les forces sociales, elles, réclament des améliorations en matière de rémunération, de reconnaissance syndicale, d’extension de la protection sociale, d’accès à la consommation de masse et aux services publics non régaliens (éducation, santé, culture, sport).
Le deuxième ensemble entraîne des tensions internes en raison de changements de l’environnement global. La généralisation des hydrocarbures comme source principale d’énergie à la place du charbon implique, outre une expansion de l’industrie automobile, pour de nombreux pays, une perte de l’autonomie énergétique et engage une mutation longue de l’économie de l’énergie. Le retournement des tendances du prix du pétrole et des matières premières à partir de la décennie 1970 démontre cette dépendance et constate la fin du modèle basé sur la baisse des coûts. Outre qu’elle résulte d’un choix des États-Unis, elle répond à l’échec des promesses de développement en dehors des pays déjà développés. Avec les débuts de la détente et de la réduction des tensions internationales, de la coexistence pacifique, les pays du Sud s’organisent avec le mouvement des non-alignés pour favoriser leur indépendance effective tant politique qu’économique en dehors de l’affrontement est-ouest. Enfin, les préoccupations liées à la pollution et aux atteintes à l’environnement naturel et humain entraînent des interrogations sur la dynamique de l’industrialisation.
La conjonction de ces déficiences partielles engendre une discontinuité analysée comme la rupture de 1974. Elle se traduit au cours de la décennie 1970 par des tentatives de modernisation et d’approfondissement du modèle modernisé par les pouvoirs publics et par un mouvement de délocalisations géographique pour y implanter un taylorisme « périphérique ». L’échec des diverses politiques publiques à retrouver des conditions de croissance satisfaisante conduit au tournant radical de 1979.
III. Le tournant de 1979, la mondialisation : un monde hayékien
L’année 1979, celle du « grand retournement », du « tournant mondial » marque une rupture radicale dans l’évolution des sociétés qui traduit l’impuissance de l’interventionnisme économique pour répondre aux difficultés récurrentes. Elle débouche sur la révolution conservatrice, sur les plans économique, sociétal, idéologique et religieux. Elle exprime le rejet des conceptions dominantes économiques keynésiennes au profit d’approches néolibérales fondées sur des politiques de l’offre et une réduction sensible des régulations étatiques, y compris dans les domaines régaliens. Ces « révolutions conservatrices » restreignent le rôle l’État social comme système de redistribution des ressources au profit des ONG caritatives. Ce conservatisme s’accompagne d’une inflexion vers la valorisation des identités individuelles fondées sur la religion, la race, les préférences sexuelles, etc. L’ambition visait, comme pour la Chine, à favoriser une économie fondée sur les marchés pour permettre ou obliger les agents à s’engager dans des processus plus productifs et plus dynamiques dans une forme de capitalisme qui restitue le pouvoir aux propriétaires au détriment des gestionnaires. Les délocalisations des industries de la production de masse standardisée ou polluante vers les pays du Sud se poursuivent sous une forme innovante. Le recours aux technologies de la communication, la baisse du coût des transports rendent possible la fragmentation des processus de production sous forme de chaînes de valeur. L’augmentation de la richesse, l’amélioration de la situation des populations en matière de richesses, de diminution de la pauvreté d’amélioration de l’éducation et de la santé, la diffusion du développement flagrant avec l’avènement des pays émergents contribuent à l’illusion, confortée par l’implosion de l’Union soviétique, consommation de l’histoire pacifique, démocratique et libérale. Cette courte période, 1980-2000, se conclut avec les attentats islamistes du World Trade Center de 2001, puis la crise financière de 2008-2009 et enfin la pandémie sanitaire de 2020. Cette série d’évènements atteste l’épuisement du développement industriel associé à l’instabilité tant des sociétés que des relations internationales sans avoir résolu les atteintes à l’environnement. La mondialisation donne l’impression d’une sauvegarde des caractéristiques structurelles du compromis social-démocrate tout en modifiant l’esprit. L’universalité présupposée du modèle occidental, en oubliant les particularités culturelles, sociales et historiques propres, se trouve parfaitement illustrée par les néoconservateurs comme Fukuyama. La mondialisation coloniale devait permettre de sauver le modèle de capitalisme libéral et l’ordre du monde, la mondialisation néolibérale devait généraliser les sociétés industrielles avec la démocratie et l’économie de marché ; elle débouche sur une bifurcation d’où apparaissent deux éventualités, soit un nouveau développement de sociétés numériques, soit une involution vers des sociétés décroissantes.
IV. Vers des sociétés et des capitalismes numériques ?
En opposition à la vision patrimoniale, la progression des sociétés numériques poursuit la dynamique du développement sur de nouvelles bases productives internalisant les externalités environnementales. Cette mutation numérique dynamise une révolution sociale dont les prémices peuvent être trouvées dès les premiers ébranlements du compromis social-démocrate de la fin de la décennie 1960 et du début de celle de 1970, qui annoncent la sortie des sociétés industrielles appuyées sur des valeurs universelles et structurées par le conflit social ouvriers contre employeurs. Le passage de la transformation de la matière au traitement de l’information bouleverse les relations professionnelles antérieures et par là même les institutions et les conventions existantes. Les limites des ressources naturelles, la détérioration d’une partie de l’environnement naturel, le vieillissement de la population, le changement climatique et les transformations des modes de vie et des relations sociales induites par l’informatique imposent une restructuration des méthodes de la production et des adaptations des modes de consommation comme d’une refonte de la vie sociale. Le mixte énergétique enrichi des énergies décarbonées n’assure pas encore une énergie à bas prix, une condition du développement numérique très énergivore.
La société industrielle, avec ses usines géantes constituées d’un grand nombre de salariés peu qualifiés (OS) à des horaires fixes, aux activités rationnellement prévues, disparaît progressivement, y compris chez certains émergents. Le recours systématique aux équipements numérisés rend obsolète la distinction traditionnelle entre l’industrie et les services, avec une prépondérance des activités relatives au traitement de l’information, avec la robotisation de nombreuses tâches d’exécution. Le recours au télétravail, popularisé avec le confinement COVID, tend à étendre à de nouvelles catégories de salariés la disparition de la frontière entre le monde professionnel et le monde familial. Cette tendance réduit l’importance du travail collectif, facteur d’innovation et de productivité. Elle entraîne un retour à une forme ancienne d’organisation préindustrielle de la production, le « putting out system », qui augmente les coûts de transaction et diminue les coûts d’organisation. Les transformations en cours évoluent vers une « hyper-industrie » sobre et efficace par une réorganisation des chaînes de valeur, la réindustrialisation avec une réinvention du système industriel pour produire et consommer autrement en fonction des contraintes actuelles. Le vieillissement et la réduction, annoncés, de la population mondiale constituent une nouveauté depuis le néolithique qui amène un pays comme le Japon à multiplier les robots humanoïdes. La relation repensée avec l’environnement oblige à mettre en œuvre une stratégie d’adaptation technique et socioéconomique aux changements climatiques et à leur variabilité selon les zones.
L’IA générative propose une variété de réponses et non plus « la bonne réponse absolue », elle ne constitue pas une avancée technologique majeure. Les algorithmes utilisés ressemblent à ceux connus et utilisés depuis déjà quelques années dans un processus relativement continu et prévisible. Elle poursuit une tendance ancienne, avec une amélioration des résultats, ce qui la rend plus facilement utilisable, avec une généralisation de son usage permise par la disponibilité des algorithmes par les grands groupes.
Cette rupture d’usage est comparable à l’arrivée dans la décennie 1980 des micro-ordinateurs. La banalisation de l’usage des modules d’IA leur donne une légitimité même si le contrôle de la technologie reste entre les mains des entreprises.
La transformation actuelle, dans le cadre de la bifurcation en cours, reflète l’évolution de la société industrielle vers une société numérique. Elle offre une multitude d’options de développement qui ne se limitent pas à une transition progressive et linéaire vers un objectif prédéfini. Aucun déterminisme ne permet d’envisager la configuration du nouveau système, tant les hasards et les contingences ouvrent des perspectives dans la réorganisation des structures économiques et sociales. Trois prospectives de l’avenir se confrontent : la conservation de l’existant (décroissance), voire un retour vers le passé (les communs), la réforme par l’adaptation au nouvel environnement (par obligation ou par choix).
Le capitalisme numérique, basé sur les technologies numériques, où les données, les plateformes en ligne et les technologies de l’information jouent un rôle central, décrit l’évolution du capitalisme industriel qui se caractérise par une économie basée sur les technologies numériques pour créer de la valeur économique au sein d’une nouvelle forme de mondialisation dans un monde en innovation. Les technologies numériques permettent aux entreprises de s’étendre rapidement à l’échelle mondiale, facilitant ainsi la globalisation des marchés et des services, en particulier avec les chaînes de valeur et l’économie des plateformes. Le traitement de l’information et son autonomisation dominent et structurent les relations économiques et sociales, tant pour les marchés que pour les biens publics. Les données deviennent la ressource de cet ensemble sous la forme des mégadonnées (big data), mobilisées par les outils de l’intelligence artificielle. Ces derniers visent à optimiser les processus, à réduire les coûts et à augmenter l’efficacité. Les acteurs (entreprises, pouvoirs publics, ONG) collectent, analysent et monétisent les données des utilisateurs pour personnaliser les services, cibler la publicité, et améliorer les produits.
Loin d’une économie sans usine, les plateformes numériques, dont les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, et Microsoft), organisent les structures de marché qui facilitent les interactions entre les producteurs de biens, les fournisseurs de services et les utilisateurs. Les entreprises numériques innovent rapidement et introduisent de nouveaux modèles économiques répondant plus efficacement aux demandes des consommateurs. Ce qui pose également des défis réglementaires, car les législations peinent souvent à suivre le rythme rapide de l’innovation technologique. Cela provoque des changements significatifs dans la production, dans l’organisation du travail et sur les compétences nécessaires pour répondre aux nouvelles contraintes.
Le capitalisme numérique transforme de nombreux aspects de la société et de l’économie dans un nouveau paradigme avec des défis complexes. C’est en particulier important dans le domaine de l’éthique concernant la vie privée, la surveillance, et l’utilisation des données. Ce modèle économique implique de sérieux effets sur l’environnement. Tout d’abord en limitant l’utilisation des ressources et réduisant les impacts sur l’environnement.
Les technologies numériques peuvent améliorer l’efficacité énergétique dans divers secteurs, comme les transports, l’industrie et les bâtiments, en optimisant les processus et en réduisant la consommation d’énergie. Elles peuvent favoriser l’innovation dans les énergies renouvelables, les véhicules électriques et d’autres technologies vertes. La numérisation des services et des produits peut limiter l’utilisation de ressources physiques, comme le papier, et diminuer les déchets. Cependant, cette généralisation avec les centres de données, les réseaux et les appareils numériques consomment une quantité importante d’énergie électrique d’où l’importance de la produire avec des sources renouvelables. L’industrie numérique contribue aux émissions de gaz à effet de serre, notamment par la fabrication de matériel électronique et l’exploitation des infrastructures numériques. La production et l’élimination des appareils électroniques génèrent des déchets toxiques qui posent des problèmes environnementaux.
Le capitalisme numérique présente un mélange d’opportunités et de défis pour l’environnement. Pour maximiser les bénéfices environnementaux, il est crucial de promouvoir des pratiques durables dans le secteur numérique, comme l’utilisation d’énergies renouvelables pour alimenter les centres de données et la conception de produits électroniques plus durables et recyclables.
V. Conclusion : un avenir ouvert
Les sociétés sous la dominance numérique conserveront sans doute une diversité aussi grande que celle des sociétés industrielles. Une seule certitude l’uniformisation du monde par l’imposition d’un modèle unique restera une illusion. Le système économique international n’élimine pas les différences dans les visions du monde différentes, voire divergentes. L’histoire globale, une réalité, ne se confond pas avec une histoire universelle, comme la rêvaient les néoconservateurs. La mondialisation des échanges contribue au dynamisme de toutes les sociétés humaines depuis l’origine. La nouveauté majeure réside dans l’extension considérable des produits (biens et services) impliqués dans une logique de réseaux réels ou virtuels. Les consommations les plus quotidiennes, comme les investissements, dépendent pour une part plus ou moins importante des marchés internationaux et du bon fonctionnement des chaînes de valeur.
Les interdépendances complexes entre les différentes parties du monde multiplient les responsabilités planétaires. La multiplication des rencontres internationales, en association avec les institutions internationales, cherche à inventer des solutions aux conséquences des activités humaines : krachs financiers, pandémies, cyberattaques, prolifération des armes de destruction massive, dérèglement climatique. L’affrontement en communs des défis globaux n’élimine pas ni la diversité des valeurs, des croyances, des institutions ou des mœurs ni l’éventualité de conflits ni des divergences dans les compromis sociaux nationaux. En effet, le bouleversement des approches traditionnelles des relations internationales transforme sans éliminer la place les États qui demeurent les structures géopolitiques élémentaires du système international.
Une nouveauté radicale, dans ce monde interconnecté, les diversités doivent être gérées internationalement. La dominance probable des sociétés numériques n’implique pas un alignement de l’ensemble des sociétés sur un modèle unique, l’implicite des politiques des décennies du développement. Les nouveaux acteurs du développement numérique, loin de constituer des répliques du monde occidental, proposent des alternatives sociales et des mixtes économiques différents. Comme des variétés des modes de produire coexistent dans les pays capitalistes les plus industrialisés.