Un « désert » dans l’abondance d’une jungle : institutions, racisme et inégalités régionales en Colombie

Desplazamiento (2025), Murale d’Alberto Castro LEÑERO.

par Irina España-Eljaiek, Universidad Nacional de Colombia1.

Peu de pays montrent des inégalités aussi prononcées que la Colombie. Selon le rapport le plus récent sur la pauvreté et les inégalités de la Banque Mondiale (Davalos et al., 2024), ce pays figure comme la nation la plus inégalitaire d’Amérique latine, un fait particulièrement frappant compte tenu du contexte latino-américain lui-même marqué par de profondes inégalités structurelles. Certes, Davalos et al. (2024) soulignent que la société colombienne a montré des améliorations substantielles dans les indicateurs socioéconomiques au cours des dernières années, ce malgré les reculs causés par la pandémie de Covid-19. Néanmoins, les auteurs mettent en avant comme facteur critique une particularité de la Colombie : les disparités territoriales systémiques. Autrement dit, malgré certains progrès, les avancées ne sont pas également réparties entre les différentes unités territoriales, contribuant de manière significative au niveau élevé des inégalités constatées dans le pays. À cet égard, Bonet & Meisel Roca (2007) indiquent même que les différences régionales peuvent être si marquées que coexistent en Colombie des régions dont les niveaux de revenu sont comparables à ceux de la Pologne et d’autres dont les revenus se rapprochent de ceux de la Zambie.

L’une des différences régionales les plus marquées réside dans les disparités quant à la fourniture de biens publics. En effet, il est révélateur que Davalos et al. (2024, p. 12) qualifient certains territoires du pays comme un « désert » en matière d’accès aux biens et services publics. En analysant quelles sont ces régions « déserts », on retrouve les régions historiquement caractérisées par la concentration de populations autochtones ou afro-descendantes2.

C’est notamment le cas du département du Chocó3. Ce dernier est situé dans la partie nord-ouest de la Colombie et 74 % de sa population est afro-descendante, soit bien au-dessus de la moyenne nationale de 6,8 % (DANE-UNFPA, 2022). En outre, le Chocó possède ce que l’on pourrait considérer comme des atouts stratégiques pour le développement, à savoir l’accès à l’océan Pacifique, à la mer des Caraïbes, ainsi que des richesses minérales, forestières et hydriques. Cependant, le département du Chocó illustre le paradoxe d’être l’un des territoires du pays accusant les plus grands retards socio-économiques, ce indépendamment des avancées que la Colombie dans son ensemble peut montrer. Par exemple, selon le Département Administratif National des Statistiques (DANE), la Colombie présente des indicateurs relativement faibles (et en amélioration) dans des variables telles que la privation liée à l’élimination inadéquate des eaux usées (13,69 % de la population), les barrières à l’accès aux services de santé (5,17 %), les services de santé (11,46 % dans la catégorie « très bon »), les obstacles parmi les services de prise en charge de la petite enfance (3,27 % dans la catégorie « avec privations »)4. Dans le département du Chocó, ces indicateurs se situent au-dessus de la moyenne nationale. Plus précisément, le Chocó présente une privation liée à l’élimination inadéquate des eaux usées de 73,88 %, des barrières à l’accès aux services de santé de 6,13 %, la qualité des prestations de services de santé de 7,68 %, et les obstacles liés aux services de prise en charge de la petite enfance de 10,96 %.

Lorsqu’il s’agit de questions liées à la sécurité, la situation tend à s’aggraver. Selon les données de l’Unité d’Assistance aux Victimes (entité gouvernementale chargée d’identifier et d’assister les victimes du conflit armé en Colombie), alors qu’en Colombie l’indice de pression issue du déplacement forcé5 se situait autour de 0,16 fin 2024, le même indice atteignait 0,40 dans le Chocó, les événements violents tels que le déplacement forcé6, le confinement et la menace faisant partie des traumatismes les plus vécus par les habitants de ce territoire. Il n’est donc pas surprenant que, lors de l’assemblée des gouverneurs départementaux de 2025, la gouverneure du Chocó ait exprimé son inquiétude face à la crise humanitaire du département en raison d’événements récurrents tels que les confinements imposés par des groupes armés, les affrontements entre groupes illégaux et l’usage d’armes non conventionnelles dans le conflit. Ainsi, dans ce contexte complexe, la plus haute autorité du Chocó a lancé un appel à accroître la présence de l’État afin de garantir le droit à la sécurité.

Soixante-dix ans en arrière, le panorama n’était pas différent en ce qui concerne les indicateurs d’accès aux biens et services publics. Prenons le cas du recensement de la population de 1951. Bien que la Colombie dans son ensemble présentait des indicateurs alarmants en matière d’accès aux services de base tels que l’eau ou l’électricité, le Chocó, une fois de plus, accusait du retard. Par exemple, tandis que la Colombie dans son ensemble affichait 71,2 % de logements sans accès à l’eau, le même chiffre atteignait 95,8 % dans le Chocó. En ce qui concerne l’accès à l’électricité, l’indicateur national affichait 74,1 % de foyers sans accès, alors que dans le Chocó cet indicateur s’élevait à 93,6 %. Plus encore, si l’on remonte près de cent ans en arrière, on retrouve des schémas similaires. En effet, la littérature et les archives indiquent de manière systématique que la population du Chocó denonçait de manière récurrente la manque d’infrastructures publiques, de routes, de forces de sécurité publique, d’écoles ou d’hôpitaux (voir España-Eljaiek, 2024).

Par conséquent se posent les questions suivantes. Que se passe-t-il dans le Chocó ? Pourquoi cette moindre fourniture et ce moindre accès aux biens et services publics, manifeste dans des indicateurs tels que le faible accès à l’eau, à l’électricité, à la santé, à l’évacuation des eaux usées, ainsi que les barrières dans l’accès aux services de la petite enfance ou encore aux garanties de sécurité et de défense ? Ou, selon les termes de Davalos et al. (2024), pourquoi ce « désert » dans la fourniture de biens et services publics dans le cas du Chocó ? Lorsqu’il s’agit d’expliquer des performances socio-économiques inégales, la théorie économique a eu recours à plusieurs approches qui peuvent être classées en causes immédiates et causes fondamentales (Mazzuca, 2015). Parmi ces causes, celles fondamentales apparaissent comme « la force motrice » derrière les causes immédiates et constituent donc un point central de l’analyse (Mazzuca, 2015). En ce sens, trois causes fondamentales permettent d’expliquer les différences dans les trajectoires des progrès économiques et sociaux entre pays ou régions : la géographie, la culture et les institutions (Mazzuca, 2015 Acemoglu et al., 2015). Brièvement, la géographie associe des facteurs géophysiques tels que le climat, la température ou d’autres conditions naturelles au retard économique des zones tropicales et au progrès des zones plus tempérées. Appliquée au Chocó, cette perspective semblerait très pertinente, puisque le département est situé dans une zone tropicale, pluvieuse et forestière. En effet, Gastelbondo-Pastrana et al. (2024) mentionnent la forte incidence des précipitations et des maladies tropicales telles que le paludisme dans le Chocó. De même, Bonet-Morón (2007) souligne que des caractéristiques géographiques comme l’isolement et la forte pluviosité représentent un désavantage pour le progrès matériel de la région, dans la mesure où, par exemple, elles peuvent affecter la qualité des sols et la production. L’auteur affirme également que les conditions géophysiques du Chocó impliquent un minimum d’investissements supplémentaires par rapport à d’autres territoires. Selon cette perspective, les analyses d’Acemoglu et al. (2015) font apparaître l’hypothèse géographique comme une explication importante mais incomplète. En d’autres termes, l’importance des aspects géographiques reste discutable, étant donné que certaines régions du monde confrontées à des défis géographiques similaires ont réussi à mettre en œuvre des technologies à des latitudes ou à des conditions tropicales, comme c’est le cas de l’Asie du Sud-Est.

Cela nous conduit à examiner une autre cause fondamentale, à savoir la culture, c’est-à-dire l’hypothèse selon laquelle il existe des valeurs, des croyances ou des coutumes au sein d’une société qui peuvent favoriser ou non la prospérité. Sans entrer dans les détails, les données empiriques dans le cas de la Colombie remettent en question cette vision en montrant que les aspects culturels ne constituent pas des déterminants directs des différences régionales pas plus que les aspects géographiques (Bonet & Meisel Roca, 2007).

Cela nous amène à la dernière cause fondamentale, à savoir les institutions. Selon ce point de vue, la littérature sur l’hypothèse institutionnelle établit qu’il existe des règles du jeu (formelles ou informelles) qui favorisent (ou non) une croissance économique forte et durable. Autrement dit, lorsqu’une société met en place de bonnes institutions, cela se traduit par un meilleur développement et une meilleure répartition des ressources. Il convient de noter que l’inverse serait également vrai (voir Acemoglu et al., 2015). Comme l’affirme la Banque de Développement de l’Amérique Latine (CAF) (2015, p. 7), il existe un certain consensus sur l’importance des institutions dans le développement. En ce sens, dans le cas du Chocó, l’explication serait la mise en œuvre de règles du jeu qui ont défavorisé la prospérité. À ce stade, il est nécessaire d’examiner l’histoire économique du territoire pour détecter la présence de possibles mauvaises institutions qui auraient influencé l’évolution de son développement à long terme.

Les développements récents dans la littérature mettent en évidence une institution qui a marqué l’histoire du Chocó. L’intérêt de ces travaux réside dans une explication sur la manière dont cette institution a eu des conséquences sur le retard persistant, passé et présent, du territoire. Cette littérature soutient que la région du Chocó en Colombie a connu (sous diverses formes) les effets de règles du jeu formelles et informelles qui ont exclu sur une base de la discrimination raciale la région et ses habitants, affectant ainsi sa performance socio-économique, ce qui se manifeste par exemple dans une moindre fourniture de biens et de services publics.

Cette institution est l’exclusion raciale. Développée dans des travaux tels que ceux d’España-Eljaiek (2024), l’exclusion raciale est analysée dans cette littérature, premièrement, comme des règles ou des normes au sein de la société qui façonnent un traitement discriminatoire à une population racialisée. Autrement dit, l’institution de l’exclusion raciale est analysée comme des structures qui ont construit un traitement discriminatoire vis-à-vis d’une population possédant des caractéristiques phénotypiques ou sociales associées à l’Afrique. Deuxièmement, la littérature expose que ces règles distribuent le pouvoir de manière inégale en créant des gagnants, à savoir la population non exclue, et des perdants, c’est-à-dire les personnes d’origine ou de descendance africaine. Troisièmement, l’exclusion raciale est traitée comme une institution dynamique ; en d’autres termes, dans la mesure où elle crée des gagnants et des perdants, elle engendre des conflits qui conduisent progressivement à des changements parmi cette institution. Ces changements peuvent générer une élimination graduelle de l’exclusion ou bien la persistance d’éléments d’exclusion sous une forme plus subtile (voir España-Eljaiek, 2024).

L’institution de l’exclusion raciale a été historiquement présente dans la région du Chocó. Comme cela est largement documenté, les colonisateurs espagnols ont initié, dès la fin du XVIᵉ siècle, l’exploitation aurifère dans la zone correspondant à l’actuel Chocó, une activité réalisée avec une grande quantité de main-d’œuvre sous forme d’esclaves originaires d’Afrique et qui n’a laissé que peu de bénéfices pour la région (McFarlane, 2002). Par exemple, l’activité minière, très intensive en main-d’œuvre réduite en esclavage, faisait qu’au Chocó de l’époque coloniale environ 40 % de la population était composée d’esclaves, alors que, dans le reste de la colonie, ce pourcentage ne dépassait probablement pas 10 % (España-Eljaiek, 2024). Ainsi, avec une grande proportion de la population asservie, la majorité des habitants du territoire se trouvait soumise à des règles formelles telles que l’esclavage. Une telle situation excluait explicitement cette population à travers l’attribution d’un accès limité au pouvoir politique dans la société coloniale. En d’autres termes, une personne réduite en esclavage sous la réglementation légale avait le plus faible accès aux ressources, même en comparaison avec d’autres groupes opprimés tels que la population autochtone, puisque, selon les termes de Helg (2018, p. 10), les personnes asservies étaient considérées comme des « biens meubles » sous la domination « quasi illimitée » de leurs maîtres.

À cette situation s’ajoutaient d’autres exclusions ou règles explicites qui affectaient le territoire correspondant à l’actuel Chocó. C’est le cas, par exemple, des limitations au développement du commerce dans la région, incarnées par des interdictions de navigation sur le fleuve Atrato ou par des restrictions aux contacts commerciaux avec les routes de l’Atlantique (McFarlane, 2002). Ainsi, le Chocó colonial se caractérisait par un large segment de la population soumis à la discrimination, une forte concentration des activités économiques dans l’extractivisme, l’absence de liens avec d’autres secteurs de l’économie, une fuite des ressources puisque les bénéfices des activités économiques ne restaient pas dans la région, et un manque évident de biens publics qui auraient pu bénéficier dans une large mesure à la population d’origine africaine (McFarlane, 2002). En d’autres termes, il existait à cet époque un ensemble de règles formelles ou d’institutions qui excluaient explicitement une large part de la population soumise à l’esclavage ou à d’autres types de restriction, soit un ensemble de règles qui n’avaient pas pour but de bénéficier aux majorités opprimées. Il n’est donc pas surprenant que cela ait entraîné une quasi-inexistence de la fourniture de biens tels que l’éducation ou les infrastructures de transport au profit des habitants de la région.

Il est bien connu que le XIXᵉ siècle marque le début des mouvements indépendantistes en Amérique latine, et la Nouvelle-Grenade, territoire correspondant aujourd’hui à la Colombie, ne fait pas exception. La littérature a largement montré comment les complexités raciales de l’Amérique latine faisaient que ce processus d’indépendance s’accompagnait de la promesse d’éliminer les institutions formelles d’exclusion. Plus précisément, les analyses mettent en évidence que l’élite créole7 devait intégrer les revendications d’une population majoritairement d’origine africaine, autochtone ou issue de métissages. C’est précisément cet aspect qui est développé par des auteurs tels qu’Andrews (2007) ou Lasso (2013), qui expliquent pourquoi la prédominance de la population africaine dans certaines régions d’Amérique latine faisait de ce groupe un enjeu pour les deux camps en conflit (indépendantistes et royalistes). En particulier, cette situation contraignait l’élite créole à formuler des promesses telles que l’abolition de l’esclavage, l’octroi de la citoyenneté et la suppression du système de castes. Ainsi, une fois l’indépendance acquise, on s’attendait à l’élimination de diverses formes d’institutions formelles d’exclusion (voir également España-Eljaiek, 2019, 2024).

En dépit des promesses, l’élimination de l’institution de l’exclusion raciale n’aura pas lieu (España-Eljaiek, 2024). C’est ici que l’on observe la propriété dynamique de l’institution : sa persistance malgré de grandes transformations. À ce propos, des auteurs comme Tovar Mora (2010) montrent que, durant le processus d’indépendance vis-à-vis de l’Espagne, la Colombie entame le démantèlement de l’institution formelle de l’esclavage ; néanmoins, ce processus de démantèlement est graduel et interrompu. Par exemple, vers 1821, une réglementation est adoptée pour l’abolition de l’esclavage avec la loi sur la « liberté des ventres ». Cette loi établissait la liberté des personnes réduites en esclavage ; toutefois, elle n’accordait la liberté qu’aux enfants d’esclaves nés à partir de 1821, et seulement à leur majorité, soit à 18 ans (Tovar Mora, 2010). De cette manière, les enfants d’esclaves seraient techniquement libres à partir de 1839. Avec une population en grande majorité réduite en esclavage dans le Chocó, la libération des personnes asservies aurait dû générer des effets positifs pour la région. Pourtant, il y eut des guerres, un commerce illégal d’esclaves, des obstacles tels que la loi sur les apprentissages, l’autorisation d’exporter des esclaves, bref, toute une série d’entraves destinées à empêcher la liberté promise sans conditions (Tovar Mora, 2010).

En 1851, la loi n° 2 de la même année abolit enfin, sans aucune contrepartie, l’esclavage sur le territoire national (Tovar Mora, 2010). Mais l’institution de l’exclusion raciale formelle, étant dynamique, se transforme en une institution informelle (España-Eljaiek, 2024). En d’autres termes, c’est à ce moment-là qu’aurait dû commencer à être tenue la promesse de meilleures conditions pour les personnes et les régions d’origine afro-descendante. Toutefois, il s’agit aussi de la transformation vers une exclusion plus insidieuse ou, formulé autrement, de la transition vers l’institution informelle de l’exclusion raciale (España-Eljaiek, 2024).

Voyons comment cette transition s’est produite et affecte de manière disproportionnée la région du Chocó. Premièrement, il convient de mentionner des concepts déjà développés dans la littérature, tels que le caractère régional de la race en Colombie : les groupes raciaux non blancs, tels que les autochtones et les afro-descendants, ont eu tendance à se concentrer dans certains territoires actuellement identifiés comme la périphérie (voir, par exemple, Wade, 1993). Comme susmentionné, le Chocó a concentré, dès l’époque coloniale, une population afro-descendante en raison de son activité minière intensive en main d’œuvre reposant sur le travail d’esclaves (McFarlane, 2002). Leal (2018) montre comment ce phénomène s’est renforcé à partir de l’indépendance et du processus d’affranchissement des esclaves. Autrement dit, surtout à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, on observe une intensification de la migration de personnes anciennement esclaves, désormais libres, qui arrivent dans la région du Pacifique attirées par l’abondance des ressources naturelles qui leur permettraient d’assurer leur prospérité. Ces dynamiques, combinées à une faible présence de population blanche, contribuent à ce que, dès 1912, le Chocó présente une population composée à 70,6 % d’afro-descendants (España-Eljaiek, 2024).

Deuxièmement, l’élite créole, laquelle contrôle le processus d’indépendance et ses bénéfices, est en conflit avec les territoires majoritairement non blancs mais riches en ressources naturelles. À ce propos, España-Eljaiek (2019) et España-Eljaiek et al. (2023) montrent que, dans le nouveau contexte républicain, l’exclusion formelle ne peut être légitimée. Par conséquent, les élites nationales doivent adapter l’exclusion raciale afin de contrôler les ressources naturelles et la main-d’œuvre. Ainsi, face à l’impossibilité d’imposer des structures raciales formelles et excluantes, l’exclusion raciale se transforme en une institution informelle. Il n’existe plus de règles explicites privant les personnes afro-descendantes de l’accès aux ressources, mais des règles « implicites » qui imposent un traitement discriminant à la région du Chocó et à ses populations majoritairement non blanches.

Dans la littérature, on met en lumière comment cette transition se consolide progressivement. L’une des premières étapes est que, dès le XIXᵉ siècle, l’élite nationale répartit le pays entre territoires « civilisés » et « non-civilisés » . Les analyses montrent qu’il n’est pas anodin que les territoires dits « non-civilisés » se caractérisaient par une forte concentration de populations non blanches. En réalité, la dénomination de « non-civilisés » faisait initialement référence aux zones où se concentraient en grande proportion des « tribus sauvages », c’est-à-dire des populations autochtones qu’il fallait « civiliser ». España-Eljaiek et al. (2023) et España-Eljaiek (2019) expliquent que l’action de « civiliser » se rapprochait en fait davantage de l’idée d’endoctriner et d’assujettir à des processus de colonisation interne une population installée dans des territoires riches en ressources naturelles, lesquelles, dans le contexte historique global, étaient fortement demandées par un marché avide de biens agricoles et miniers(España-Eljaiek, Fernández-Cebrián, et al., 2023). Au XXᵉ siècle, les zones « civilisées » se consolident en départements dotés, essentiellement, d’une plus grande autonomie gouvernementale ; en revanche, les « non civilisés » seront soumis à une organisation administrative subalterne connue sous le nom de territoires nationaux. Contrairement aux départements, les territoires nationaux étaient dépourvus d’autonomie locale pour gérer les affaires publiques, étant soumis à l’administration directe du gouvernement central (voir España-Eljaiek et al., 2023).

En ce qui concerne le Chocó, ce territoire n’aurait pas dû faire partie de ces projets de colonisation interne, étant donné sa faible concentration dite « sauvage » selon les catégories raciales de l’époque. Cependant, le Chocó comptait environ 70 % d’une population considérée comme « dérangeante » d’un point de vue racial face à un projet élitiste nourri par l’idéologie du racisme scientifique, lequel stéréotypait et associait le manque de progrès du pays à la composante non blanche de sa population. Par conséquent, au XIXᵉ siècle et au début du XXᵉ siècle, le Chocó est reléguée à la catégorie de territoire à « civiliser » (España-Eljaiek, 2024).

Ainsi, une fois le Chocó classé dans la catégorie des territoires à « civiliser », il n’est pas surprenant que le résultat ait été une faible fourniture de biens publics. À ce sujet, España-Eljaiek (2024) explique que le Chocó a reçu un traitement différentiel mais implicite, puisque des projets de développement régional l’excluaient sans que la réglementation formelle ne mentionne explicitement la caractéristique raciale afro-descendante comme facteur d’exclusion. En effet, l’un des exemples développés par España-Eljaiek (2024) est la catégorisation inférieure du Chocó comme territoire national et non comme département. L’auteur montre que le Chocó fut érigé en « intendance » en 19068, et que cette classification impliquait une organisation administrative dotée de droits moindres par rapport aux départements. Plus précisément, étant une intendance et non un département, le Chocó se voyait attribuer moins de droits politiques, puisqu’il ne pouvait pas élire de représentants au gouvernement local et national. Concrètement, il ne pouvait pas élire démocratiquement de représentants aux assemblées départementales ou au Sénat national. En l’absence de cette représentation, la région disposait d’un accès inégal aux sphères de pouvoir où se traitaient les demandes liées à la fourniture de biens et services publics. Le Chocó, en tant qu’intendance, manquait de voix et d’autonomie gouvernementale du fait de son statut inférieur de territoire « non-blanc à civiliser ».

À ce stade, il est important de mentionner que, selon la législation, dans un territoire national comme le Chocó, les demandes liées aux besoins ou à la fourniture de biens publics relevaient de la responsabilité du gouvernement national. Dans ce cadre, le gouvernement central assumait, par exemple, les fonctions d’une assemblée départementale. Cependant, l’étude montre que le gouvernement national soumettait le Chocó à une tutelle paternaliste privant la région d’autonomie, tout en négligeant ses responsabilités en matière de fourniture de biens publics. Plus encore, l’analyse décrit comment, au lieu de garantir directement un meilleur accès aux biens et services publics, le gouvernement central finissait par en restreindre l’accès. En réalité, le Chocó était confronté à une moindre allocation de ressources financières, à une lenteur dans la mise à disposition des budgets, à une inertie dans la concrétisation des priorités territoriales, à des administrations inadéquates nommées depuis Bogotá, et à un excès de procédures bureaucratiques centralisées au sein du gouvernement national (España-Eljaiek, 2024).

Un autre exemple est celui de l’éducation. Dans le cas du Chocó, l’éducation n’a pas été organisée comme dans les départements, sous la responsabilité conjointe des gouvernements nationaux et locaux, mais elle a été partagée entre l’État et des missions catholiques telles que les clarétains (Helg, 2001). L’argumentation met en évidence que la législation n’établit pas explicitement que le Chocó doive recevor ce traitement différencié en matière d’éducation par l’intermédiaire des missions catholiques en raison de sa population majoritairement afro-descendante. En réalité, une grande partie de la population du Chocó s’est retrouvée sous l’influence de l’éducation catholique dispensée par ces missions, que ce soit dans les collèges catholiques des principales villes ou dans le reste du territoire. L’aspect central est la manière selon laquelle les communautés catholiques imposaient dans les établissements urbains des critères d’admission sélectifs, limitant ainsi l’accès à l’éducation à une élite locale réduite (voir Pisano, 2010, 2012). De plus, il est décrit que les missions catholiques assuraient une éducation limitée. Leur mission visait moins à former qu’à évangéliser et à « civiliser » ; dès lors, comme le montrent España-Eljaiek et al. (2023), cette stratégie éducative a eu des conséquences directes sur le retard scolaire du territoire, mesuré par des variables telles que le faible taux d’alphabétisation, les faibles niveaux de scolarisation ou les résultats aux examens.

Il est à nouveau important de souligner qu’à aucun moment la législation formelle ne mentionnait ces traitements différenciés envers le Chocó en raison des caractéristiques phénotypiques afro-descendantes de ses habitants (España-Eljaiek, 2024). Toutefois, le Chocó est historiquement la région du pays où la concentration afro-descendante est la plus forte, une caractéristique perçue comme dérangeante dans un projet de nation qui promouvait le métissage blanc, les processus de blanchiment socioculturel et associait des stéréotypes de retard au sein de la population et des régions non blanches (Andrews, 2007 ; España-Eljaiek, 2024 ; Hering Torres, 2007). De même, dans le nouveau contexte mondial, il devenait essentiel de contrôler un territoire riche en ressources naturelles mais majoritairement non-blanc. Ainsi, comme le montrent certaines études, les exclusions implicites se transforment en stratégies subtiles des élites nationales colombiennes entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle. Plus particulièrement, la classification du Chocó comme territoire national ou « intendance », et non comme département, se révèle être une stratégie racialisée de contrôle, avec des conséquences sur l’accès et la fourniture de biens publics dans ce territoire. Autrement dit, cette région du pays, dont la population était exclue du projet racialisé de l’élite, est soumise à d’autres projets tout autant marqués par le racisme. Le Chocó s’est donc vu imposer une forme d’exclusion informelle, ses habitants étant stigmatisés et assignés à des catégories d’« éternels mineurs », d’ « irresponsables », d’ « incapables de se gouverner eux-mêmes » (Hernández Maldonado, 2010 ; Mosquera Arriaga, 1992).

Tout ce qui précède nous amène à poser la question : que se passe-t-il, ou que s’est-il passé, dans le Chocó ? Pourquoi, selon les termes de Dávalos et al. (2024), ce « désert » en matière de fourniture de biens et services publics ? Selon ce qui a été exposé tout au long du texte, la littérature récente montre que ces « déserts » ou inégalités régionales dans la fourniture de biens publics sont loin d’être un phénomène contemporain. Ils constituent plutôt le résultat de l’application historique et systématique d’institutions formelles et informelles d’exclusion dans ce territoire. Autrement dit, ce sont des institutions caractérisées par une répartition inégale du pouvoir, la création d’exclus et de non-exclus, la génération de conflits et, ce faisant, par la dynamique d’adaptation de l’institution elle-même (España-Eljaiek, 2024). Dans le cas de l’exclusion raciale et du Chocó, España-Eljaiek (2024) montre que l’exclusion raciale a commencé comme une institution formelle à l’époque coloniale, créant comme gagnants les Blancs descendants d’européens et comme perdants les habitants d’origine africaine. Cette population opprimée a réagi à l’exclusion, ce qui a conduit à des transformations progressives de l’institution d’exclusion raciale, notamment entre la période de l’indépendance et celle de la post-indépendance. Cependant, le caractère même de cette institution — sa dynamique — fait que l’exclusion se maintient aujourd’hui, non plus sous la forme d’une institution formelle mais d’une institution informelle ; en d’autres termes, par des normes et règles qui imposent un traitement racialisé au Chocó et à ses habitants de manière insidieuse (España-Eljaiek, 2024). Quel en est le résultat ? Le Chocó colombien : une région majoritairement afro-descendante, vivant au cœur de la richesse de la luxuriante forêt éponyme, mais dont la population survit dans un « désert » de biens et services publics.

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  1. Traduction de l’article original en espagnol par Jenny Paola Danna-Buitrago (Institut Universitaire Área Andina, Bogotá, Colombie) et Rémi Stellian (Pontificia Universidad Javeriana, Bogotá, Colombie). ↩︎
  2. Selon le Recensement de la Population et du Logement de 2018, ces régions concentrent environ 4 890 220 habitants (DANE-UNFPA, 2022). ↩︎
  3. La Colombie est divisée administrativement en 32 départements et environ 1 100 communes et districts. Le département du Chocó a obtenu le statut de département en 1947 et se compose actuellement d’environ 30 communes. ↩︎
  4. Cf. Les données du Recensement 2018 de la Population et du Logement. De même, il est démontré que la Colombie enregistre des progrès dans les indicateurs liés à l’Indice de pauvreté multidimensionnelle, passant de 12,1 % en 2023 à 11,5 % en 2024, tandis que, dans le Chocó, celui-ci est passé de 37,4 à 33,9 (voir le Bulletin technique sur la pauvreté multidimensionnelle de 2024). ↩︎
  5. Selon l’Unité pour l’Attention aux Victimes et leur Dédommagement Intégral [Institut public créé en 2012], l’indice de pression issue du déplacement forcé est inféré du nombre de personnes déplacées involontairement dans une zone géographique (departement ou commune) rapporté à la population recensée dans ladite zone. ↩︎
  6. Note des traducteurs: le terme « confinement » fait réference au fait que les habitants d’une commune perdent leur liberté de circulation en raison de la violence liée aux groupes armés illégaux. Rester chez soi, bien souvent dans des espaces réduits, est une nécessité afin de rester en vie, empêchant par là-même la possibilité de se déplacer pour aller travailler, aller à l’école ou encore acheter des vivres et accéder aux services de santé. ↩︎
  7. Note des traducteurs : l’élite « créole » se composait d’individus nés dans les colonies espagnoles de parents espagnols. Ils étaient propriétaires terriens, fonctionnaires, hauts membres du clergé ou commerçants fortunés. Ils jouissaient d’importants privilèges par rapport à la population autochtone, et ont joué un rôle important au sein du processus d’indépendance. ↩︎
  8. Au sein des territoires nationaux figuraient des sous-divisions administratives telles que l’intendance et le commissariat (plus de détails dans España-Eljaiek, 2024). ↩︎

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