Divers vécus de l’alimentation

Docteur Marcelle Geber*

 

126Avant d’aborder l’alimentation pour sa valeur réelle, mais aussi son sens symbolique, il paraît essentiel de rappeler qu’aucune fonction vitale ne joue dans l’économie émotionnelle de l’organisme, au début de la vie, un rôle aussi capital que celui de la nutrition.

Le processus alimentaire est en effet l’axe de la vie émotionnelle dès les premiers jours de vie. Il suffit de voir l’expression de bien-être d’un nourrisson quand il vient de téter (sein ou biberon), combien son estomac rempli le comble d’aise, ou au contraire d’entendre les pleurs désespérés et de constater l’expression de mal-être, le regard tragique d’un nourrisson qui a faim.

Plaisir, déplaisir sont donc liés à l’alimentation. Ceci a amené à dire que le nourrisson n’était qu’un tube digestif ; c’est ne pas noter cette participation de tout son être, tout son ressenti, son vécu, autour de cette alimentation. Celle-ci, donnée toujours par la même personne dont il bénéficie du chaleureux contact physique, crée la sécurité. Cette satisfaction renouvelée avec la même disponibilité, la même tendresse, donne bientôt la sensation d’être aimé. Les interactions mère-bébé, regard, sourire, contact corporel se déroulant au cours de l’alimentation sont la base de l’attachement. Se sentant respecté dans ses besoins, progressivement, l’enfant apprend à faire plaisir, à respecter celle qui l’a comblé et ce comportement s’étend à ceux qui l’entourent, lui rendent visite, à tous ceux qu’il aura à aborder.

Par contre, s’il n’est pas satisfait, il aura peu d’intérêt pour son entourage, peut devenir passif, ne développant pas ses capacités (affectives, intellectuelles) ; cette passivité peut aller jusqu’à l’autodestruction. Lorsque l’insatisfaction est plus tardive, l’enfant recherche les premiers sentiments perçus, provoque autrui, n’étant pas respecté dans ses propres besoins, il ne respecte pas les autres, il peut devenir violent, destructeur.

 La nourriture est liée à la convivialité

Dans notre société, cette joie de partager les repas en famille devient de plus en plus rare, surtout dans les grandes villes quel que soit le milieu socio-économique : les déjeuners des enfants ont lieu à la cantine scolaire et de plus en plus les aliments arrivent dans des conteneurs ; de grandes cuisines extérieures fournissent les écoles, les universités, les entreprises, les hôpitaux. Les deux parents travaillent, prennent leur repas à la cantine, au café du coin ou avalent leurs sandwichs tout en marchant. La famille se retrouve le soir, souvent pour un dîner bâclé, l’odeur de la cuisson étant absente, car les plats surgelés ou du traiteur à proximité apparaissent sur la table. Les repas d’anniversaire se font souvent au restaurant.

Toute cette symbolique autour d’une bonne table familiale devient de plus en plus rare, les bonnes odeurs d’une cuisine bien faite à la maison (qui met l’eau à la bouche) sont maintenant connues de bien peu de petits citadins dans nos sociétés qui mettent les mères au travail hors de chez elles.

Le milieu traditionnel africain présente bien des spécificités

Dans les villages, la terre nourricière garde une très grande importance. A chaque case est attenant un jardin, plus rarement à distance, où sont cultivés les légumes nécessaires à l’alimentation de la famille. Si les hommes défrichent ces parcelles de terre, ce sont les femmes qui les cultivent car la fertilité de la terre et la fécondité des femmes sont liées. Elles désherbent, elles plantent, elles sarclent, elle binent. Très tôt, dès cinq-six ans les fillettes sont initiées à ce jardinage quotidien par leur mère. C’est une des raisons pour lesquelles les filles sont moins scolarisées que les garçons.

Le jardin potager, très bien entretenu, où pousse la base de la nourriture familiale, a dans la plupart des langues locales un nom spécial. Par contre, il n’y en a pas pour désigner la nourriture, c’est le même nom que l’aliment de base mangé à chaque repas.

En Buganda, le plus grand district de l’Ouganda, le mot matooke est équivalent de bonne nourriture. Ces matooke, sorte de banane plantain, sont servies à chaque repas. La croyance veut qu’elles aient été données par l’ancêtre mythique Kintu. Elles font partie de la vie des Baganda, non seulement en tant que fruits-légumes cueillis toute l’année, mais aussi par les pétales de leurs fleurs qui peuvent être utilisés pour boire, leurs fortes tiges servant à confectionner les lits, et leurs larges feuilles qui recouvrent les toits.

La cueillette des matooke est quotidienne ; chaque jour pour ce faire, les femmes aiguisent le couteau réservé à cet usage ; la préparation des matooke dure plus d’une heure : épluchage, mise en un petit paquet enveloppé de jeunes feuilles et attaché avec des fibres ; la cuisson se fait à l’eau dans un pot de terre dont le fond est garni des tiges et des nervures de ces feuilles, pour finir, une belle pâte jaune d’or. Cette longue préparation des matooke est non seulement un hommage rendu à l’ancêtre Kintu mais aussi à tous ceux qui, depuis lui, ont su le vénérer pour avoir fait don de cette nourriture qui ne manque jamais. Pendant la lente cuisson (90 à 100 minutes), les femmes préparent les sauces, pilant les arachides, préparant les petits paquets de feuilles de matooke pour faire cuire les arachides, ou des haricots rouges, ou une sorte d’épinard ou des petits morceaux de viandes ou encore des petits poissons. Il y a cinq sortes de sauces pour accommoder les matooke. Les femmes vont aussi quérir l’eau ; celle-ci servant à l’alimentation, il est fondamental que cette lourde tâche leur soit réservée.

Pendant toutes ces activités, les femmes ont presque toutes leur dernier-né au dos. Cet enfant, sitôt né, est donné à sa mère, peau contre peau, qui le met de suite au sein. Le colostrum est réputé comme étant bon comme première nourriture ; puis, c’est l’allaitement à la demande. Le sein est offert, soit pour téter, soit pour des jeux de bouche. Il est de jour et de nuit disponible, la mère dormant avec son nourrisson. Les besoins de celui-ci sont en permanence satisfaits. Jusqu’aux années soixante, cet allaitement se poursuivait jusqu’à deux ans et même plus tard. Puis cette période de nourrissage a été écourtée à 12-16 mois. Pendant tout ce temps, il existe une véritable symbiose mère-enfant.

Dès sa grossesse, la future mère doit consacrer toutes ses pensées à ce petit être qui se développe en elle. Elle change son alimentation, supprimant certains mets et en consommant d’autres. Cette coutume est encore très suivie. Dans la plupart des ethnies africaines, les rapports sexuels sont interrompus pendant la grossesse et la période d’allaitement pour ne pas nuire au fœtus, pour ne pas polluer le lait.

Le bébé africain jusqu’au sevrage a cette relation privilégiée avec sa mère, ce qui lui donne une grande sécurité, une joie de vivre qui se lit sur son visage et dans ses expressions corporelles ; puis il subit un passage dramatique qui met parfois sa vie en danger. En effet, dans presque toutes les populations africaines, le sevrage est brutal ; du jour au lendemain ce beau bébé souriant n’est plus nourri au sein et son alimentation devient surtout constituée de légumes et est peu adaptée à son bon développement. Ce changement brusque est une espèce de rite de passage, son but est de rendre très tôt l’enfant autonome, capable de se nourrir seul. C’est inscrit dans la culture africaine et c’est probablement la raison pour laquelle ce rude sevrage est bien intégré et ne laisse normalement pas de trace dans le devenir du sujet.

La disponibilité de la mère et les interactions mère-bébé au cours de l’alimentation, comme il a été décrit plus haut, construisent la vie émotionnelle de l’enfant ; se sentant aimé, il vit pleinement épanoui et développe toutes ses capacités. Mais certains enfants sont nourris passivement, même allaités, sans que la mère se sente réellement disponible, plutôt tournée vers elle-même dans ses propres pensées. Le sevrage est alors senti comme un abandon et l’enfant peut développer une maladie grave, allant jusqu’à se laisser mourir.

Le symbole de la nourriture, du don à travers celle-ci, est si important en Afrique que si l’on visite une famille, selon l’heure, on est convié à partager le repas (bien qu’il soit succinct), ou bien, une collation est offerte, et toujours un cadeau est donné au départ, un ou des fruits, voire même une poule. Même en pleine guerre, alors que la famine règne et que le pays est exsangue, on ne peut quitter une demeure sans qu’un cadeau alimentaire ne soit fait.

L’alimentation s’intègre au vécu de chacun

Suivant les époques, les pays, des conseils sont donnés, des coutumes s’installent. On peut constater que, lors des changements des lieux de vie, les habitudes alimentaires acquises dans l’enfance sont les plus difficiles à changer. Elles sont ancrées dans l’individu.

Les voyages à travers le monde, les échanges économiques amènent de nombreuses personnes à être confrontées à une alimentation différente de celle qui est la leur et bien souvent, sans même s’en rendre compte, elles comparent. La plupart des individus qui restent longtemps à l’étranger cherchent à retrouver les saveurs, les odeurs d’antan. Ils tiennent souvent aussi à respecter les interdits de leur culture ou de leur religion : porc, fruits de mer…

Pour revenir à l’Afrique, les tabous alimentaires y sont nombreux d’autant plus que le totem de chaque clan est presque toujours un animal (clan du mouton par exemple). Certains Africains qui vivent depuis longtemps en Europe, ou dans d’autres contrées, continuent toujours à respecter ces interdits.

S’alimenter, acte tri, bi ou unique chaque jour peut paraître banal. Mais cette réalité quotidienne qui soulève des questions de quantité et de qualité, s’inscrit aussi dans un contexte symbolique qui ne peut être négligé.

 

 

Note:

Pédopsychiatre et psychanalyste ; décembre 2003

Laisser un commentaire