Les spécificités du modèle de Kaldor-Thirlwall dans l’analyse de la croissance économique

par Monzon Traoré, docteur en économie

L’approche en termes de croissance endogène analyse les différences de niveau et de croissance de revenu entre pays, en fonction de leurs différences de productivité et de quantités d’inputs. Cependant, elle n’explique pas pourquoi les quantités d’inputs augmentent et pourquoi cette augmentation diffère d’un pays à l’autre. Elle ne tient pas compte non plus de l’interdépendance des inputs dans le processus productif.

Malgré le mérite de la théorie keynésienne traditionnelle de faire apparaître l’interdépendance entre les inputs dans la production par la demande effective, elle limite la cause des inégalités de revenu aux différences de capacité entre États à augmenter cette demande effective. Or, les dépenses publiques ne représentent la composante autonome de la demande effective qu’en économie fermée. Aussi, les ressources de l’État dépendent elles-mêmes de la dynamique de l’activité économique. Une description plus satisfaisante du processus de croissance doit donc tenir compte à la fois de la dynamique de l’activité économique et de l’ouverture aux échanges extérieurs. C’est à cette double exigence que le modèle Kaldor-Thirlwall, désigné désormais par le modèle K-Th, s’attache à répondre en spécifiant deux contributions significatives à la théorie de la croissance :

  •  la substitution de l’offre de travail endogène à l’offre de travail exogène pour maintenir l’idée kaldorienne de la baisse tendancielle de la productivité générale qui accompagne l’expansion du secteur manufacturier. Cela permet d’établir la base de la théorie K-Th en considérant que la balance des paiements exerce la contrainte dominante sur la demande effective en économie ouverte ;
  • l’extension du principe de la demande effective au long terme en réalisant  une distinction entre les secteurs d’activités à rendements croissants et à rendements décroissants. En ramenant la question des rendements croissants à l’analyse des liens entre les caractéristiques des biens et la consommation, cela permet de formuler clairement la détermination de l’évolution de la structure productive par la croissance de la demande;

La version de base du modèle K-Th (Thirlwall, 1979) a pour objet de démontrer que, à long terme, la croissance du revenu (par tête) qui garantit l’équilibre de la balance des paiements est déterminée par la croissance des exportations divisée par la propension à importer du pays.

Elle a été initialement conçue pour décrire la croissance des économies développées, étant donné la croissance des économies partenaires à l’échange commercial. Par la suite, elle a été généralisée à la situation des pays en développement. Quelle que soit la version du modèle K-Th, l’amélioration de la demande effective nette constitue la véritable solution à la contrainte de balance des paiements.

Le reste de cet article est consacré à la présentation des deux contributions significatives apportées par Kaldor à l’analyse de la croissance économique, chacune ayant été complétée par Thirlwall pour formuler la théorie de la contrainte de balance des paiements, d’où le modèle Kaldor-Thirlwall associant leurs deux noms[1] : l’endogénéité de la croissance naturelle (I) puis le secteur industriel manufacturier comme base des rendements croissants (II). L’intérêt du modèle sera illustré en termes de perspectives dans la conclusion en évoquant une proposition de solution par Thirlwall aux déséquilibres globaux récurrents de balance des paiements.

I. Endogénéité de la croissance naturelle

La croissance naturelle est définie par la somme de la croissance de l’offre de travail et la croissance de la productivité du travail. Son exogénéité est supposée par la théorie néoclassique à la suite de R. Harrod (1939) puis entérinée par les théories de l’approche néoclassique de la croissance endogène. Son endogénéisation représente à la fois l’hypothèse fondamentale et la contribution majeure du modèle K-Th à l’analyse moderne de la croissance en permettant une modélisation relativement adéquate de la dynamique sectorielle du système économique.

Augmentation de la croissance naturelle

En réponse à la demande effective l’offre de travail peut croître et ce, par l’augmentation du temps de travail en premier lieu. Cette augmentation s’effectue de différentes manières : par exemple, par le recours aux heures supplémentaires et par le passage du travail à temps partiel au travail à temps plein. L’offre de travail peut augmenter également par la hausse du taux de participation de la population active, notamment par le développement du travail des femmes, la mobilisation de nouvelles catégories sociales comme les enfants ou les personnes âgées. Elle peut augmenter aussi par l’immigration[2].

La productivité du travail peut s’accroître durablement avec l’augmentation des quantités d’inputs soutenue par la croissance continue de la demande lorsque les rendements d’échelle croissants sont dynamiques.

Une modélisation adéquate des rendements croissants

Le modèle K-Th repose sur une modélisation des rendements croissants. Cela permet de maintenir l’hypothèse de croissance naturelle endogène, en dépit des critiques de T. Palley (1997, 2003) ou de R. Solow (2000b) qui sont adressées aux modèles néoclassiques de croissance endogène sur la détermination de la croissance par l’accumulation du capital à l’exclusion de tout facteur primaire de production.

En effet, la théorie de Thirlwall a été l’objet d’une critique de la part de Palley sur l’hypothèse de l’endogénéité de la croissance naturelle. La forte improbabilité de réalisation de l’équilibre, vue par Palley comme la preuve d’une incohérence interne, perd son sens dans le cas du modèle K-Th en raison notamment de la signification que Thirlwall attribue à la notion d’équilibre. En revanche, les modèles néoclassiques de la croissance endogène, tout comme les autres théories de la croissance, également concernés par la critique de Palley, apparaissent fragiles.

Les limites des théories de la croissance résident, selon la critique de Palley, dans la détermination de la croissance exclusivement par la demande dans le modèle K-Th, et exclusivement par l’offre dans les modèles néoclassiques de croissance endogène. Ainsi, l’incohérence interne du modèle K-Th proviendrait de l’ambivalence de la croissance de la demande. Celle-ci augmente en effet le niveau, d’une part, de la demande agrégée et, d’autre part, de l’offre agrégée. En cela, la croissance de la demande élève le niveau auquel le système économique doit atteindre son équilibre de croissance. Elle représente dans ce cas un objectif de politique économique, celui de sortir le pays de la trappe de faible croissance. Toutefois, elle ne présente aucun aspect ou mécanisme qui puisse assurer que l’offre réagit par une croissance proportionnelle. Dans ces conditions, toute différence, aussi minime soit-elle, entre la croissance de la demande et celle de l’offre s’accumule dans le temps et empêche finalement le système économique de converger vers l’équilibre. Si la première est supérieure à la seconde, la différence entraînera une croissance excessive de la capacité productive. Palley en déduit que, si la politique de croissance peut sortir l’économie de la trappe de sous-développement qui se crée lorsque la demande croît moins vite que l’offre, elle ne peut assurer la réalisation de l’équilibre entre les deux. Le modèle K-Th serait donc soumis à une double contrainte : celle de l’équilibre de la balance des paiements et celle de l’équilibre entre la croissance de la demande et celle de l’offre.

Une notion d’équilibre descriptif

Pour évaluer la portée de la critique de Palley, il convient d’examiner les deux approches dans les relations qu’elles entretiennent chacune avec la notion de croissance d’équilibre. En effet, à la différence des approches de la tradition néoclassique, la notion de croissance d’équilibre, telle qu’elle apparaît dans le modèle K-Th, revêt un sens plutôt descriptif. Cette approche décrit simplement le retour à l’équilibre de la BP des économies du monde réel. Dans cette optique, la notion d’équilibre limite le caractère excessif de la croissance de la capacité productive et de la croissance de la demande, tout en étant compatible avec un déséquilibre récurrent entre la croissance de l’offre et celle de la demande. Il suffit que les marchés financiers aient tendance à tolérer un certain niveau de ratio dettes (nettes)/revenu pour qu’il ne soit pas nécessaire que le compte courant soit exactement équilibré dans le temps (J. McCombie et M. Roberts, 2002, p. 94). Aussi, Cornwall (1972) avait, dès le début des années 1970, anticipé l’idée de Palley en identifiant le problème de l’équilibre entre la croissance de la demande et celle de l’offre comme une question centrale de la théorie de la croissance (M. Setterfield, 2003, p. 1). Il part de la réciproque de la loi de Say selon laquelle la demande crée sa propre offre.  Dans cette optique, la croissance réalisée par une économie engendre la potentialité de celle-ci à croître. Il considère cette réciproque comme le principe structurant de la théorie de la croissance (Setterfield, 2002, p. 2) et, en cela, il anticipa également l’idée de Thirlwall (1979). La proximité des théories de Cornwall et de Thirlwall est si évidente que ce dernier, en élaborant la version originale de son modèle, ne devait pas ignorer le problème soulevé par Palley.

En revanche, la notion d’équilibre dans les approches de la tradition néoclassique revêt un caractère normatif. Dans ce sens, elle implique que la croissance des économies du monde réel doit revenir à son taux naturel (exogène) lorsqu’elle s’en éloigne. Or, à ce taux, d’état régulier, la croissance de la demande et celle de l’offre sont supposées égales. Les modèles néoclassiques de croissance endogène apparaissent donc fragiles dès lors que l’hypothèse de croissance endogène rend improbable la réalisation de cette égalité.

Contrairement au point de vue de Palley, les aspects d’offre ne sont pas complètement ignorés par le modèle K-Th et les aspects de demande ne le sont pas non plus par les modèles néoclassiques de la croissance endogène. Dans le modèle K-T de base (Thirlwall, 1979), le rôle de l’offre dans la détermination de la croissance est implicite à la contrainte de l’équilibre de la balance des paiements. La poursuite de la croissance du revenu implique en effet, tôt ou tard, la croissance des importations, celles-ci devenant nécessaires pour satisfaire une demande de plus en plus croissante.

II. Le secteur industriel manufacturier comme base des rendements croissants

Les développements de Thirwall sur le secteur industriel manufacturier dans la croissance économique sont d’une densité remarquable tant ils montrent les nuances et les différences significatives par rapport à Kaldor, qu’ils apportent des précisions historiques importantes sur la notion de rendements croissants et éclairent le concept de croissance naturelle et ses mutations dans les théories modernes de la croissance.

Nécessaire distinction entre activité à rendements croissants et activité à rendements décroissants

L’approche thirlwallienne considère qu’il est difficile d’analyser correctement les rendements d’échelle et de comprendre l’endogénéité de la croissance naturelle si l’on ne fait pas, avant même de considérer le rôle du commerce, la distinction entre le secteur d’activité à rendements croissants, assimilée à l’activité industrielle et manufacturière, et le secteur d’activité à rendements décroissants, assimilée au travail lié à la terre (les activités agricoles et l’extraction minière). Elle est basée sur l’idée que le processus des rendements croissants a beaucoup évolué avec l’industrialisation à partir des XVIIe et XVIIIe siècles et que cette évolution a engendré la division internationale du travail. Parmi les différentes interprétations de cette évolution, l’approche de Thirlwall est proche de celle de Kaldor (1966, 1967) dont elle s’inspire. Les deux approches analysent de la même manière également les liens entre rendements croissants et endogénéité de la croissance naturelle, avec des nuances non moins importantes.

Il convient de montrer d’abord cette proximité relative et exposer ensuite la théorie de Kaldor pour en souligner les limites. Une présentation descriptive de la théorie de Kaldor suffira pour montrer les convergences et les divergences avec la théorie de Thirlwall. Puis, il faudra préciser en quoi la théorie de Thirlwall les dépasse et rapporter enfin les résultats d’études empiriques confortant l’analyse kaldorienne ou thirlwallienne des rendements croissants.

Une origine insoupçonnée de l’analyse des rendements croissants avant A. Smith 

Serra, le mercantiliste italien à qui l’on doit l’intuition des rendements croissants, souligna le premier, dès le début du XVIIe siècle, la spécificité de l’activité industrielle. Plus tard, Adam Smith fut le premier à en formuler clairement la notion mais il les situe uniquement au sein de la manufacture individuelle. Avec le développement des mathématiques non linéaires, Kaldor (1957) fut le premier à proposer une représentation du processus économique dans laquelle la notion des rendements croissants telle qu’elle a été développée par A. Young (1928) est formellement modélisée à l’échelle du système économique, mais la contrainte de balance des paiements n’y est pas considérée. Le développement de la notion des rendements croissants par Young, intervenu environ un siècle et demi après Smith, est fondé sur la prise en compte des interactions entre les différentes activités économiques.

Le mérite incontesté de Kaldor

Malgré l’absence de la contrainte de balance des paiements dans sa théorie, le mérite de Kaldor (1957) est d’avoir repris la notion des rendements croissants de Young dans le cadre formel offert par le modèle de Harrod. Ainsi, il refonde non seulement le modèle de croissance sur l’approche macroéconomique que Solow avait abandonnée au profit de l’individualisme méthodologique, mais il réintroduit également la distinction entre les secteurs économiques. Si l’absence de cette distinction posait problème dans le modèle de long terme de Solow, elle n’avait pas de conséquence particulière dans le modèle de cycle économique de Harrod.

Le processus de croissance décrit par Kaldor, est fondé sur des observations relatives aux économies capitalistes industrialisées, avec l’application des résultats obtenus aux situations des pays en développement. Dans ces observations, l’activité manufacturière apparaît comme particulièrement spécifique dans les relations avec le PIB. Elles ont conduit à trois généralisations empiriques connues comme les trois lois de Kaldor sur les relations causales entre la croissance économique et les activités industrielles. Elles ont d’abord amené Kaldor à faire deux constats avant de formuler ces lois. Premièrement, la comparaison entre les pays fait ressortir une relation étroite entre les niveaux de revenu par tête et le degré d’industrialisation. Deuxièmement, la croissance du PIB semble être étroitement liée à la croissance de l’industrie manufacturière[3].

Les deux constats de Kaldor le conduisent ensuite à diviser les activités économiques en activités à rendements croissants (secteur industriel manufacturier) et en activités à rendements décroissants (secteur agricole et minier). Par ailleurs, les deux secteurs sont considérés comme complémentaires, surtout au début du processus de développement, ce dernier terme étant entendu dans le sens de l’industrialisation. À l’aide du modèle bisectoriel de Kaldor, fondé sur l’agriculture et l’industrie, Kaldor (1996) et Thirlwall (1986a) le démontrent en montrant qu’il est nécessaire d’équilibrer la part des deux secteurs dans l’économie si l’on veut optimiser le taux de croissance. Le modèle souligne l’idée que, avant le décollage du processus de développement, le secteur agricole est non seulement le débouché par excellence sur lequel on peut compter pour absorber les produits manufacturiers, mais aussi le secteur dans lequel le revenu industriel sera en partie dépensé. Sans cela, cette part serait un flux de revenu sortant du système économique sous la forme d’importations de biens alimentaires.

Sur la base du système économique ainsi configuré, les trois lois empiriques de Kaldor se présentent comme suit. La première indique qu’il existe une relation causale positive et forte entre la croissance de la production manufacturière et la croissance du PIB. La deuxième loi, qui représente la loi de Verdoorn, plus tard connue sous le nom de loi de Kaldor-Verdoorn, mentionne la présence d’une relation causale positive entre la croissance de la production manufacturière et la croissance de la productivité dans le secteur de l’industrie manufacturière, cette relation résultant de l’effet des rendements d’échelle statiques et dynamiques. La troisième loi indique qu’il existe une forte relation causale positive entre l’expansion du secteur manufacturier et la croissance de la productivité en dehors de ce secteur, notamment dans l’agriculture et les petits services. Kaldor défend cette loi avec l’argument des rendements décroissants qui caractérisent ces secteurs, ceux-ci devenant ainsi un réservoir de main d’œuvre pour le secteur manufacturier. Plus précisément, dans ces secteurs, si la productivité marginale du travail est inférieure au produit moyen, c’est-à-dire à la productivité, celle-ci augmente quand le volume d’emploi diminue en raison de la réallocation d’une partie de la main d’œuvre vers le secteur manufacturier en expansion. En se référant à sa troisième loi, Kaldor explique que la croissance générale du PIB aura tendance à ralentir une fois que l’expansion du secteur manufacturier aura épuisé les surplus de main d’œuvre qui sont inefficacement utilisés dans les secteurs à rendements décroissants.

Exportation des biens manufacturiers, le relai de la demande provenant du secteur agricole durant les premières phases du développement

Bien que la croissance du secteur manufacturier soit impulsée par la demande provenant du secteur agricole durant les premières phases de développement, elle est déterminée par les exportations durant les phases ultérieures. Puisque l’offre de travail est inélastique par hypothèse, la demande provenant du secteur agricole représente la seule contrainte de la croissance du secteur manufacturier durant les premières phases. Mais la croissance des exportations permet de lever cette contrainte durant les phases ultérieures et de déterminer ainsi la croissance du secteur manufacturier. L’inélasticité de l’offre de travail ne constituait donc pas un obstacle à la poursuite de la croissance. Mais l’effet de Kaldor-Verdoorn (qui explique les interactions entre croissance et exportations) n’étant pas borné, ce qui ne correspond à aucune expérience de développement jusque-là observée.

Extension du principe keynésien de la demande effective au long terme

Thirlwall, dans sa théorie, endosse globalement les trois lois de Kaldor avec l’idée sur laquelle elles sont fondées. Il reprend et développe la notion des rendements croissants et étend le principe keynésien de la demande effective au long terme.

En effet, il considère que les activités économiques ne doivent pas être traitées comme si elles étaient toutes similaires. Pourquoi est-ce le secteur industriel manufacturier, et non le secteur agricole, qui joue le rôle moteur du processus de croissance continue du PIB par habitant ? L’approche néoclassique de la croissance endogène, dans laquelle l’offre crée sa propre demande, ne peut répondre à cette question, dès lors que l’ajout de la notion d’agent représentatif à l’usage de la fonction de production agrégée complique davantage la possibilité de faire la distinction entre les deux secteurs. Si, au contraire, la demande précède l’offre dans le processus de croissance, comme le suggère la théorie de Thirlwall à la suite de celle de Kaldor, la question serait de savoir pourquoi le secteur industriel manufacturier est plus favorable à la croissance de la demande que le secteur agricole[4]. En accordant le primat au rôle de la demande, Kaldor l’avait modélisé rigoureusement et élargi à l’échelle du système économique. Reconduisant la réponse de Kaldor mais la jugeant insatisfaisante, Thirlwall ramène la question à l’analyse des liens entre les caractéristiques des biens et la consommation, ce qui lui permet de formuler clairement la détermination de l’évolution de la structure productive par la croissance de la demande. À ce moment-là, à l’échelle du consommateur individuel, la question serait de savoir comment évoluent les quantités consommées de biens manufacturiers et de biens primaires par un individu donné, au fur et à mesure que le revenu de celui-ci augmente.

La réponse montre que, au plan macroéconomique, les fonctions de demande des biens manufacturiers et des biens primaires prennent des formes mathématiques différentes. Celles-ci expliquent pourquoi l’activité industrielle manufacturière constitue un secteur à rendements croissants et l’activité agricole et minière, un secteur à rendements décroissants. Car, en premier lieu, pour les biens primaires, la quantité consommée par un individu augmente dans un premier temps avec le revenu de celui-ci. À partir d’un certain niveau de satisfaction, la quantité consommée des mêmes biens, par le même individu, augmente mais de plus en plus faiblement par rapport à l’augmentation du revenu. Au niveau de satiété complète, l’augmentation de la quantité consommée s’annule, même si le revenu continue à augmenter[5].

Par rapport à Kaldor, le mérite de Thirlwall dans l’analyse de la demande est donc d’avoir étendu le principe de la demande effective à la longue période, en précisant comment la demande globale, d’une fonction croissante concave, peut, grâce à l’industrialisation, se transformer en une fonction croissante convexe.

Etablissement de la base de la théorie de la contrainte de balance des paiements

Quant aux lois de Kaldor, bien que Thirlwall les reconduise globalement, il cherche à compléter la vision d’ensemble que Kaldor avait du processus de croissance. Pour cela, il substitue l’hypothèse de l’offre de travail endogène à celle de l’offre de travail exogène pour développer et préciser la troisième loi afin d’établir la base de la théorie de la contrainte de balance des paiements. En précisant la troisième loi de Kaldor, l’hypothèse de l’offre de travail endogène lui permet de maintenir l’idée de la baisse tendancielle de la productivité générale qui accompagne l’expansion du secteur manufacturier. Mais il l’explique différemment en attribuant cette baisse tendancielle à l’augmentation du coût auquel le secteur manufacturier doit se procurer les quantités additionnelles de main d’œuvre. D’après lui, le coût de la main d’œuvre augmente lorsque l’expansion du secteur manufacturier a épuisé la quantité de main d’œuvre inefficacement employée dans les secteurs à rendements décroissants et que les niveaux de productivité se sont égalisés entre tous les secteurs. En conséquence, les entrepreneurs du secteur manufacturier sont amenés à réduire leurs marges de profits et leurs investissements, ce qui contribue au ralentissement de la productivité totale et donc de la croissance. Dans cette explication de l’offre de travail endogène, Thirlwall s’inspire de K. Marx et de A. Lewis (1954) lorsqu’il indique que le secteur manufacturier peut, au détriment du profit et l’investissement, procéder à une augmentation du salaire réel, notamment à travers le recours aux heures supplémentaires, au développement du travail des femmes, à la main d’œuvre étrangère etc. Dans l’approche thirlwallienne, le caractère intrinsèquement excessif de la croissance, qui constituait une limite chez Kaldor, est anéanti par l’existence de la contrainte de la balance des paiements.

Résultats d’études empiriques confortant l’analyse kaldorienne ou thirlwallienne des rendements croissants

S. Basu et J. Fernald (1997), dans leur étude empirique, aboutissent à des conclusions qui confortent la distinction kaldorienne ou thirlwallienne entre le secteur industriel manufacturier et le secteur agricole lorsqu’ils affirment, d’un point de vue à la fois théorique et empirique, que l’hétérogénéité de l’activité de production apparaît importante pour la situation macroéconomique. Des résultats similaires, obtenus par N. Oulton (1996), indiquent également que la présence d’externalités est vérifiée plutôt au niveau du secteur industriel manufacturier agrégé qu’au niveau de l’industrie (intermédiaire entre le niveau de la firme et celui du cadre macroéconomique) avec un indicateur d’externalité de =0,0991 pour l’input brut du secteur et de =0,2408 pour la valeur ajoutée du secteur (désignant l’indicateur d’externalités). Cela signifie qu’une augmentation de 1% de l’input du secteur industriel manufacturier agrégé entraînerait une augmentation de l’output de 0,10 à 0,24%, l’input de l’industrie restant constant. Cette identification des industries par le critère de la nature de leurs rendements d’échelle a l’avantage de faire apparaître l’évolution qui caractérise le secteur industriel manufacturier dans son double aspect : le développement de certaines industries, celles où les rendements d’échelle sont croissants, et le ralentissement ou la décadence d’autres industries, celles où les rendements d’échelle ne sont pas croissants. Même si cette distinction est implicite au modèle de base, Thirlwall ne la fait pas lui-même explicitement.

Au regard des résultats ci-dessus, il peut être tentant de fixer, malgré tout, les rendements d’échelle constants au niveau de l’industrie. Mais une telle extrapolation doit, poursuivent Arestis et Sawyer, justifier la notion d’industrie moyenne comme base d’analyse. Si elle peut utilement servir à appréhender l’ampleur des rendements d’échelle au niveau de l’industrie de façon générale, elle ne peut en aucun cas servir à représenter valablement les comportements d’industries diverses, pas plus que la notion virtuelle d’agent représentatif ne peut servir à représenter les comportements d’agents hétérogènes.

Puisque le niveau de l’industrie est supérieur à celui de la firme, les rendements d’échelle, si l’on se réfère à l’approche néoclassique de la croissance exogène, doivent y être croissants. L’exemple suivant en est l’illustration. Soit une économie donnée où il existe N industries, toutes étant à rendements d’échelle croissants. En autarcie, opérant dans les N industries, cette économie (en fonction de sa propre taille) doit théoriquement connaître des rendements d’échelle, dans la mesure où, normalement, plus la taille de l’économie est grande, plus grande sera chaque industrie en moyenne. Cependant, les résultats d’une étude menée sur les industries du Royaume-Uni (Oulton, p. 111) indiquent que rien ne confirme l’existence des rendements d’échelle croissants internes à l’industrie. Au contraire, les rendements d’échelle ont tendance à être constants, voire même décroissants. Selon Arestis et Sawyer, ces résultats ne doivent pas surprendre. En effet, les données empiriques relatives aux rendements d’échelle suggèrent que beaucoup d’industries opèrent avec quelques rendements d’échelle croissants, du moins lorsque leur taille est supérieure à un certain seuil d’échelle, alors que d’autres fonctionnent avec des rendements d’échelle non croissants. Basu et Fernald (p. 275) soutiennent la même idée en indiquant que, malgré la grande variabilité des rendements d’échelle selon les industries, l’industrie (moyenne) semble évoluer sous des rendements constants, voire décroissants. D’autre part, les rendements ont beau être croissants dans une industrie, le taux est estimé à 10% au maximum. Un doublement d’échelle entraînerait ainsi, au plus, une augmentation de 10% de la productivité du travail en moyenne ou une réduction des coûts de production de 10% (Arestis et Sawyer, p. 124).

Conclusion

La célébration des 30 ans du rapport de la CNUCED sur le commerce et le développement a donné lieu à un rapport spécial dans lequel Thirlwall, en référence à la théorie K-Th, remet au goût du jour la nécessité à l’échelle mondiale d’un mécanisme institutionnel pour traiter les déséquilibres globaux que Keynes tenta sans succès face à la délégation américaine en Juillet 1944 à la conférence de Bretton Woods. Pour rappel il s’agissait d’éviter à l’économie mondiale la situation présente de déséquilibres économiques et financiers récurrents en instituant des mécanismes pour pénaliser les balances de paiements excédentaires persistants dont les pays seraient réfractaires, ou ne sont pas en mesure pour diverses raisons, à dépenser plus ou réduire leurs excédents, l’expérience faisant douter sérieusement de la probabilité d’un retour spontané effectif des pays concernés vers l’équilibre via l’appréciation de leurs monnaies. Dans sa propostion Thirlwall suggère que le Fonds Monétaire International FMI pourrait déclarer, par exemple, avec l’accord de ses décideurs, qu’il ne tolèrerait pas que l’accumulation des excédents dépasse 2% du PIB, un taux raisonnable de déficit pour la plupart des pays.

Au-delà de ses contributions théoriques en l’occurrence l’extension du principe de la demande effective au long terme et l’endogénéisation de la croissance naturelle, le modèle K-Th présente les caractéristiques internes requises pour mieux éclairer la faible croissance récurrente de nombreux pays en développement malgré les réformes institutionnelles et l’investissement continus dans les facteurs d’offre. De nombreux pays à faibles revenus connaissent de faibles résultats de l’aide et du développement et ce, en dépit de leurs efforts de réformes structurelles et d’investissements réalisés avec les appuis constants de leurs partenaires internationaux depuis le début du processus de DRSP en 1999 à maintenant. Concernant le Mali par exemple, la croissance du PIB a atteint au mieux 4,5% depuis 2002 pour une cible souvent fixée à 7%, avec donc une faible incidence sur la réduction de la pauvreté.

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Thirlwall, A. P. (1979) “The balance of payments constraint as an explanation of international growth rate differences”, Banca Nazionale Del Lavoro Quarterly Review, n°128, in McCombie, J. S. L., Thirlwall, A. P. (eds.) (2004).

Thirlwall, A. P. (1969d) “Okun’s Law and the Natural Rate of Growth”, Southern Economic Journal, July.

Thirlwall, A. P. (1986a) “A General Model of Growth and Development on Kaldorian Lines”, Oxford Economic Papers, 38, pp. 199-219.

Thirlwall, A. P. (2002) The Nature of Economic Growth, an alternative framework for understanding the performance of nations, Cheltenham, UK : Edward Elgar.

Thirlwall, A. P. (2012) Reflections on some of the macroeconomic issues raised by UNCTAD’s Trade and development report over three decades, in UNCTAD, TRADE AND DEVELOPMENT REPORT, 1981-2011 : Three decades of thinking development, Geneva : United Nations, 2012.

Traoré, M. Croissance économique et contrainte de balance des paiements : approche de Thirlwall, thèse de doctorat présentée et soutenue en novembre 2009 sous la direction du Pr Redouane Taouil à l’Université Pierre Mendès-France, Grenoble II.

Traoré, M. (2012) « Approche dominante de lutte contre la pauvreté dans les pays à faible revenu et logique de libéralisation commerciale sous-jacente à l’assistance du Fonds Monétaire International », dans Bulletin Economique et Sociale du Maroc BESM n°169, décembre.

Young, A. (1928) “Increasing Returns and Economic Progress”, Economic Journal, December.


Notes :

[1]  Thirlwall fut l’élève de Kaldor qui fut lui-même l’élève de A. Young.

[2] En effet, on apprend avec Thirlwall que C. Kindleberger (1967) et Cornwall expliquent comment l’Europe de l’âge d’or des années 1950 aux années 1970, et précisément les pays qui connurent de fortes croissances à cette période, a réussi, à l’aide de politiques d’immigration, à surmonter leur pénurie de main d’œuvre. Ce fut en effet le cas des immigrations espagnole, portugaise, turque et grecque vers des pays comme la France, l’Allemagne et la Suisse. C’est aujourd’hui le cas des pays comme le Canada et l’Australie qui mènent une politique de promotion d’immigration visant à compenser l’insuffisance relative de la main d’œuvre.

[3] Par ailleurs, avec Thirlwall, au regard de l’expérience des nouveaux pays industrialisés du Sud-Est asiatique, ce constat empirique devient encore plus précis, dès lors que les pays dont la croissance est la plus rapide sont ceux dont la part de l’industrie manufacturière dans le PIB a le plus rapidement augmenté. Pour souligner cette corrélation, Thirlwall se demande si le terme de « Nouveaux Pays Industrialisés » a été utilisé au hasard. La réponse est certainement négative. Dans cette perspective, l’usage courant du terme de « miracle » du Sud-Est asiatique en littérature économique semble inapproprié car il ne reflète pas l’importance des efforts que ces pays ont dû fournir pour s’industrialiser. Ainsi, au dire de certains, « ce que l’on qualifie de miracle en Asie du Sud-Est est en réalité le fruit de la transpiration. »

[4] La formulation d’A. Smith introduisait déjà deux aspects essentiels du processus de croissance. Ceux-ci sont liés aux caractéristiques mêmes de l’activité économique considérée et aux biens qui en résultent. Le premier aspect est le fait que l’activité industrielle manufacturière, en comparaison à l’activité primaire, se prête mieux à la séparation des tâches, donc à la division du travail et, par conséquent, à l’introduction du progrès technique. Le second aspect est le fait que les biens manufacturiers ont une élasticité revenu de la demande nettement plus élevée que l’élasticité revenu de la demande des biens primaires. Young avait « sorti » cette formulation qui était confinée dans l’unité manufacturière et l’avait étendue à l’échelle du secteur manufacturier en considérant les interactions entre les industries.

[5] Traduit en langage mathématique, la fonction de demande pour ce type de biens est une fonction croissante et concave de la quantité consommée. À l’inverse de la consommation des biens primaires, la consommation des biens manufacturiers, sous l’hypothèse de non-satiété, augmente et de plus en plus rapidement avec le revenu. La fonction mathématique utilisée pour représenter cette relation est une fonction de demande croissante et convexe de la quantité consommée.

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